Il promettait le grand soir, l'irrésistible frisson. Un printemps "meurtrier". Telle une rock-star, il devait dérouler en tournée française son "best-of de quarante ans d'entretiens avec des tueurs et des tueuses en série". Une dizaine de dates de ciné-conférences en province, avec projection d'un documentaire "exclusif et inédit" et séances de dédicaces.
Toutes ou presque affichaient complet. Pour 26,90 euros, l'immersion était garantie dans le rouge sang de "L'univers des tueurs en série". Un monde obscur, décortiqué, analysé. Pour ne pas dire "démembré" ou "autopsié" dans le langage fleuri de Stéphane Bourgoin.
Dans sa vidéo Facebook présentant sa tournée, sur un fond de musique glaçante, l'auteur use d'un ton menaçant : "Si vous ne venez pas lors de cette tournée, je suis extrêmement rancunier, je vous donnerai une leçon pour ne pas être venu". Stéphane Bourgoin aime faire souffler le chaud et l'effroi. Il en abuse même.
Mais la crise sanitaire liée au covid-19 a tué dans l'oeuf la deuxième partie de sa tournée des salles après celle, à succès, de l'hiver dernier. Annulations en série, reports en juin. Normalement. Qui sait si Stéphane Bourgoin assurera ces dates ? Car le romancier, écrivain, "spécialiste mondial des serial killers" comme il se présente, âgé de 67 ans, est dans l'œil du cyclone.
La tempête est venue d'un collectif anonyme "Le 4e Œil Corporation" (4OC) qui a mis dernièrement des vidéos en ligne sur YouTube. Ce nom a été choisi en référence "Au Troisième Œil", la fameuse librairie parisienne spécialisée dans le polar dans laquelle travailla Bourgoin dans les années 80 et qu'il n'a pas créée, contrairement à ses allégations. Le lien du site de la librairie, "consacré à la criminologie et aux faits divers et comportant 42 000 articles", renvoie désormais vers une page strictement dédiée à la consommation. Une coquille vide.
4e Œil versus 3e Œil
Les vidéos de 4OC mettent en évidence de troublantes incohérences dans son parcours d'"expert" depuis la fin des années 70. Elles ont depuis été retirées, sans doute à l'initiative de Stéphane Bourgoin lui-même, pour "atteinte aux droits d'auteur", estime le site Arrêts sur Images qui a sorti un long papier il y a quelques jours.
Nous avons contacté "4e Œil Corporation". "Mon premier choc a été de lire exactement les mêmes choses entre le livre de John E. Douglas (qui a inspiré d’Holden Ford dans la série télévisée Mindhunter, créée par David Fincher pour Netflix) et celui de Bourgoin, tout a été copié", explique par téléphone Maat (pseudo inspiré de "la déesse égyptienne de la justice"), l'une des 8 membres du groupe. Le collectif nous a adressé un dossier de presse, recensant une trentaine de "mensonges" et affabulations de Stéphane Bourgoin sur son parcours. (N.D.L.R. : vendredi, l'un des membres a quitté le collectif estimant avoir rempli sa "mission initiale" de dévoiler "l'imposture").
Le même John E. Douglas, contacté par Le Monde, dit "n'avoir jamais entendu parler de Bourgoin" et soutient qu'il est impossible que le Français, dépourvu de tout diplôme, ait pu intégrer un programme du FBI. L'agent américain doute fortement aussi des "77 interviews de serial-killers" - chiffre avancé depuis trois décennies comme un slogan publicitaire par Bourgoin himself.
On veut ouvrir les yeux aux gens. Bourgoin, c'est de la malhonnêteté intellectuelle, de l'arnaque". Collectif 4e Oeil Corporation.
Les membres de 4OC, originaires de quatre pays francophones, se sont rencontrés sur des forums dédiés aux faits divers. Ils avaient tous en commun des interrogations sur la carrière de Stéphane Bourgoin. "Il est fasciné par le morbide, a un ego surdimensionné, il y va à l'esbroufe, tout ce qu'il fait, c'est de l'arnaque, de la malhonnêteté intellectuelle, mais on s'attaque à sa carrière, pas à l'homme", ajoute notre interlocutrice qui le décrit comme "un menteur pathologique".
