Alors qu'on leur prête des compétences numériques innées, les jeunes sont-ils aussi à l’aise que nous le prétendons ? L’expérience de l'enseignement à distance lors du confinement semble prouver le contraire. Dans un monde qui plonge vers le tout numérique, il est nécessaire qu’un apprentissage se fasse.
Les 15-29 ans, jeunes pousses de la génération Z, ont grandi dans l’ère du numérique. Véritable révolution, elle a touché en profondeur les relations sociales, le monde du travail, le domaine de la santé, jusqu’à transformer l’apprentissage scolaire. Les yeux rivés sur leurs téléphones dernier cri, qu’ils tiennent entre le pouce et l’index, ils pianotent frénétiquement sur les écrans tactiles. Parfaitement multitâches, avec deux doigts seulement, ils savent aussi bien envoyer un mail, répondre à un sms, tweeter, faire défiler leurs fils d’actualités ou commander une pizza… Tout ça, en quelques secondes. Une aisance innée, une maîtrise intuitive et magique qui n’a nécessité aucun apprentissage...Tels sont les enfants du digital ! Et tel est le cliché porté sur les jeunes d’aujourd’hui.
LE MYTHE DES "DIGITAL NATIVES"
Comment l’image du jeune surdoué du digital a-t-elle pu s’ancrer à ce point dans notre imaginaire ? En 2001, Marc Prensky, chercheur américain, spécialiste des questions d’éducation à l’heure du numérique, rend très populaire un nouveau concept : le monde se divise en deux catégories. D’un côté, les “digital immigrants”, générations antérieures aux années 1980, obligés de s’adapter aux nouvelles technologies liées à l’apparition d’Internet et le plus souvent, en auto-formation. De l’autre, les “digital natives” ont grandi en plein essor du numérique entre la fin des années 1980 et les années 2000. Mais derrière ce mythe idyllique du jeune surdoué, la réalité est toute autre. Pour comprendre, il faut d’abord s’intéresser au concept de fracture numérique.
Une étude de l’Insee révèle que 17% de la population française, soit 14 millions de français, seraient mal à l’aise avec le numérique et ses composantes. C’est pourquoi, depuis plusieurs années, des particuliers, chercheurs et sociologues mettent en garde face aux dommages provoqués par cette fracture numérique. Pourtant, de manière assez étonnante, le sujet n’a jamais été pris au sérieux par les pouvoirs publics. Il aura fallu qu’un virus paralyse le monde entier, oblige des millions de personnes à télétravailler et transforme le système scolaire en 100 % numérique pour que cette problématique soit clairement analysée et prise en compte.
L’inhabilité numérique se mesure en fonction de nos capacités dans quatre domaines : la recherche d’informations, la communication en ligne, la résolution de problèmes informatiques et l’utilisation de logiciels. À partir d’une évaluation de ces compétences, il est possible de déterminer le niveau de chacun.
En octobre 2019, l’INSEE publiait un rapport sur l’illectronisme en France : et si, sans aucune surprise, les 75 ans et plus sont les plus concernés (67, 2 %), cela touche également 3% des jeunes de 15-29 ans. Un chiffre relativement faible à première vue mais qui prend en compte uniquement les jeunes les plus submergés par le numérique et ses usages. Si ces données n’ont pas fait réagir immédiatement, les cours en ligne imposés par le confinement auront permis de mettre en lumière la fracture numérique chez les jeunes.
LE CONFINEMENT ET LE DÉCROCHAGE SCOLAIRE RÉVÈLENT L'ILLECTRONISME DES JEUNES
S’il n’existe pas encore d’études officielles sur les chiffres du décrochage scolaire durant le confinement, l’association SynLab a interrogé 1000 enseignants du primaire et du secondaire dans un rapport publié le 11 mai 2020. Elle y dévoile que les décrocheurs du confinement, c'est-à-dire les élèves qui n’étaient pas considérés comme potentiels décrocheurs, sont venus grossir les rangs de ceux concernés par l’abandon scolaire bien avant l'apparition de la COVID-19.
