D’ici 2024, la raffinerie Total de Grandpuits va laisser place à une plateforme « zéro pétrole », dédiée aux énergies vertes et aux produits renouvelables. Biocarburants, bioplastiques, recyclage de plastiques… Les futures activités du site seront-elles vraiment écologiques ? Experts et associations spécialisées dans le renouvelable livrent leur analyse.
Les uns annoncent « une plateforme modèle en France, tournée vers des énergies d’avenir dans le domaine de la biomasse et de l’économie circulaire », les autres lui opposent un terme anglo-saxon devenu légion sur le piquet de grève : « greenwashing ! »
Depuis plusieurs mois, les opposants au projet de reconversion de la raffinerie Total de Grandpuits en plateforme dédiée au renouvelable, usent et abusent de cette expression signifiant littéralement « écoblanchiment » ou « verdissage ». Comprenez, ici, la volonté qu’aurait le groupe Total de rendre son projet de reconversion plus écologique qu’il ne l’est vraiment.
En parallèle des discussions officielles dans le cadre de la procédure du Plan de sauvegarde de l’emploi qui prendra fin le 10 février, les opposants au projet ont en effet décidé d’attaquer sur le fond, tout en maintenant la pression sur la forme. Le collectif « Urgence sociale et écologie », créé début 2020, s’est emparé de la question de Grandpuits pour rappeler « qu’urgence sociale et environnementale sont liées », avec un mantra : « allier fin du monde et fin du mois ».
Parmi les ONG participantes, l’association Les Amis de la terre a publié une étude analysant point par point le futur "projet Galaxie" de Total, qui comprendra une usine de production de biocarburants, une usine de production de bioplastique, une usine de recyclage de plastiques, et une centrale photovoltaïque. « Et notre conclusion est simple, assène Cécile Marchand, chargée de campagne climat auprès de l’association. Ce projet n’est pas écolo. C’est la rentabilité qui guide Total, les salariés n’ont pas à porter le chapeau d’une transition écologique qui n’en est pas vraiment une. »
Des effets indirects pas très bien huilés
Si l’installation de la centrale photovoltaïque ne fait pas débat, les trois autres composantes du projet « vert » de Total sont très loin de faire l’unanimité auprès de plusieurs spécialistes que nous avons contactés. Concernant les biocarburants, Total annonce vouloir créer d’ici 2024 une usine capable de traiter 400 000 tonnes par an dédiées notamment aux biocarburants aériens et routiers. Elle serait alimentée « majoritairement par des graisses animales en provenance d’Europe et des huiles de cuisson usagées qui seront complétées par des huiles végétales de type colza, à l’exception de l’huile de palme ».
Le groupe pétrolier précise que « les biocarburants offrent une réduction d’au moins 50 % des émissions de CO2 par rapport à leur équivalent fossile ». Des arguments réfutés par les ONG : « Les agrocarburants sont l’une des pires solutions, estime Cécile Marchand. Ça impacte les sols, accentue la déforestation, et donc augmente les gaz à effet de serre (GES). »
Total envisage en effet d’utiliser les principaux types de produits (huiles végétales, graisses animales et huiles usagées) existants aujourd’hui pour la production de biocarburants. Un leurre selon Sylvain Angerand, coordinateur de campagne pour l’association Canopée, qui œuvre à la conservation des forêts :
Quand on analyse le cycle de vie de ces biocarburants à base d’huiles végétales, on se rend compte qu’ils produisent autant, voire plus de GES que leurs équivalents fossiles. On ne voit souvent que ce qui s’échappe des véhicules, mais pour les biocarburants, on s’approvisionne en partie en huile végétale. Il faut donc des terres, et ce qu’on prend d’un côté, on ne l’a plus de l’autre, notamment pour l’alimentaire. D’où la déforestation et la pression sur les terres cultivables. C’est ce qu’on appelle ’le changement d’affectation des sols’. »
- -7 millions d'hectares : selon un rapport récemment publié par Canopée et Rainforest Foundation Norvège, les objectifs actuels d’utilisation de biocarburants dans le monde conduisent à une augmentation massive de la demande en huiles de palme et de soja à l’horizon 2030. Cette augmentation se traduirait par la destruction de 7 millions d’hectares de forêts, dont 3,6 millions sur des sols tourbeux très riches en carbone.
