Fans de la CAN Trois soirs, six matchs, mille manières de ressentir le foot loin de ses attaches. Originaires du Sénégal, de Côte d'Ivoire, d'Algérie ou du Mali, ils vivent en France et suivent à distance la Coupe d'Afrique des nations, qui se déroule du 14 janvier au 5 février 2017, au Gabon. Portraits croisés de ces supporters issus de la diaspora, ou quand le ballon rond en dit long sur l’éloignement et les racines.
SÉNÉGAL-ALGÉRIE
lundi 23 janvier
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Prière de ne pas se désabonner
Lions du Sénégal contre Fennecs d'Algérie. Au huitième étage d’un immeuble du 20e arrondissement de Paris, la famille Diallo-Sy, d’origine sénégalaise, s’apprête à suivre le match. Une rencontre dépourvue d’enjeu pour l’équipe du Sénégal, déjà qualifiée pour le tour suivant. Cela n’empêche pas les parents et leurs enfants de s’animer au rythme des actions retransmises sur la télé du salon.
“C’est trop de pression de regarder le match !” lance Ramata Diallo, 18 ans. Elle est la dernière d’une fratrie de quatre filles et un garçon, tous nés en France. Leur mère, Alima, est arrivée en 1981, juste après l’élection de François Mitterrand. Elle a la cinquantaine, calée sur l’imposante banquette grise d’un salon tout en longueur. Au mur, des reproductions du Coran en arabe baignent dans une lumière orangée que diffuse une fleur suspendue au plafond.
UN SOUVENIR CUISANT
La télévision crache le “19.45” de M6, la mine défaite d’Arnaud Montebourg défile sur l’écran. “J’ai voté pour lui à la primaire citoyenne du Parti socialiste, c’est mon candidat, il a perdu !” gémit Alima. Elle s’empare de la télécommande : “Je vais changer de chaîne pour Monsieur.” Monsieur, c’est Abdoulaye Sy, son second mari, qui vient investir son domaine pour la soirée.
Un plateau à la main, il tend l’une des deux tasses de thé à sa femme. Elle rouspète : “Les matchs du Sénégal, je ne veux plus les suivre, les footballeurs n’ont rien fait depuis 2002. Il y a deux ans, lors de la CAN en Guinée équatoriale, j’avais cuisiné et le Sénégal a perdu. Non ! Je suis trop déçue avec cette équipe, aucun bon joueur. J’avais résilié l’abonnement de beIN (chaîne payante détentrice des droits de diffusion de la CAN en France, ndlr) mais les enfants m’ont « pardonné » pour la remettre.”
Les Lions font leur entrée dans le stade de Franceville (Gabon). Dès la première mise en jeu, Oumou, l’aînée de 23 ans, déserte le salon : “Ça me prend au cœur, je crains la défaite. Je suis avec eux, j’espère de bons résultats mais c’est trop intense.” Bien que le Sénégal ait déjà son ticket pour les quarts de finale, la mère, Alima, abandonne à son tour le champ de bataille cathodique, sa cadette sur les talons.
LA VICTOIRE EN KLAXONNANT
L’Algérie marque un but. “C’est la décadence, j’y crois pas !” hurle Ramata, qui fait l’oiseau migrateur entre le salon et la cuisine, d’où s’échappent des rires de femmes. “Les Algériens ne vont pas arrêter de klaxonner toute la nuit s’ils gagnent !”
Elle s’interrompt pour répondre à sa mère, en poular, l’une des six langues nationales du Sénégal : “Naam ! Oui !” Elle maugrée : “Franchement faut pas qu’ils gagnent ces Algériens !” Pour Ramata, le Sénégal a beau être déjà qualifié, l’Algérie ne doit pas poursuivre son chemin dans la compétition.
SILENCE, ÇA JOUE
Abdou, le patriarche, est silencieux. Lui aussi est un Peul du Fouta, l’ethnie de la région du fleuve Sénégal. Aujourd’hui cuisinier dans un restaurant des Champs-Élysées, il a été commerçant en Côte d’Ivoire puis au Gabon, avant “d’aller à l’aventure” en France en 2001. Il égrène son chapelet en murmurant des versets du Coran.
D’habitude, il suit les prestations de son équipe nationale dans un foyer de travailleurs subsahariens du 18e arrondissement. Mais le grand froid a eu raison de son envie de partage.
Ce week-end, Inch’Allah, il regardera le match avec sa communauté. L’ambiance sera au rendez-vous, et il pourra communier avec les siens, ses frères, dans l’espoir d'assister à la victoire de son pays natal.