“Le gouvernement a refusé de reconfiner les élèves parce que justement, il y a eu beaucoup de décrocheurs lors du premier acte, décrit Nicole Tsairas, CPE (conseillère principale d’éducation) au Lycée général et technologique Chopin de Nancy. Mon rôle en tant que CPE a consisté à garder le contact avec les élèves et leurs parents. J’ai mené des entretiens pour faire un point, notamment avec ceux qui avaient décroché, une trentaine à peu près.”
Le corps enseignant s’est largement mobilisé et Léa Mestdagh, professeure à l’Université Sorbonne Paris Nord reconnaît avoir perçu un relâchement : “Je n’ai plus du tout eu de nouvelles de certains de mes étudiants pendant le confinement. Beaucoup ne répondaient même plus aux mails.”
Valérie Daher, Directrice générale de la Break Poverty Foundation, déclarait dans un article du Lab’Afev , l’Association de la fondation étudiante pour la ville : “L’Education Nationale annonçait entre 6 et 8 % d’enfants qu’ils appelaient “perdus de vue”. Mais nos remontées du terrain montraient que dans certains quartiers prioritaires, des professeurs étaient sans nouvelles de près d’un tiers de leurs élèves."
Dans ces zones plus qu’ailleurs, on s’aperçoit que la fracture d’accès au numérique est bien présente car 10 % des foyers ne possèdent pas d'ordinateur et 11 % n’ont pas une connexion internet correcte.
DES INÉGALITÉS SOCIALES EXACERBÉES PAR L'ACCÈS AU NUMÉRIQUE
L’équipement au numérique des ménages s’est démocratisé avec le temps. Cependant, la dimension d’inégalités sociales est à prendre en compte ici. En effet, de nombreuses familles peinent à se procurer du matériel informatique par manque de moyens. Les enfants se retrouvent pénalisés, car il faut le plus souvent se partager un ordinateur à 2 ou 3, voire plus. Impossible dans ce cas de suivre les cours à distance et d’apprendre convenablement à se servir de l’outil.
D’autre part, le niveau d’études influe de manière considérable sur les rapports qu'ont les français avec le numérique. 33 % des ménages qui ne sont titulaires d’aucun diplôme n’ont pas du tout d’équipement internet. Pire encore, 45 % sont considérés dans le halo de l’illectronisme sévère.
Pour y remédier, les démarches solidaires entre voisins se sont multipliées pendant le confinement. De nombreuses actions bénévoles ont vu le jour. Comme cet étudiant de Science Po résidant à Clichy-sous-bois, une des villes les plus pauvres de France. Grâce à une cagnotte, Ryan Abdelhakim a pu distribuer des ordinateurs à une dizaine de familles dans le besoin. "Pendant le confinement, nous nous sommes rendus compte que la fracture numérique était encore plus importante pour certaines familles, déjà en difficultés en temps normal”, expliquait le jeune homme au Parisien en juin dernier.
L’accès à internet relève également du miracle pour certaines régions du territoire, désignées comme des zones blanches, où la couverture de réseaux est insuffisante ou inexistante. Faute d’aide de la part du gouvernement, les particuliers peuvent néanmoins se tourner vers des associations.
LE DOMAINE ASSOCIATIF TENTE DE RÉDUIRE LE SPECTRE DE LA FRACTURE NUMÉRIQUE
L’Afev, la Break Poverty Association, ou encore Emmaüs Connect participent au programme “Le mentorat”. L’objectif est de soutenir les jeunes en difficulté, en prenant en compte la dimension d’inclusion numérique. Emmaüs Connect, association créée en 2013, agit en partenariat avec l'opérateur mobile Free. En 2016, elle met en place la start-up WeTechCare. Celle-ci a pour objectif la création de plateformes web destinées à aider les personnes en froid avec les outils numériques. Parmi elles, on peut citer “CLICNJOB”, qui permet aux jeunes non qualifiés de trouver un emploi, et “Les Bons Clics” dédiée aux populations fragiles ayant besoin d’aide pour effectuer leurs démarches en ligne.