L’approvisionnement en question
Du côté de la Confédération paysanne, on va même plus loin, comme le rappelle un spécialiste énergie du syndicat agricole :
La Commission européenne a dû redéfinir la caractéristique de ’Changement d’affectation des sols’(CAS) en ’Changement d’affectation des sols indirect’ (CASI), pour prendre en compte l’utilisation de sols qui, au départ, n’étaient pas prévus pour des cultures à destination des biocarburants, sols pouvant résulter de la déforestation. Or, en prenant en compte ces effets indirects, les réductions de GES permises par les agrocarburants de première génération sont plus mauvaises que les carburants fossiles, à l’exception de l’éthanol, issu de la canne à sucre. En conséquence, on ne calcule la réduction des GES que sur la base du CAS et en passant la réduction de -38% à -32% pour conserver l’appellation ‘renouvelable’ qui permet la défiscalisation. »
Signe de cette prise de conscience, l’État français a inscrit dans la Loi de finances 2021 « ne pas considérer comme biocarburants les produits à base d’huile de soja et d’huile de palme ». « L’huile de soja est à la base de l’alimentation animale, d’où cette nouvelle législation qui devrait entrer en vigueur en 2022 », précise Sylvain Angerand.
Mais quid des graisses animales et des huiles usagées, qui sur le papier paraissent moins polluantes que les huiles végétales ? Là encore, les ONG mettent en garde :
En France, les huiles usagées ne représentent que 100 000 tonnes par an, dont plus de 70 000 sont déjà valorisées, explique Sylvain Angerand. Donc si Total veut produire 400 000 tonnes de biocarburants à l’année, ils vont peut-être en utiliser une petite partie, mais ils vont surtout devoir importer. Et ça non plus, en termes de transport, ce n’est pas écolo. »
Et la Confédération paysanne de renchérir : « Il existe déjà une unité de biokérosène à l’aéroport d’Heathrow, à Londres (Royaume-Uni). Elle fonctionne à base de déchets ménagers et d’huiles usagées. Mais le problème que nous avons en France, c’est nos faibles ressources : 32 % des huiles usagées sont importées d’Asie. »
Si le groupe Total assure qu’il « privilégiera l’approvisionnement local » pour les biocarburants (lire en fin d'article), il ne précise pas dans quelles proportions, et s’il s’agira d’huiles végétales, usagées ou de graisses animales. De quoi laisser les experts dubitatifs. Ces derniers demandent à l’entreprise de dévoiler son plan d’approvisionnement, qui doit notamment être transmis au ministère de la Transition écologique(1). Car les interrogations concernant l’approvisionnement de la future plateforme de Grandpuits ne se limitent pas simplement à l’usine de biocarburants. L’unité de production de bioplastiques ne laisse pas indifférents les opposants au projet.
Des bioplastiques pas si transparents
D’ici 2024, avec la coentreprise Total Corbion PLA, le géant pétrolier souhaite « construire la première usine européenne de PLA, un bioplastique biodégradable et recyclable fabriqué à partir de sucre et non de pétrole ». Elle aura une capacité de production de 100 000 tonnes par an. Là aussi, il est reproché à Total son manque de transparence. Membre de l’association Zéro Waste France, qui promeut la démarche "zéro déchet-zéro gaspillage", Moïra Tourneur détaille :
Total parle de bioplastiques, sans faire la différence entre les plastiques biodégradables, qui se dégradent sous l’effet des micro-organismes dans des conditions bien spécifiques que l’on ne retrouve pas dans la nature, et les plastiques biosourcés, constitués de matières organiques non bio (sucre, amidon etc.), et d’une partie de pétrole. Problème : un plastique est jugé ’biosourcé’ s’il contient au minimum 25 % de biomasse. C’est-à-dire qu’avec 75 % de pétrole, on parle quand même de plastique biosourcé et donc de bioplastique. Avec un tel taux, vous admettrez qu’on est loin d’un produit écoresponsable… »
Selon l’association, 60 % des plastiques biosourcés ne seraient d’ailleurs pas biodégradables, et inversement.
Une aubaine pour la filière betterave ?