Cible et public privilégié du spécialiste, selon Maat ? Les jeunes femmes, comme c'est le cas avec les serial-killers, dont l'incomparable charmeur Ted Bundy, tueur de ces dames ("Lady Killer" est devenu son surnom). "Les femmes aiment bien se faire peur, en restant à domicile, et Bourgoin joue avec ".
Maat nous a rappelé via un numéro masqué. Son groupe prend beaucoup de précautions. "Il y a tellement de fans et de fanatiques qu'on redoute les menaces de mort et les lynchages". Pour l'instant, c'est sur internet que la guerre fait rage, entre les pro et les antis. Les YouTubeurs et Tubeuses du crime, très suivi(e)s, doivent aussi donner leur avis, tranché ou pas, comme Sonya Lwu. Maat, elle, prophétise : "Il tombera de lui-même, mais sans le reconnaître..."
La parole à "l'accusé"
"4e Œil" affirme avoir tenté de contacter Stéphane Bourgoin à plusieurs reprises ("messages privés, lettre ouverte, coups de fil"), mais c'est resté lettre morte. Sur un message effacé depuis, Bourgoin se dit victime de cyber-harcèlement et compare, selon le collectif, leurs attaques "aux sombres heures des collaborateurs nazis du régime de Vichy".
Pour notre part, nous avons également tenté de le joindre par téléphone. Sur son mobile, la messagerie : "Je suis hors réseau pour quelque temps".
Lundi 28 avril, en milieu de journée, peu de temps après la mise en ligne de cette enquête, sur le mur de son compte Facebook réservé à ses 2500 membres, Stéphane Bourgoin a réagi (1) : " Depuis plusieurs semaines, je suis l'objet d'un déferlement de posts malveillants et calomnieux de la part d'un collectif d'anonymes regroupés sous le nom de 4ème Œil qui sont repris par divers médias. J'ai volontairement choisi d'y répondre en temps et en heure. D'ici quelques jours, un très important média qui mène une enquête objective et très poussée apportera des réponses..." Un message accompagné d'une photo où il pose à côté d'un gendarme.
Vu tous les articles parus ces derniers jours...ce serait bien Stéphane que vous vous exprimiez, votre silence sonne comme un aveu". Une admiratrice de Stéphane Bourgoin, sur sa page Facebook le 24 avril.
Le doute s'instille partout. Même chez les plus fidèles admirateurs et admiratrices. 25000 visiteurs sont connectés par jour sur sa page officielle, selon Bourgoin. Sur le mur Facebook de "L'univers des tueurs en série" , une certaine J. fait part de son angoisse grandissante : "Vu tous les articles parus ces derniers jours...ce serait bien Stéphane que vous vous exprimiez, votre silence sonne comme un aveu".
Son compte officiel sur Facebook est uniquement accessible sur invitation. Seul son compte (promotionnel) pour sa tournée "L'univers des tueurs en série" (NDLR : le dernier post date du 21 avril et mentionne le décès de Monique Villemin, la grand-mère du petit Grégory) reste ouvert. Associé à son nom bien sûr.
Un business florissant
Car "Stéphane Bourgoin" est devenu une marque. Puissante. Un business florissant : ciné-conférences, interventions dans les universités et même dans le sacro-saint Département des Sciences Comportementales (DSC), au sein de la police judiciaire de la gendarmerie nationale. Sans parler des livres.
Il est de tous les documentaires télévisuels ou radios, portant de près ou de loin en France sur le crime. Une tuerie de masse sur le sol américain - même si ça n'a rien à voir avec la thématique du tueur en série ? Allo Stéphane Bourgoin. Un attentat terroriste ou du nouveau sur Fourniret ? Pareil. De nouvelles pistes pour Nordahl Lelandais ? Encore lui. Il est devenu incontournable. "Un bon client", notamment pour les chaînes info.
