Aborder, draguer, séduire, s’unir, se lier : pour les personnes transgenres, les rapports amoureux peuvent parfois perdre en légèreté. Face à un environnement fréquemment hostile, difficile d’oser amorcer et maintenir une relation quand il faut aussi se battre pour être soi. Mais il est également possible de trouver dans le couple et les rapports intimes un espace de liberté, où un corps en transition peut s’épanouir. Pour tous les partenaires, ce passage redessine les fondements de la relation et repousse les circonscriptions de l’amour.
Entre fétichisation et sentiment d'imposture, le terrain miné de la rencontre
“Comprendre ce qu'on est pour se positionner face à la société, face à ses proches, et aussi dans ses relations amoureuses, c'est d'une complexité sans nom.” Béatrice Denaes a passé plus de la moitié de sa vie dans un corps d’homme. Son parcours vers la transition de genre, la journaliste le raconte dans son livre Ce corps n’était pas le mien – Histoire d’une transition tant attendue, publié en novembre 2020.
Comment vit-on l’amour lorsqu’on grandit dans un corps qui ne nous ressemble pas ?
Pour Béatrice, nouer des relations amoureuses n’a pas été chose aisée, en particulier à l’adolescence. “J'étais assez frappée de constater que beaucoup de femmes trans, comme moi, n’ont pas eu des milliers de partenaires amoureux pendant cette période. Pour ma part, je n'en ai eu qu’une avant de rencontrer celle qui allait devenir ma femme, et qui l'est toujours.”
Pour certain.e.s jeunes transgenres, le mal-être constituait un frein à la spontanéité de la séduction. Comme pour Mitzi, étudiant de 20 ans, qui a fait son coming out trans en décembre 2020. “Avant, quand je draguais des filles, j’adoptais sans le faire exprès une attitude d’homme. Ça se voyait dans ma façon de me tenir, très voûtée, sûrement pour cacher mes seins. Je me sentais comme un imposteur. Maintenant, c’est un sentiment que je n’ai plus.”
Pour lui, comme pour d’autres, la transition s’est présentée comme un passage salvateur, qui l’a aidé à se sentir plus à l’aise avec son corps. “Qu’est ce que je me sens mieux maintenant ! Surtout depuis que j'ai de la barbe”, raconte Louka, 21 ans. Le jeune homme, étudiant en photographie à Bruxelles, l’affirme : depuis le début de sa transition trois ans plus tôt, la drague a progressivement perdu son caractère inhospitalier. “J’ai le sentiment d’être plus légitime parce que je me sens plus naturel.”
Chercher à séduire suscite son lot de questionnements. Un en particulier : comment aborder le sujet de sa transidentité à un.e potentiel.le partenaire ? Quelques applications et sites de rencontre proposent désormais à leurs utilisateurs de s’identifier sous une plus large diversité de genres que “homme” ou “femme”.
“Quand j'étais célibataire, Tinder ça y allait !, confie Louka. Je me présentais directement comme un homme trans et on ne me posait pas de question.” Les rencontres physiques sont quant à elles encore difficiles à appréhender. “Si je vois une fille en soirée qui me plait, je sais que je n'irai pas lui parler. Je ne veux pas avoir à me justifier. J'ai davantage peur de passer pour la bête de foire en vrai que sur les réseaux sociaux.”
"Il y en a un qui m’a dit « Ça te dirait une soirée chez moi et j’invite des copains ? »"
Les sites de rencontre, Laurine, 57 ans, y a consacré sept ans avant de rencontrer l’homme qui partage aujourd’hui sa vie. Elle a choisi de ne pas mentionner sa transidentité sur ses profils, elle qui a réalisé sa transition il y a quatorze ans. La quinquagénaire a dû subir les comportements misogynes et transphobes de certains utilisateurs : “J’ai parlé à des hommes qui m’ont traitée de malade, raconte-elle. Ou encore un autre qui m’a dit “Ça te dirait une soirée chez moi et j’invite des copains ?” Je coupais court à la conversation.”
Difficile pour les personnes transgenres, en particulier les femmes, d’échapper au regard fétichisant que porte la société sur leur corps. Et les sites de rencontre participent parfois à ce phénomène.
“Aujourd’hui, si vous tapez “rencontres transgenres” sur Google, Betolerant arrive en premier, mais tous les autres résultats sont liés au sexe, du genre “Tape toi un transgenre”. C’est flagrant et alarmant”, s’insurge Wilfried Carbonell, entrepreneur. Sur son site internet Betolerant, spécialisé dans les rencontres amicales et amoureuses des personnes LGBTQ+, il veille au respect des utilisateurs, en particulier transgenres. Et il n’hésite pas à modérer les messages déplacés : “Si une personne écrit “Je cherche une femme transgenre”, on lui fait retaper son annonce, car on ne doit pas chercher une personne pour sa transidentité.”
