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La bande son du Club des Hachichins

Découvrez le premier clip "À celle qui est trop gaie" réalisé par Prisca Lobjoy

Sortie le 12 Octobre 2018

Paradis Artificiel(s)

par Jacques Denis

« Il existait jadis en Orient un ordre d’un sectaire redoutable, commandé par un Cheikh qui prenait le titre de vieux de la Montagne… » Les premiers mots donnent d’emblée le diapason d’un album aux confins de l’extase fantasmagorique. Et le chœur d’entonner un mot d’ordre hallucinatoire : « Hachich, hachich, hachich… » À la manœuvre et au micro, une première, Philippe Cohen Solal, fondateur du label Ya Basta qui fut dès le début des années 1990 aux avant-postes de la musique électronique. On l’a connu artiste et producteur aux manettes de nombreux projets, Gotan Project et The Moonshine Sessions notamment. Le voici donc en maître de céans d’une cérémonie aux parfums d’inédit. La bande-son du Club des Hachichins, référence à une société secrète initiée par le docteur Jacques-Joseph Moreau, qui réunit de 1844 à 1849 en son sein Charles Baudelaire, Théophile Gautier, Honoré Daumier, Eugène Delacroix, Gustave Flaubert, Alexandre Dumas, Gérard de Nerval et Honoré de Balzac. Pas moins ! Tous fréquentèrent l’Hôtel de Lauzun, un hôtel particulier situé au cœur de Paris, où ils se retrouvaient lors de fêtes hallucinées pour déguster le « dawamesk », confiture de hachich accompagnée de café turc, et expérimenter les paradis artificiels. Au 17, quai d’Anjou, sur l’île Saint-Louis, l’endroit pour le moins fumeux fut tout autant fameux pour son salon de musique où chacun pouvait s’y perdre en doux délires, subtils délices…

Inaccessible depuis, le lieu demeurait mythique pour tout fin lettré, Gautier ayant lui-même laissé pour la postérité une nouvelle intitulée Le Club des Hachichins. Il aura fallu un coup du hasard pour que Philippe Cohen Solal ait la clef – comme dans un songe – pour le rouvrir en mars 2017, lors du Paris Music Festival. « L’idée première était de présenter une création directement inspirée du lieu, de son histoire et des textes de Baudelaire et Gautier. » Solal conviera un parterre de personnalités sous les lambris et dorures pour l’accompagner à pénétrer dans ce qu’il nomme un « fantasme d’adolescent ». Marie Modiano et Chassol, Maia Barouh et Olaf Hund, Elodie Bouchez et Patrick Bouchitey, le plasticien argentin Tasisto et l’écrivain Sélim Nassib, et ainsi de suite. Mot d’ordre de cette réunion aux larges horizons : cap sur l’expérimentation. « Une fête créative, où se rencontrent musique, littérature et psychotropes, comme dans un rêve ! » Devenu donc réalité, le temps de quatre jours qui firent date pour ceux qui ont eu l’heur d’y participer…

Las l’histoire aurait pu s’arrêter là. Oui mais voilà, Philippe Cohen Solal a de la suite dans les idées. Sitôt refermées les portes de l’Hôtel, il s’est donc attelé à la prolonger dans de longues soirées studio avec pour complices Marc Damblé (aka Babylotion/La Dame Blanche) et Florent Cortesi (aka Lazy Flow), pour tisser un tapis de douces ondulations de fréquences, un canevas soyeux qui fleure bon le post-modernisme des années 1990. « Je crois être un nostalgique paradoxal, aussi aimanté par le passé que par le futur et ce disque n’est ni plus ni moins qu’un album de nostalgie paradoxale. » Composée quelque part entre les rivages de Zanzibar et les rues de Paris, cette bande originale est tout à fait raccord avec une vision du monde, ouverte par essence, sans tabou par nature. Tout à la fois abstraite et mélodique, organique et électronique, raffinée et brute, la musique évoque/convoque de nombreux styles, de la chanson moirée au dub reconfiguré. Comme un trip pop propice à la rêverie sonore, elle offre l’espace d’une salutaire pause en ces temps qui pressent de toutes parts. « J’aime le mélange des genres et des instruments, la collision des cultures et des styles. En fait, je n’ai ni tabous ni frontières. Les voyages musicaux sont encore les seuls moments où l’on n’a pas à passer par des contrôles de police et des sas de sécurité. »