Avant tout, il se présente comme "écrivain". Ecrit-il lui-même ses livres ? "Ce n'est pas sûr", souffle une personne qui l'a régulièrement côtoyé. Sur ses pages tâchées de sang se sont construites la légende "Bourgoin" et sa réputation de spécialiste : cinquante livres en quarante ans...Un auteur fécond. Très fécond. "Il est dans la performance, la quantité, et ça m'a frappé", souligne quelqu'un qui l'a croisé sur les plateaux de télévision : "Il m'a bien fait comprendre qu'il en était à plus de 90 émissions, il compte tout, c'est un collectionneur". Comme certains serial-killers...
Huit ou neuf interviews, pas 77
Stéphane Bourgoin compte tout, mais peut-être en distordant la réalité. A son tableau de chasse, prétend-il : "77 rencontres avec des serial-killers" donc. Selon les recherches de "4e Œil Corporation" et les nôtres, les vraies rencontres, physiques, aux Etats-Unis ou en France avec ces tueurs, se limiteraient à huit ou neuf. L'une des rares vidéos existante et réelle d'une interview est celle d'Ed Kemper, en 1991. Lors de ces échanges, une phrase de ce géant de 2,06 mètres, surnommé "l'Ogre de Santa Cruz", résonne étrangement aujourd'hui : "Les experts s'empressent de donner leur avis depuis des années, et malheureusement, ils n'ont pas fait fort".
Bourgoin n'aurait pas interviewé "satan" en personne, alias Charles Manson, décédé fin novembre 2017. Il n'avait en tout cas jamais parlé de cette rencontre avant d'avoir été invité à la télévision au sujet de l'assassin de Sharon Tate. Surprenante révélation à l'heure de l'apéro chez Babeth Lemoine dans "C'est à vous" (France 5). Tardive, surtout. Il n'aurait pas non plus recueilli les aveux du tueur en série sud-africain Stewart Wilken, s'appropriant pour le coup de larges extraits des écrits de la profileuse sud-africaine Micki Pistorius. Combien de confidences de serial-killers a-t-il recueillies ? C'est le flou total.
Il est fasciné par tout ça, il est même dérangeant, il jubile avec le gore et vit là-dessus" Un acteur du milieu judiciaire.
Comble de l'horreur, lors d'une soirée au festival du polar à Lens, début février 2020. Contre "une pré-commande" de son livre, Stéphane Bourgoin propose un petit sachet avec des restes du corps de Gerard Shaefer, alias "le policier tueur d'auto-stoppeuses" ou au choix "sex beast" (La bête de sexe). Une offre "commerciale" légale en France ? Gros problème : la propre famille de Schaefer a expliqué à 4e Œil que son corps était toujours aux Etats-Unis.
Un passeport pour la célébrité
Comment expliquer ce goût pour l'extrême, la marge, l'outrance sans garde-fous et sans masque chez Stéphane Bourgoin ? "Il est fasciné par tout ça, il est même dérangeant, il jubile avec le gore et vit là-dessus", décrit quelqu'un qui l'a fréquenté mais qui souhaite rester anonyme. Ces "déviances", le sexagénaire aux chemises colorées, au blouson de cuir et baskets, en a même fait une carte de visite. Un passeport pour la célébrité. Pas seulement d'un quart d'heure, mais depuis presque quatre décennies.
"Personne ne veut aller sur les plateaux, lui est toujours disponible même s'il n'est pas qualifié", remarque notre interlocuteur. Dans le milieu des enquêteurs, les langues ne se délient pas facilement sur le cas Bourgoin. "Mais chacun a une anecdote à raconter". Son profil douteux est quasiment un secret de polichinelle. L'omerta règne. Régnait ?
La vague du "profilage" made in USA
Le profil, justement. C'est sans doute sur la vague américaine du "profilage", discipline alors inconnue dans l'Hexagone à la fin des seventies que Stéphane Bourgoin a surfé. "Il a interviewé sept mecs au départ, puis lu beaucoup de journaux, a fait trois documentaires, et c'est tout. Il fait des compilations et écrit n'importe quoi depuis", s'insurge un gendarme de la police judiciaire, sous couvert d'anonymat.
"Avec Guy Georges, on a pris conscience en France du phénomène des serial-killers, et c'est vrai qu'il est le premier à avoir écrit un livre sur le sujet". L'avocate Corinne Herrmann.