Mais pour faire des rencontres amoureuses sans mettre en péril sa santé psychologique, d’autres solutions existent. “Une des premières recommandations que je fais à mes patients, c’est de se rapprocher d'associations, de groupes de parole ou lieux de sociabilité trans”, explique Loïc Roullaux, psychanalyste spécialisé dans l’accompagnement des personnes transgenres. Face à la peur du rejet et la fatigue de devoir se justifier, certaines personnes choisissent de se tourner vers les relations T for T (“trans pour trans”). “C’est parfois plus facile de fréquenter et de se mettre en couple avec des personnes trans quand on l’est soi-même”, justifie-t-il.
S’investir dans le couple lorsqu’on se construit soi-même
Le couple ne conforte pas toujours la confiance en soi. Bâtir une relation lorsqu’on se construit soi-même, dans son identité comme dans son corps, peut être source de doutes, voire d’appréhensions. À commencer par les rappels extérieurs de sa transidentité au quotidien. Dans sa vie sentimentale, Louka doit se heurter au regard des amis de sa copine, des hommes cisgenres et hétérosexuels qui représentent “tout ce que je veux être”, confie le jeune homme. “Ils lui disent devant moi “On sait que tu aimes les hommes”. Donc qu’est-ce que ça fait de moi ? C’est parce que je n'ai pas de pénis ? Et ma meuf accepte ces remarques.”
À cela s’ajoute le sentiment de ne pas être entendu. “Avec elle, on est en discussion permanente parce qu'elle ne comprend pas. Je dois me battre pour qu'on m'accompagne et pour qu’on m'écoute un minimum.”
"Quand tu arrives à avoir une relation, ça t'incite à tripler tes efforts pour la garder."
Se sentir bien dans son couple implique souvent de se confronter à de la violence : “L’énergie employée dans la résistance est la plus consommatrice” affirme Loïc Roullaux. Selon le thérapeute, la vie sentimentale des personnes transgenres s’apparente à un parcours de résilience.
Pour certaines d’entre elles, c’est la peur de perdre l’autre qui les taraude. Une crainte nourrie par le scepticisme de l’entourage. “Ce sont des petites remarques”, précise Mitzi, mais qui “te font perdre beaucoup de confiance en toi. Quand tu arrives à avoir une relation, ça t'incite à tripler tes efforts pour la garder.” Avant de nuancer : “Je suis avec ma copine Lara depuis un mois et avec elle, je n'ai pas d'effort à faire. On est encore sur un petit nuage. Pour moi, elle n’a aucun défaut et je n’en ai pas pour elle. Mais il y aura un moment où on va réaliser qu'on n’est pas parfaits.”
Au-delà du jugement de l’entourage, il y a aussi celui des inconnus. Sortir main dans la main dans l’espace public peut devenir une épreuve pour les personnes transgenres inquiètes de leur passing (être reconnu.e en un seul coup d'œil comme appartenant à un genre défini dans la société). “Quand Lara me tient la main dans la rue, je ne parle pas, explique Mitzi. Surtout si on passe devant un groupe ou une terrasse. Même quand elle s’adresse à moi, je ne réponds pas, parce que j’ai peur que ma voix me trahisse.” Mais Mitzi reste confiant : “Je sais qu’au bout de deux ans de prise d'hormones, j'aurai ma petite barbe et ma petite voix de mec. Oui, je ferai toujours 1m64, mais la vie sera plus simple.”
Élie, 22 ans, a fait son coming-out en août 2020. En plus de son passing, elle redoute l’insécurité lorsqu’elle sort dans la rue au bras de sa copine. “On ne se tient pas la main partout, explique-t-elle. On fait attention à la façon dont on s’habille et à notre proximité physique.” Et pour cause, les deux femmes ont déjà subi des attaques à caractère transphobe ou lesbophobe. “Quand Elie sort toute seule, je suis toujours un peu stressée, confie Olivia, sa petite amie. Les agressions sont courantes, et je sais que statiquement, elle ne va pas pouvoir passer au travers.”
“La bonne nouvelle, c’est que les choses bougent, affirme Loïc Roullaux. Les jeunes cisgenres sont de plus en plus ouvert.e.s et intéressé.e.s par la question de la transidentité. Certain.e.s ont des personnes trans et non-binaires autour d’eux.”