- LE PODCAST avec Arnaud Jardin, responsable communication et mobilisation citoyenne pour Emmaüs Connect : "On a pu redistribuer 16 000 équipements à des jeunes de quartiers prioritaires."
Bien qu’une certaine partie de la population française fait face à l’obstacle de l’accès aux outils, force est de constater que l’équipement numérique est en nette progression. Les jeunes sont équipés dans l’écrasante majorité. Une étude de l’Insee publiée en 2017 met en avant les statistiques suivantes : Chez les 16-24 ans, 99,2 % d’entre eux possèdent un téléphone portable, 94,3 % ont un ordinateur portable et 95,3 % bénéficient d’une connexion internet.
Certes, les jeunes générations sont de plus en plus connectées, mais elles manquent cruellement de connaissances et de formations pédagogiques aux usages du numérique.
LE DIVERTISSEMENT SURPASSE L'USAGE ÉDUCATIF ET PROFESSIONNEL
“La philosophie et les habitudes d’utilisation d’internet ont évolué avec le temps, souligne Yann Maël Larher, avocat spécialisé dans le travail et le numérique. À ses débuts, ce n’était qu’un système de création, utilisé dans les universités pour faire des recherches, travailler, échanger des infos. Depuis 10-15 ans, avec le développement des smartphones, le divertissement a pris le dessus, transformant internet en un objet de consommation individuelle.”
Un rapport d’étude paru fin 2018 sur le site BDM détaille l’utilisation du smartphone chez les 12-17 ans. Sans grande surprise, 78 % d'entre eux sont inscrits sur au moins un réseau social. Snapchat arrive en tête avec 62 %, suivi de Facebook et Instagram. Ces nombreuses applications multifonctionnelles sont très faciles d’utilisation. Elles permettent de : discuter, partager du contenu, jouer, commenter, faire des stories, etc. Le téléphone portable se révèle être hyper-pratique car ergonomique, de petite taille et utilisable en toute situation.
Ainsi, l’usage récréatif du smartphone empêche l’apprentissage du numérique dans sa forme éducative. S’il est aisé pour les adolescents, adeptes des réseaux sociaux de surfer sur Instagram, on s’étonne des difficultés rencontrées par ces mêmes jeunes, pour effectuer des tâches relativement simples comme poster un CV, ajouter une pièce jointe...
Léa Mestdagh, également chercheuse en centre de recherche sur les liens sociaux, le souligne : “En réalité, beaucoup de jeunes ne savent pas envoyer un mail, comme dans les formations Pôle emploi." Julie Filloux, professeur d’anglais au Lycée Michelet de Vanves fait le même constat avec dépit : ”Je me suis rendu compte que beaucoup de mes étudiants ont des connaissances très limitées en informatique, parfois plus réduites que les miennes, et ce n'est pas peu dire ! ”
Parmi les jeunes concernés, certains se sont plaints des difficultés à suivre des cours en ligne sans avoir reçu de formation au préalable : “On découvrait tous la plateforme, personnellement j’ai vite trifouillé dans les fonctionnalités, je ne maîtrise pas bien cette facette du numérique. Parfois je n’ai pas pu intervenir pendant les cours, ce qui était particulièrement frustrant, surtout lorsque l’on est surchargé de travail, témoigne David, étudiant en école d’ingénieur à CentraleSupélec. J’aurai apprécié une plateforme qualitative développée par l’éducation nationale avec un mode d’emploi par exemple.”