"Avec Guy Georges, on a pris conscience du phénomène des serial-killers, et c'est vrai qu'il est le premier à avoir écrit un livre sur le sujet", admet l'avocate Corinne Herrmann (lire ci-dessous), "il disait même que cette situation ne l'arrangeait pas..." Entendre : il n'y en avait pas assez sur le sol français. "Heureusement pour lui, depuis, c'est reparti avec Nordahl..."
Il a pourtant fallu un talent indéniable, une mémoire d'éléphant -qui défaille parfois-, pour travestir un tel parcours. Pour ses ouvrages, de façon incontestable, les emprunts ont été nombreux. Du plagiat ? Plusieurs auteurs contactés et spécialistes du crime nous ont dit avoir reconnu des dizaines de pages identiques à leurs propres ouvrages. Mais sans être jamais allés plus loin.
Déjà un "criminologue" en prison
Pourquoi ce qu'il a lu, emmagasiné, puis écrit ne ferait-il pas de lui un expert du crime et des tueurs en série ? Un "criminologue", alors que la profession n'est pas vraiment réglementée en France et que l'un des derniers, très médiatique, Laurent Montet, est derrière les barreaux ? Sur la propre page Facebook de Stéphane Bourgoin, à travers une vidéo bien léchée, il est tout récemment présenté comme "l'homme qui crie haut et fort que Michel Fourniret est le meurtrier d'Estelle Mouzin", en lien avec sa dernière apparition médiatique sur BFM le 8 mars. Il sait flairer les bons coups, a le sens du timing et de la mise en scène.
Corinne Herrmann, avocate et criminologue, spécialiste des "cold cases", barreau de Paris.
Il prend notre place sur les plateaux, mais pas dans les prétoires. Je n'ai pas confiance en une personne qui a cette fascination pour les tueurs en série"
"Il y a plus de vingt ans que je le connais de loin et de près. J'ai toujours eu des doutes, et n'ai jamais travaillé avec lui. Dans certains dossiers, il a dépassé les limites. Il ajoute de l'épouvante, réarrange l'histoire, du coup les témoins ne nous contactent pas nous, ni la justice, mais le contactent lui. Il prend notre place sur les plateaux, mais pas dans les prétoires. Il y a donc un moment où je laisse tomber : nous, nous sommes sur du chaud. J'étais, par exemple, au procès d'Elodie Kulik quand Fourniret a commencé à parler sur Estelle. Cela fait quatorze ans que je travaille sur ce dossier, et c'est lui qui se rend sur un plateau dire des bêtises ? Bourgoin connaît le Fourniret de 2008, pas celui d'aujourd'hui. Il connaît en surface les tueurs en série -une fois qu'ils sont arrêtés c'est facile d'en faire des livres-. Nous sommes le cabinet en France qui a travaillé sur le plus grand nombre de tueurs en série en France, mais on ne l'a jamais vu sur nos dossiers. Il ne nous a jamais aidé, ni fourni la moindre information, ni la moindre analyse. Pire, il torpille notre travail.
Il a amené sur le territoire français les dérives du système américain"
Ses livres et ses dernières BD, c'est insupportable. Il a amené sur le territoire français les dérives du système américain. Il s'est fait beaucoup d'argent, je l'ai vu prospérer, il en fait un vrai fonds de commerce. Il était libraire quand j'ai commencé, a beaucoup lu, compilé, et s'est approprié la parole des experts. Il n'a jamais interviewé hors garde à vue, pendant 300 heures des tueurs. C'est faux, il est impossible en France qu'un magistrat l'ait autorisé. Il connaît les tueurs de l'extérieur, pas de l'intérieur, pas les yeux dans les yeux comme il le prétend...S'il ne révise pas, comment fait-il ? Qu'est-ce qu'un spécialiste ? Est-ce quelqu'un qui met ses connaissances au profit de la pratique, ou qui se contente de réciter comme un étudiant ? Il dit toujours la même chose dans ses interviews et décrit l'horreur de leurs actes. Il est à la limite de la dangerosité et ça s'aggrave depuis 5 ans je trouve..."