Le corps et l’intime, entre libération et vulnérabilité
Dans une relation amoureuse ou de séduction, le corps est souvent central. Quand celui dans lequel on naît n’est pas le sien et que dans certains cas, on décide de le changer, les relations en sont profondément bouleversées. Mitzi a fait sa première injection d’hormones récemment et sa copine Lara était à ses côtés. Avec elle, il se sent de plus en plus à l’aise dans son corps. “Au début, je ne pouvais pas enlever mon tee-shirt et mon binder [brassière compressive dissimulant la poitrine NDLR]. Et puis peu à peu, ça s’est calmé et maintenant ça va mieux”.
Louka a lui effectué une mammectomie, opération qui l’a libéré dans son rapport à son corps et ses relations. “Avant, c’était impossible pour moi de faire l’amour avec de la lumière, de me montrer seins nus”. Il confie un rêve, “que ma meuf pose sa main ou sa tête sur mon torse. Maintenant, c’est possible”. Avant chaque contact physique, il y avait une réflexion, une anticipation pour que ses seins ne touchent pas sa partenaire. “Faire un câlin, c’est censé être naturel. Maintenant, je n’ai plus à réfléchir à chaque geste que je vais faire”.
Photo : autoportrait de Louka posant avec sa petite amie (crédits : Louka Perderizet)
Pour Élie aussi, les changements physiques sont synonymes de libération. La jeune femme s’épanouit dans ce corps qui évolue et pour elle, "c’est merveilleux". Elle s’exclame : “J’ai les seins qui poussent, ça me rend trop heureuse”. Elle explique aussi jouer avec son expression de genre, “c’est la façon dont je m’habille, je me coiffe, je parle, je bouge…”
Lors d’une transition, si le rapport au corps et le corps lui-même peuvent évoluer, l’orientation sexuelle pose parfois question. Louka se rappelle avoir eu sa première copine à 12 ans et annoncer à sa mère qu’il était lesbienne. “Mais je ne me voyais pas comme une lesbienne”. Aujourd’hui, il lui faut constamment rappeler qu’être transgenre n’est pas une orientation sexuelle mais une identité de genre. “Avec ma meuf, on est hétéros, ce n’est pas une relation lesbienne et je dois l’expliquer encore et encore”.
Avant son coming-out, Laurine confie de son côté qu’elle ne sortait pas avec des hommes car elle “se refusait d’être homosexuelle. Ce n’était pas moi, ça ne passait pas”. Elle a d’ailleurs été mariée à une femme. Aujourd’hui, l’orientation sexuelle reste pour elle un point d’interrogation. Si sa relation avec son compagnon actuel dure depuis bientôt trois ans, elle explique “ne pas être sûre d’être une femme hétérosexuelle”. Mitzi, quant à lui, a toujours été bisexuel. C’est surtout l’orientation de sa copine qui l’inquiète. “J’ai très peur que notre amour soit conditionné au fait d’être hétéro et de ne pas être suffisamment “mec” pour elle”. Mitzi appréhende le moment où elle remarquera certaines caractéristiques comme le fait “qu’elle est légèrement plus grande que moi, que je n’ai pas de grosses épaules. Elle me dit que non mais ça me fait vraiment peur”.
Sur le plan sexuel aussi, le changement du corps de l’un des partenaires peut mener à une perte de repères. Mitzi a fait son coming out quelques mois plus tôt et les rapports restent compliqués pour lui. “Je suis encore trop dysphorique, pas assez confiant”. Il explique qu’avoir “des organes génitaux de femme fait que les gens vont te toucher comme si tu en étais une”. Si le sexe n’est pas le pilier de sa relation avec Lara, il raconte par contre une tendresse très présente et une grande communication. “On fait hyper attention et on respecte le consentement à 100%”.
Lara confirme ces précautions et explique que Mitzi est très ouvert et échange facilement sur ces sujets. “On a parlé du rapport au corps, comment s’aborder l’un l’autre”. “C’est très cool parce qu’en tant que personne cis, j’ai peur de mal faire les choses”. Du côté d’Élie, la prise d’hormones provoque “des fluctuations de la libido”. Si les relations sexuelles sont moins fréquentes, elle les trouve pourtant bien plus épanouies. “On communique beaucoup sur ce dont on a envie”. Cette baisse du désir peut être une frustration pour sa copine Olivia, mais elle met en avant un changement “au niveau des rôles dans la sexualité, c’est moins normé”. Pour elle aussi, la relation a évolué, “on est plus complices”.