Le Sénégal et l'Algérie ont fait match nul (2-2). Dans l'autre match du groupe B, la Tunisie a battu le Zimbabwe (4-2). La Tunisie et le Sénégal se sont qualifiés pour les quarts de finale.
CÔTE D'IVOIRE-MAROC
mardi 24 janvier
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“La CAN a un goût de famille”
Un retour aux sources. C’est de cette manière qu’Abiba, d’origine ivoirienne, envisage les soirées foot à la maison. Mère, sœur, nièce et neveux : sa famille est rassemblée ce mardi soir, à Paris, pour supporter les Éléphants. Tandis que le match tourne en défaveur de la Côte d'Ivoire, Abiba nous confie ses sentiments sur des moments privilégiés de réunion et d'échange.
“La CAN a un goût de famille. J’entretiens un lien fort et très intime avec la Côte d’Ivoire, mon pays natal. Quand je vis un match en famille, des émotions sensorielles liées à mon enfance me reviennent en mémoire : les odeurs du quartier, le poisson séché, l’attiéké (semoule de manioc), les beignets de mil, le brouhaha des rues, l’air moite, les taxis orange d’Abidjan… Des expressions typiquement ivoiriennes ressurgissent quand j’invective gentiment les joueurs.
“JE N'AURAIS PAS AIMÉ ÊTRE AUTREMENT”
Je suis née à Abidjan. Mes premiers souvenirs d’enfance se trouvent sur cette terre. Je suis venue en France à l'âge de 6 ans. Ma mère, originaire de la région du café, à 45 km de Yamoussoukro, est à la fois gouro et bété. Elle est le fruit de deux ethnies, comme de nombreux habitants du pays des éléphants. De l’Afrique de l’Ouest en général.
Dans mon cas, mes deux cultures décuplent une faculté d’adaptation au monde. Elles m’insufflent une ouverture sur lui. Je n’aurais pas aimé être autrement.
La diaspora s’apparente à une famille élargie : regarder un match de la CAN avec elle revêt également une importance spéciale. Nous nous comprenons immédiatement. Lors de cette occasion, on recrée provisoirement l’ambiance du pays.
Si dans une autre compétition la France et la Côte-d’Ivoire se rencontrent, quelle que soit l’issue finale, j’ai gagné. Ces deux pays forment ma personne. Par contre, un match lambda comme Argentine-Angleterre, je le regarderais plutôt dans un bar avec des amis.”
Lilian, 13 ans, neveu d'Abiba, renchérit : “La Côte d’Ivoire c’est mon cœur !” Suivi en écho par son frère Hassan : “La Côte d’Ivoire c’est mon identité !”
Le Maroc a battu la Côte d'Ivoire (1-0). Dans l'autre match du groupe C, la RDC a battu le Togo (3-1). Le Maroc et la RDC se sont qualifiés pour les quarts de finale.
On va gagner mamie j'espère, hein ?
France-Algérie, le match sans fin
Supporter l’Algérie à Paris, c’est aller au-devant de grandes déconvenues pour Kahina Mazari. Kabyle, algérienne, française et fan de foot, elle rédige une thèse d’anthropologie sur l’indépendance de l’Algérie. Le football révèle les tensions entre les facettes de son identité. Et les matchs sont l’occasion de s’interroger sur le rapport entre ses deux pays.
Pourquoi supportez-vous l’Algérie ?
C’est une ambiance particulière, un match de l’Algérie. Je connais moins bien les joueurs, moins bien l’histoire que celle de l’équipe de France et pourtant ça réveille un sentiment de cohésion. Ce n’est pas un vain mot de se dire : “Je suis content d’être algérien.” Ce n’est pas de la fierté mal placée. J’ai été élevée dans un conflit permanent entre être français en France, être français en Algérie ou être algérien en France et être algérien en Algérie. Vous voyez le bordel ?
Je n’ai jamais réussi à être complètement contente d’être algérienne. Ça a toujours été dur. C’est un examen permanent, je suis tout le temps au garde-à-vous. Le seul moment où ce n’est pas le cas, c’est pendant un match de foot. Le foot, c’est la solidarité, la culture populaire et politique. Chez moi, en vrai, on s’en tapait du foot, mon père ne regardait que le derby politique : France-Algérie.
Vous avez écrit un article d’anthropologie, “Dessine-moi un méchoui”, en 2012. Vous revenez sur la rencontre amicale France-Algérie du 6 octobre 2001 au Stade de France. Des supporters avaient sifflé la Marseillaise et envahi la pelouse. Les forces de l’ordre avaient évacué le stade. Qu’est-ce qui vous a poussée à écrire ce texte ?