Les doutes, d'autres personnes, notamment dans le milieu judiciaire, les partagent depuis longtemps. Par devoir de réserve, l'une d'elles préfère rester anonyme. Mais elle évoque chez Bourgoin ("pas un mythomane, mais un menteur intentionnel"), "le syndrôme de l'appropriation d'un espace qui ne lui appartient pas". Un "narcissisme" qui se serait "auto-alimenté" toutes ces années sous les projecteurs.
Avec Johnny et "Freddy" à Gérardmer
Sa renommée lui a même permis de croiser le tout-Paris. Il a fait irruption dans la production télé, le cinéma. Il pavoise dans les festivals, d'horreur forcément ou de cinéma de genre, comme Fantastic'Arts à Gérardmer. En 1999, il figure dans le jury aux côtés -excusez du peu- de la star Johnny Hallyday et de Robert Englund, l'inoubliable interprète gore de Freddy Krueger.
La légende de la photo AFP d'archives présente Stéphane Bourgoin comme "directeur d'études spécialisées dans les sciences du comportement au Centre International de Sciences Criminelles (CISC)" de Paris. Un centre ouvert en 1998 dans le 7e arrondissement de Paris, fermé prématurément en 2002. Quatre ans d'existence seulement. Etait-il vraiment "directeur d'études" ? Quand on appelle - pour lui parler de Stéphane Bourgoin- Thierry Lezeau, ancien gendarme spécialisé en criminologie, lâche au bout du fil un "oh mon dieu !". Lezeau a eu en charge de lourds dossiers criminels comme le meurtre de Caroline Dickinson et la disparition de la famille du docteur Godard.
"Bourgoin, je ne l'ai jamais apprécié, mais surtout je ne l'ai vu faire cours qu'une seule fois au CISC", retrace l'intéressé désormais installé dans l'Ouest. "Quelle formation de base avait-il ? Pas grand chose je pense..." L'ancien officier, lui, a effectué à l'étranger des stages de perfectionnement, notamment dans le saint des saints, à Quantico, siège du FBI en Virginie. Ironie du sort, il se souvient, concernant le "professeur" Bourgoin, du tee-shirt siglé FBI porté à Paris, et "sans doute acheté à la boutique souvenirs". "Le spécialiste mondial des serial-killers" a toujours prétendu avoir formé des agents du célèbre service américain, ce qui s'avère hautement improbable pour un Frenchie sans diplôme.
Le Silence des Agneaux en boucle
Selon Thierry Lezeau, l'ambitieux et feu CISC accueillait des élèves au profil varié : "Des gens biens, mais aussi pas mal de tordus, des psys un peu détraqués qui se repassaient en boucle le Silence des Agneaux". Dans cette faune du début du XXe siècle, quel rôle jouait vraiment Bourgoin ? "Il était déjà le spécialiste de tout, s'exprimait bien, c'est vrai. Mais si on lui laissait une porte ouverte, il s'accaparait tout, il ne fallait pas laisser traîner de cartes de visite..." L'ancien militaire a basculé dans le civil en 2012 et a créé sa propre société en "criminalistique". C'est par notre bouche qu'il apprend les dernières révélations. "ça ne m'étonne pas, tout ça", conclut-il.
L'étonnement -pour ne pas dire la colère ?-, il pourrait également être celui des victimes des tueurs en série de l'Hexagone vis-à-vis de Stéphane Bourgoin. Un tee-shirt "Made in France", avec les portraits de Fourniret, Emile Louis ou Francis Heaulme, peut-il être endossé par un "expert" ? Mauvais goût, art de la provocation ? Stéphane Bourgoin a toujours prétendu vouloir défendre les victimes, au point même d'intégrer l’association Victimes en Série, qui regroupe des familles de disparus de Mourmelon (affaire de l'adjudant Chanal, Marne). Un proche du comité nous affirme qu'il ne l'a quasiment "jamais aperçu lors des réunions".
Philippe Dufresne, journaliste à l'Union à Châlons-en-Champagne, spécialiste de l'affaire Fourniret, et a collaboré à l'écriture de "L'Ogre des Ardennes" (Grasset, 2018).
Un peu comme Fourniret, le seul spécialiste de Stéphane Bourgoin, c'est Stéphane Bourgoin".