À l’image des agrocarburants, les bioplastiques biosourcés induiraient également une occupation des sols accrue. Essentiellement fabriqués à partir de plantes sucrières, telles que la betterave sur laquelle compte s’appuyer Total, ils participeraient eux aussi à la déforestation en mobilisant des terres jusqu’alors dédiées à l’alimentaire.
Se pose alors à nouveau la question de la provenance des matières premières. La France, premier pays producteur de sucre de betterave en Europe avec 5,5 millions de tonnes raffinées en 2020, et la Seine-et-Marne, qui possède 32 145 ha de cultures betteravières, pourraient alimenter le groupe pétrolier.
Il est clair que si Total s’approvisionnait en Seine-et-Marne et en France, ça lui coûterait moins cher, confirme Jean-Philippe Garnot, secrétaire général de la Confédération générale des planteurs de betteraves en Seine-et-Marne, et président de la commission interprofessionnelle. Dans ce genre de production, le coût du transport est rédhibitoire. Après, c’est toujours la même, question : il faut d’abord savoir de combien de sucre de betteraves aura besoin Total pour produire ses 100 000 tonnes de bioplastique. Et ça, on n’en sait rien, nous n’avons aucune info de la part de Total. »
Du côté de la sucrerie Lesaffre de Nangis, qui produit entre 100 000 à 120 000 tonnes de sucre par an, on confirme ce manque de visibilité : « A ce jour, aucune discussion n’a commencé avec la raffinerie », confie la société. « Ce n’est pas étonnant, estime-t-on du côté des Amis de la terre. D’après les échos qu’on a, Total irait cultiver des betteraves à sucre en Europe du nord, pour ensuite les transformer en acide lactique en Espagne, puis en ’bioplastique’ à Grandpuits, pour enfin exporter le PLA. D’un point de vue environnemental, ce serait contre-productif. »
L’écologie ne se mesure pas qu’en CO2
Enfin, l’usine de recyclage plastique, dernière composante de la future plateforme de Grandpuits, achève de cristalliser les désaccords entre la direction de Total et les ONG. La structure a vocation à devenir « la première usine de recyclage chimique en France », et aura une capacité de traitement annuel de 15 000 tonnes de déchets plastiques. « Sa mise en service, prévue en 2023, contribuera à atteindre l’objectif que s’est fixé Total de produire 30 % de polymères à partir de matières recyclées d’ici 2030 », avance le groupe pétrolier. Un positionnement considéré par beaucoup comme hypocrite.
« Total se présente comme le vecteur de solutions dans le virage écologique qui s’impose dans notre siècle, une posture tout à fait cynique, dans la mesure où ses capitaux faramineux lui permettant d’être un acteur de pointe dans les énergies nouvelles, proviennent précisément de son exploitation polluante d’énergies fossiles », estime Alain Deneault, auteur du livre De quoi Total est-elle la somme ? Multinationales et perversion du droit, dans les colonnes du média d’opinion Révolution permanente.
L’écologie ne se mesure pas qu’en CO2. Quand le plastique part pour le recyclage, il y a une perte de matière, décrypte Moïra Tourneur, de l’association Zéro Waste. Comme il reste dégradé et de moins bonne qualité, il faut rajouter du plastique vierge pour le consolider et qu’il soit plus joli, plus transparent. Or, le plastique est fabriqué via des produits pétrochimiques, fonds de commerce de Total… »
Quant au recyclage des bioplastiques, la logistique nécessaire ne serait pas suffisante : « Ce genre de plastique ne se met pas dans la poubelle jaune, il faut une vraie filière de compostage industriel, ce dont la France n’est pas encore équipée, conclut la militante écologiste. De notre point de vue, la meilleure façon de recycler le plastique reste donc de faire en sorte de ne plus en produire, et non de faire croire que c’est un produit infini. » Deux visions assurément… opposées.
Maxime BERTHELOT
(1) Contacté, le ministère de la Transition écologique n’a pas donné suite à notre demande.
Que répond Total ?
Face aux inquiétudes des syndicats et des ONG (lire ci-contre), nous avons soumis plusieurs questions au groupe Total. Ce dernier apporte des réponses parfois précises, parfois moins.
D’après les spécialistes, les agrocarburants de 1re génération seraient aussi polluants que leurs homologues fossiles, lorsqu’on prend compte les effets secondaires dits «indirects» tels que la déforestation. Total a-t-il étudié la question ?