J’ai lu la presse algérienne à l’issue de ce match. C’était comme si la presse était contente que de jeunes Rebeus détruisent le projet “France-Algérie”, détruisent l’idée d’un match de foot apaisé. Ce match était impossible. Il était prévu que l’Algérie perde, il y avait Zidane dans l’équipe de France, ils venaient de gagner la Coupe du monde, d’Europe, des confédérations intergalactiques ! On ne peut pas laisser faire un France-Algérie où c’est la France qui gagne. Symboliquement, depuis le 5 juillet 1962 (date de l’indépendance de l’Algérie, ndlr) ça ne peut pas exister. Sinon, tu as le croque-mitaine qui va revenir ! Une espèce de menace païenne chelou qui dirait : “Si on perd le match de foot, on va reperdre l’indépendance !” Alors plutôt faire avorter le match de foot que de le perdre.
La presse algérienne donnait l’impression que les jeunes ce soir-là avaient fait la nique à de Gaulle, à l’OAS, à Bigeard et Massu, mais ça avait un côté dramatique. Ça laissait ces pauvres gars dans un sas, une zone franche, une identité vide. L’État français et l’État algérien se renvoient la balle tout le temps et au milieu du terrain, il y a ces jeunes. Personne n’en veut. Ils sont exclus du jeu. Tu ne peux pas jouer. Jouer ça veut dire choisir une équipe. Je suis une éternelle spectatrice à qui on reproche de part et d’autre de ne pas choisir de camp. Je suis binationale. Je n’ai pas à choisir.
Pourquoi avez-vous choisi le football pour écrire sur la difficulté d’être algérien aujourd’hui en France ?
Il a fallu que je mouline pour ne pas écrire une parodie de texte universitaire avec de bons sentiments. Ni un truc convenu, larmoyant, genre “Confessions intimes”. C’est le foot qui a été l’élément déclencheur, qui m’a permis d’écrire.
Je me suis souvenue de la finale du mondial de 1998. Je l’ai vue en Algérie. Ça a été mon premier choc. Je partais là-bas avec le sentiment d’être française. J’avais vu Zidane, la progression de l’équipe de France pendant le Mondial. J’arrive sur place et s’il y a bien un endroit où tu n’as pas le droit d’être française quand tu as émigré, c’est l’Algérie !
Je suis partie de ce vécu pour écrire. De ce moment où mon rapport à l’Algérie et à la France a été le plus délicat. Après, je me suis souvenue du match France-Algérie de 2001. Le fameux ! Ce qui m’a touchée, ce n’est pas tant le match en lui-même, les sifflets, le bordel, que Marie-George Buffet. Elle était ministre de la Jeunesse et des Sports à ce moment-là. La voir dans le stade, avec le micro, au milieu de tout ça, la seule, parmi les journalistes, les commentateurs, les supporters, qui croyait encore qu’un immigré avait sa place dans ce pays.
Si on est là, les immigrés, les gosses d’immigrés, ce n’est pas pour rien. Elle disait : “Non, ne cédez pas ! C’est désolant ce qui se passe, c’est encore la merde pour vous mais ce n’est pas fini. Ne cédez pas aux sirènes, ne jetez pas vous-mêmes de l’huile sur le feu qui est en train de vous consumer.” Ce n’était plus un stade, c’était une AG ! J’en ai chialé.
L'équipe de France de foot a affronté l'Algérie à seulement trois reprises dans son histoire. Les Fennecs l'ont emporté deux fois à Alger lors des Jeux méditerranéens de 1975 (2-0, 3-2). La troisième confrontation est ce fameux match du 6 octobre 2001 au Stade de France. Les Bleus menaient largement (4-1) avant l'arrêt prématuré de la rencontre à la 70e minute.
MALI-OUGANDA
mercredi 25 janvier
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Des racines et des Aigles
La buée sur les vitres du café. Une soixantaine de supporters se pressent au Classico. Ce bar, à Montreuil, diffuse la CAN. Ce mercredi soir-là, c’est Mali-Ouganda (1-1). Certains fans des Aigles, l’équipe du Mali, arrivent du foyer Bara, à deux minutes à pied. Ils se réchauffent autour d’un thé à la menthe, commentent le jeu, prennent l’arbitre et leurs copains à partie. Les joies du foot. La nostalgie du pays.
je suis seul à la maison. je peux pas regarder seul à la maison. je suis venu avec mes frères pour regarder.