« Il était important pour moi d’introduire dans ce projet l’orientalisme, cher au XIXème siècle. », insiste celui que l’on sait rétro-futuriste avant l’heure. C’est ainsi que résonnent, par touches délicates, les notes du sitariste aveugle Narandra Bataju, septuagénaire disciple de Ravi Shankar, comme celles de l’accordéoniste Daniel Mille, les cordes sensibles du guitariste suédois Peter von Poehl et celle pas moins subtiles du jeune oudiste marocain Yacir Rami. Dans ces connexions qui délient les identités encartées, Maïa Barouh dialogue ainsi avec la soprano palestino-japonaise Mariam Tamari. D’autres voix sont bel et bien là : Alice Lewis, Amelia Teale, Edie Blanchard, ou encore Samito, un chanteur mozambicain vivant à Montréal. Chacun à sa manière, toutes singulières, invite à brouiller les pistes, à ne pas s’en tenir dans le droit fil d’un recueil de « poésie française chantée », histoire de serpenter sur les chemins buissonniers. Longtemps confiné derrière des machines à sons, Solal ose prendre le micro, récitant tel un chantre de ces instants « chanvrés ». Il y donne une relecture toute personnelle de certains textes de Gautier – « Le Club des Hachichins » – et de passages des « Fleurs du Mal » de Baudelaire. « J’utilise ma voix comme un instrument de musique avec parfois des effets électroniques pour la déformer. » Avec Marie Modiano à ses côtés pour l’ultime Rue Baudelaire, il y décline ainsi dans une ambiance habitée d’ésotérique mélancolie les nombreuses adresses parisiennes de l’écrivain, concluant par celle où il est mort : 1, rue du Dôme.

A chacun de se projeter dans cette bande originale, comme bon lui chante. A l’univoque, Solal privilégie l’oblique, à l’image de la pochette de l’album signée par le Chicagoan Carlos Rolón: l’œuvre Gild the Lily, Decadence Upon Decadence IX dépeint une floraison de couleurs au fort parfum hallucinogène. « J’aimerais que ce soit la bande-son d’un début de fête, de party, de fiesta… Comme les fameuses fantasia du Club des Hachichins. » Une réunion sans interdit, les sens en suspension. Emblématique de ce désir de rompre en douceur avec les codes de bonne conduite, A celle qui est trop gaie salue la mémoire d’Apollonie Sabatier, égérie des poètes élue « présidente » de ce club de poètes et de peintres réunis en cet autel particulier. La muse courtisane eut même pour amant Baudelaire, qui lui consacra un cycle de ses Fleurs du mal. Ce poème, pénultième thème du présent opus, valut à son auteur une saillie du Figaro. Dans un article daté du 5 juillet 1857, on peut y lire que « ce livre est un hôpital ouvert à toutes les démences de l’esprit, à toutes les putridités du cœur ; encore si c’était pour les guérir, mais elles sont incurables ». Suite à la condamnation de Baudelaire et de son éditeur lors d’un procès pour outrage à la morale publique et offense à la morale religieuse, le recueil fut ainsi expurgé de six poèmes, dont ces lignes transgressives à satiété. Il faudra attendre 1949 pour que Baudelaire soit enfin réhabilité, et son chef-d’œuvre réédité dans sa pleine intégrité. Et cet album « Paradis Artificiel(s) » pour que « l’heure des voluptés sonne »…

Crédit photos : Prisca Lobjoy - photos tirées du clip "À celle qui trop gaie"

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