LES ÉLÈVES FRANÇAIS ONT UNE AGILITÉ NUMÉRIQUE LIMITÉE
En 2018, La France participait pour la première fois à l’enquête ICILS, qui permet d’évaluer les compétences numériques des élèves de 4ème. Parmi elles, la littératie numérique, où la capacité d’un individu à utiliser efficacement un ordinateur pour collecter, gérer, produire et communiquer des informations à la maison, à l’école, sur le lieu de travail et dans la société. En littératie numérique, la France obtient une note moyenne de 499 points. C’est mieux que le Chili, l’Uruguay ou le Kazakhstan, mais c’est moins bien que l’Allemagne, le Portugal, les USA ou encore le Danemark, 1er avec 553 points.
A la suite de ce test, il est possible de classer les élèves sur plusieurs niveaux de compétence, du niveau 1 à 4. Les élèves français, avec un score moyen de 499 points se placent au niveau 2 (entre 492 et 576 points). Voici le résultat : “Les élèves utilisent un ordinateur pour effectuer des tâches de base et explicites de collecte, mais aussi de gestions d’informations. Ils apportent des modifications simples et ajoutent du contenu aux documents numériques existants. Ils créent des documents d’informations simples en respectant les règles de mise en page. Ils démontrent leur connaissance des mécanismes de protection des informations personnelles.”
Ainsi, 83 % des jeunes français atteignent le niveau 2 ou moins. L’inquiétude est de mise pour 13 % d’entre eux qui ont un niveau inférieur au niveau 1, tandis que 30 % atteignent le niveau 1 contre 25 % en moyenne chez les élèves des autres pays participants. Alors que 3 français sur 5 sont incapables de réaliser des démarches administratives en ligne, le gouvernement vise la dématérialisation généralisée des services publics d’ici 2022. D’où l’importance de former les français au numérique dès l’enfance. Car ce dernier, déjà bien en marche pour s’installer durablement dans notre quotidien, deviendra d’autant plus présent dans les domaines du professionnel et de l’enseignement.
RÉAGIR ET LUTTER CONTRE L'ILLECTRONISME À L'ÉCOLE
Dans un article publié dans le magazine Forbes en avril 2020, Yann Maël Larher faisait partie des premiers à alerter sur les conséquences de la propagation des usages du numérique pendant le confinement sans formation ultérieure. "Le numérique c’est pour tout le monde, chacun doit pouvoir se connecter car c’est un service essentiel, insiste le docteur en droit social. Pour lui, il ne suffit pas d’avoir les outils, il faut savoir bien les utiliser. C’est pourquoi il est nécessaire d’enseigner la culture numérique dans les écoles dès le plus jeune âge."
Le gouvernement a décidé de réagir avec la mise en place, le 13 mai dernier, de la Mission d’information "Lutte contre l’illectronisme et inclusion numérique", présidée par Jean-Marie Mizzon, sénateur de Moselle. Différents acteurs se sont réunis sur plusieurs mois, la plupart du temps par téléconférence pour débattre, échanger et trouver des solutions afin de favoriser l’inclusion au numérique pour tous. Le 17 septembre, avait lieu l’examen final et la présentation du rapport de la mission. En définitif, les sénateurs participant au projet ont émis 45 nouvelles propositions.
- L'ENTRETIEN avec Jean Marie-Mizzon, sénateur de Moselle et président de la mission "Lutte contre l'illectronisme et inclusion numérique"
Longtemps ignoré, l’illectronisme est enfin considéré comme un problème sociétal à résoudre de toute urgence. Reste à déterminer si les solutions proposées par le gouvernement seront appliquées dans les meilleurs délais. Dans le cas contraire, l’hypothèse tirée d’un rapport de la fondation ECDL datant de 2016, risque de se vérifier très rapidement. Une génération entière pourrait devenir "une génération perdue."
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Photo 1 : Pixabay, Photo 2 : Léo Olivieri, Photo 3 : Pixabay, Photo 4 : Thomas Louapre