Le couple en transition : l’amour inconditionnel à l’épreuve
Parfois, quand un couple était déjà formé avant la transition d’un des partenaires, c’est la relation elle-même qui doit évoluer. La première personne à qui Béatrice Denaes a parlé de sa transidentité, c’est sa femme Christine. Après une opération de la hanche, sa compagne pharmacienne lui a proposé des chaussettes de contention mais Béatrice a insisté pour avoir des bas à la place. “J’ai sauté sur une occasion qui n’avait strictement rien à voir pour lui dire que j’étais trans”, se souvient-elle. Pour sa compagne, c’est un “tsunami”.
“Sa première réaction a été : tu m'as trahie, tu m'as mentie. Mais c'était plutôt de l'omission, moi-même je n’arrivais pas à mettre un mot sur ce que je ressentais.” Puis peu à peu, Christine la soutient et décide de rester, malgré la peur du regard des autres. Un samedi, Béatrice se présente à elle pour la première fois habillée et maquillée, “la boule au ventre”. Sa femme s’exclame : “Qu’est-ce-que t’es belle”. “Elle dira plus tard “on forme un drôle de couple”. C'est vrai, c'est forcément différent par la force des choses.”
Béatrice le sait, cette issue est “une chance incroyable parce qu’assez minoritaire”. Dans la lecture de récits de transitions qui ont accompagné son propre parcours, “le couple a explosé” dans la plupart des cas. Un scénario qui l’a longtemps tétanisée et dissuadée de sauter le pas.
"C'est un leurre de croire que pour la plupart des couples, l'amour est inconditionnel"
“Une transition dans un couple déjà formé, c’est une transition pour le couple”, affirme le psychanalyste Loïc Roullaux. Dans le chamboulement de la relation se pose la question de l’inconditionnalité de l’amour. “C'est un leurre de croire que pour la plupart des couples, l'amour est inconditionnel. Une transition met cet amour à l’épreuve : pas dans son intensité, mais dans les limites qu’on lui fixe”. Une épreuve difficile aussi pour les partenaires, en “décalage chronologique” avec la personne trans avec qui ils n’ont pas partagé les mois, voire les années de réflexion : “Ils doivent essayer d'attraper le train en marche, sans trop savoir ce qui va avoir lieu après, ce que la personne trans elle-même ne sait pas non plus.”
Mais parfois, ce sont les conjoints qui ouvrent la voie de la transition pour leur partenaire. C’est avec Olivia qu’Elie a parlé pour la première fois de transidentité. “Ma copine m’a sauvé la vie et c’est elle qui m’a permis de me rendre compte de ma transidentité beaucoup plus tôt que si je ne l’avais pas rencontrée.” C’est à elle qu’Élie a fait son coming out en premier, avec elle qu’elle choisit ses pronoms, son nom, décide à qui le dire. “J’ai été une sorte de zone de test pour elle”, sourit Olivia. Les deux jeunes femmes font leurs armes à deux, “tout le temps collées l’une à l’autre”, une armoire commune de vêtements entre elles, face au monde extérieur.
"Une version de mon couple que je préfère"
Pendant cette évolution, le couple s'est rapproché encore davantage. “La transition d’un partenaire fait bouger les contours et les fondements du couple, détaille Loïc Roullaux. Il faut aller approfondir et expliciter un certain nombre de modes de fonctionnements, hétéronormés notamment, qui étaient de l’ordre de l’implicite avant.”
C’est ce qu’a expérimenté Olivia, qui n'avait jamais été en couple avec une femme au-delà de quelques semaines avant Élie : “J’ai souvent eu un rôle de protégée plutôt que de protectrice dans mon couple, alors maintenant j’essaie de faire en sorte que tout soit un peu plus égal et paritaire. Il faut réapprendre sa place dans la relation.” Élie, de son côté, s’est libérée de certaines postures estampillées masculines et découvre, de fait, la misogynie. “Ça nous rapproche, on se comprend mieux sur certaines choses qu’on vit, note Olivia. Je suis plus heureuse, c’est une version de mon couple que je préfère.”
Et autour de ces couples bouleversés, il y a aussi des ramifications, des familles, des proches. Il y a les enfants que les parents, comme Béatrice et sa conjointe, ont eu peur de perdre – et qui ont finalement accompagné, le choc passé, leur père dans sa transition. Il y a aussi les enfants que ces couples pourraient avoir, malgré les embûches : la stérilité souvent provoquée par le traitement hormonal, les démarches d’adoption laborieuses, parce qu’“il ne faudrait pas mettre des enfants entre les mains de transexuel.le.s”, note ironiquement Élie. Avec Olivia, elles ont fait le choix de ne pas conserver ses gamètes car pour le moment, “avoir un enfant dans ce monde-là, ça nous déprime un peu”.
Marine Ritchie, Maëlane Loaëc et Agathe Harel