Instaurer une démocratie au travail en partageant le pouvoir de décision : c’est le pari d’Ambiance Bois. Reportage dans cette scierie du Limousin autogérée depuis vingt-neuf ans.
Il est 10 heures. Les machines s’arrêtent dans les locaux d’Ambiance Bois, comme chaque matin à la même heure. Elles ne seront remises en marche qu’à 10 h 30, à la fin de la pause-café. Les salariés présents aujourd'hui quittent leur bureau ou l’atelier et rejoignent la salle commune de cette scierie de Faux-la-Montagne (23). Jean-François a ramené des crêpes ce matin. « Il a quelque chose à se faire pardonner, Jean-François ? » C’est l’heure du café, mais surtout le moment pour les 25 personnes de l’équipe de discuter de l’entreprise. Dans cette usine autogérée, les décisions se prennent collectivement.
Ce jeudi, Laurence est en charge de la présentation des plannings. « Chuuuut ! » Tintement de cuillère contre une tasse de café. Le brouhaha et les plaisanteries cessent. « On a une livraison à faire à la Scania la semaine prochaine. Du coup, j’ai mis lundi ou mercredi pour le broyage, mais c’est un peu au pifomètre. Comment peut-on essayer de caler ça ? »
Une fois le planning validé, place à d’autres sujets pratiques. N’importe qui peut intervenir et proposer des idées. « J’ai entendu que, chez Ecobio, ils vont se séparer d’un petit chariot à gaz. Je ne sais pas du tout où en est le nôtre. C’est intelligent de penser à un truc comme ça ? » Plusieurs avis sont donnés. « Est-ce que c’est vraiment la priorité ? » Ça vaudrait le coup d’en savoir plus. Prochaine étape : pêche aux infos.
Certains sont plus bavards que d’autres, lors des réunions quotidiennes. Rémi, chez Ambiance Bois depuis une quinzaine d’années, explique : « Dans la pratique, on est inégaux. Il y a ceux qui ont peur de parler et ceux qui n’ont pas peur. Ceux qui parlent bien et ceux qui parlent mal. » Certains se détachent des autres. Mais, ça aussi, ça se discute. « Il faut mettre sur la table le fait qu’il y a des leaders. On peut essayer de faire en sorte que ce ne soit pas toujours les mêmes qui l’emportent. Celui qui parle tout le temps va essayer de se tenir en retrait pour laisser la place aux autres. »
Mettre tout le monde d’accord
Les bases communes restent : éco-concevoir du bois et privilégier l’économie locale. Mais, décider ensemble, ce n’est pas toujours facile. Surtout à 25. Claire, bientôt la cinquantaine, est arrivée avec Rémi, quand ils étaient moins nombreux. Elle apprécie de pouvoir donner son avis. « C’est un peu plus long que dans d’autres structures. On a tendance à se déresponsabiliser pour les petites tâches ; parfois on compte sur les autres. Puis, autant de cas particuliers, c’est peut-être un peu difficile à gérer. Idéalement, il faudrait être 15. »
Jean-François, ici depuis neuf ans, explique qu’aujourd’hui certaines décisions se prennent par petits groupes. Mais les plus importantes restent collectives, et peuvent être prises lors des réunions mensuelles. « Pour embaucher une nouvelle personne par exemple, il faut que tout le monde soit d’accord. » L’avis de chacun compte. Est-ce au détriment de l’entreprise ? Pas vraiment, puisque faire du profit n’est pas l’objectif. Chaque membre de l’équipe est « agent d’usinage du bois » et touche le Smic augmenté de 5 %, pas plus. Les bénéfices, quand il y en a, sont reversés en priorité aux salariés.
10 h 30. Les machines sont remises en route. Le travail reprend doucement. Le temps de finir le café ou la discussion de tout à l'heure. Sur un coin de table, Yann et Marc comptent les heures effectuées par les salariés ce mois-ci, pour préparer la paye. « Je mets ça au propre et je te l’envoie. »
Hier, Yann était à l’atelier, pour moulurer lames de terrasse et lattes de parquet. Aujourd’hui, il troque casque et lunettes de protection contre l’ordi. La plupart des salariés évoluent sur plusieurs postes. Ça permet de partager la pénibilité – tout le monde passe par l’atelier – et de gérer le mi-temps, choisi par la majorité, pour mieux concilier vie perso et vie pro.
« Un des axes du projet était de faire en sorte que la vie d’un être humain ne soit pas contrainte par le travail », explique Marc, l’un des fondateurs. Au départ, en 1988, ils étaient six, âgés de 24 à 27 ans, avec l'envie de créer une usine différente. Ils ont choisi la forme d’une société anonyme à participation ouvrière (Sapo), où chaque ouvrier, par son travail, devient actionnaire de la société, endossant le statut à la fois de patron et d’ouvrier. « C’est d’abord un projet social, économique, mais aussi politique : on peut faire une usine sans séparer les décideurs et les exécutants. »
Liberté, égalité, fraternité, solidarité
Comme l’explique Michel, un autre des fondateurs, dans son livre Scions... travaillait autrement (éd. Repas, 2003), « L’autogestion, ce pourrait être cela : se réapproprier le travail et réintroduire sur le lieu de la production des règles de fonctionnement qui ailleurs nous semblent non seulement aller de soi, mais fondamentales : liberté de choix, égalité des citoyens, fraternité et solidarité ».
L’expérience va plus loin. Dès 1988, un collectif de vie a été créé aux côtés du collectif de travail, où tout est partagé : salaires, maisons, voitures, repas. Au départ, l’adhésion était automatique. Aujourd’hui, seuls quatre des coopérateurs en font partie. Ceux qui l’ont choisi. Ceux qui veulent travailler autrement, et vivre autrement.
Texte : Gaëlle Coudert
Photos : Fabrice Hébert