Les biocarburants offrent une réduction d’au moins 50% des émissions de CO2 par rapport à leur équivalent fossile. Les transports génèrent en effet plus de 20% des émissions mondiales de gaz à effet de serre et les biocarburants participent directement à la lutte contre le changement climatique. La conformité aux critères de durabilité des huiles achetées pour la bioraffinerie est établie par un certificat de durabilité, qui atteste de la réduction des émissions de carbone d’au moins 50 % par rapport aux carburants fossiles, selon la méthodologie définie par l’Union européenne, qui intègre les émissions depuis le champ.
Total est-il en mesure d’assurer qu’il n’utilisera pas d’huile de soja, dont l’interdiction a été votée pour les biocarburants dans la loi de finances 2021 ?
Oui. La nouvelle usine sera alimentée majoritairement par des graisses animales en provenance d’Europe et des huiles de cuisson usagées qui seront complétées par des huiles végétales de type colza, à l’exception de l’huile de palme et de soja. Total privilégiera l’approvisionnement local.
Le biokérosène sera-t-il fabriqué à base d’agrocarburants de 1re ou de 2e génération ?
Il sera fabriqué à partir d’agrocarburants de 2e génération.
Beaucoup reprochent à Total de ne pas jouer la transparence sur son plan d’approvisionnement. Etes-vous en mesure de préciser l’origine des huiles végétales, animales et usagées qui seront utilisées ?
Pour des questions concurrentielles, nous ne pouvons pas répondre à cette question.
Au sujet de l’usine de bioplastique (PLA), Total explique qu’il utilisera du sucre, notamment de betteraves. Alors que la Seine-et-Marne et la France sont des grands producteurs de sucre betteravier, on parle d’un approvisionnement via l’Europe du nord, avec un traitement en Espagne, avant une transformation à Grandpuits. Est-ce exact ?
Dans le processus de fabrication du PLA, Corbion notre partenaire, est en charge de la matière première. Il fabrique l’acide lactique à partir de sucre et d’amidon, et le transforme ensuite en lactide, puis en acide polylactique (PLA). Les 135 000 tonnes d’acide lactique nécessaires à la fabrication du PLA seront fournies par Corbion depuis ses sites existants en Espagne, avant la construction d’une nouvelle usine en Europe. Corbion s’attache à privilégier un approvisionnement local. Pour son site en Espagne, l’acide lactique est produit à partir de betteraves ou encore de la dextrose de blé. Cette production n’entrera pas en concurrence avec l’usage alimentaire. Selon une étude réalisée par l’Association européenne des bioplastiques en 2019, la surface agricole utilisée pour la culture de matières premières pour les bioplastiques ne représente que 0,02% de la superficie agricole mondiale.
Quid du recyclage du bioplastique ? Sera-t-il pris en compte par Total ?
Oui, l’usine de Grandpuits sera en mesure de recycler le PLA.
Justement, le recyclage du plastique induit l’incorporation d’une part de plastique vierge. Total peut-il préciser quelle part ce dernier occupera dans les produits recyclés ?
La future usine de recyclage chimique de Grandpuits utilisera une technologie de pyrolyse innovante, qui consiste à faire fondre les plastiques pour obtenir un liquide appelé Tacoil. Ce liquide servira de matière première à la fabrication de polymères présentant des qualités identiques à celles des polymères vierges.
Concernant l’apport de plastique vierge, certaines associations dénoncent une opération purement économique de Total qui, via ses activités pétrochimiques, participe à la fabrication de plastique, tout en verdissant son image en le recyclant. Que répond Total à ce sujet ?
Les plastiques sont incontournables dans la vie quotidienne, mais la question de leur fin de vie pose un problème sociétal et industriel. Total s’est engagé à réduire l’impact environnemental de ses plastiques. Comme l’a rappelé Patrick Pouyanné, PDG de Total : « Le matériau plastique ne doit pas être rejeté. Ce qu’il faut bannir, c’est l’usage du plastique à usage unique dont les déchets constituent une nuisance pour nos paysages et nos océans. Il est donc indispensable de développer activement le recyclage et il est clair qu’une partie significative de la demande pétrochimique de demain sera couverte par l’économie circulaire liée au recyclage des plastiques et non pas par des capacités nouvelles de production.»
Propos recueillis par M.B.