"Pour moi, il y a trois Stéphane Bourgoin : sa vie privée, avec la tornade qu'il y a en ce moment, et ça ne me regarde pas ; le spécialiste que j'ai commencé à voir sur l'émission Infrarouge ; l'écrivain qui a sensibilisé tout le monde sur les tueurs en série, avec une analyse intéressante, pertinente, sur la théorie des cimetières privés, ses synthèses également. C'est quelqu'un qui amène à réfléchir. Il a largement attiré l'attention du public mais aussi de la presse. Je ne connais pas l'homme. En ce qui me concerne, je ne mélange pas tout, il ne faut pas jeter le bébé avec l'eau du bain, ce serait une erreur. Certains piquent allègrement ce qu'on écrit, lui pour "l'Ogre des Ardennes"(sorti en 2018), m'a demandé de participer. Qu'il ait ou non fait du foot au Red Star, franchement ? Je me tiens à ce que j'ai vu en vidéo de lui...C'est vrai que la vague du "murder business", très développée aux Etats-Unis, est assez étonnante. Chacun juge comme il veut, mais c'est une réalité !"
Son parcours professionnel, mais également personnel, sont encore remplis de zones d'ombre. Stéphane Bourgoin répète jusqu'à l'épuisement cette vie jalonnée de drames. On se croirait dans le train fantôme de Coney Island, parc d'attractions suranné de New York, avec des surprises à chaque virage. New York, où il soutient avoir vécu dans les seventies, comme Los Angeles. Ou dans l'Etat du Maine, où Stéphane Bourgoin prétend avoir été le voisin du maître de l'horreur Stephen King dans les années 80. Les Etats-Unis, terre d'origine du "serial-killer", sont aussi celle de l'acte fondateur, primal, de sa vocation : le meurtre et le viol de sa "femme-copine-compagne", en 1976, à Los Angeles par un tueur en série. Une expérience toujours décrite comme "une catharsis". Eileen était le prénom de son amie. Elle était blonde, et il n'existe qu'une seule photo du couple qu'a régulièrement montrée Stéphane Bourgoin dans les émissions qui lui étaient consacrées.
Ce récit autobiographique a du mal à convaincre. Stéphane Bourgoin a toujours expliqué s'être limité au prénom Eileen, pour protéger la famille de sa fiancée. Pourtant, des recherches approfondies de plusieurs années, comme celles du blogueur Termite-en-colère, ou de 4OC aujourd'hui, rendent cette version peu plausible. Ni la victime, ni son prédateur ne semblent correspondre à des profils existants.
Ses parents et la peine de mort
Le "storytelling" ne s'arrête pas là. L'histoire de ses parents serait elle aussi hors du commun (des mortels). Son père et son mère auraient tous deux été "confrontés à la peine de mort", comme il l'explique dans cette interview de 2016 . Deux destins d'exception, comme le sien. Forcément.
Les mensonges porteraient aussi une carrière (très éphémère, voire évanescente) de footballeur professionnel au Red Star, comme l'a rappelé jeudi le magazine So Foot.
A l'heure du crime télévisuel, le tapis rouge était déroulé partout pour Stéphane Bourgoin. Ses vidéos de direct se comptent pas centaines. Les articles par milliers, dans les médias nationaux : des plus sérieux comme Le Monde ou pointus comme Les Inrocks, ou les quotidiens régionaux (dont les titres du groupe EBRA*). Il est devenu en quelques années l'incontournable "Monsieur Crime", sollicité à chaque bain de sang.
Une sortie de livre "reportée"
Joint par nos soins sur le sujet, l'animateur et journaliste Jean-Marc Morandini, spécialisé depuis de longues années dans les émissions de crimes et les faits divers, et qui a régulièrement invité Bourgoin, s'est contenté d'un SMS en guise de réponse : "Comme vous le savez sans doute, je ne donne aucune interview depuis plusieurs années sur aucun sujet, pas même pour la promotion de mes émissions, bon week-end".
Stéphane Bourgoin s'est d'abord (sur ?)"vendu" par ses livres. Il a été "surcrédibilisé", selon les termes d'un professionnel de l'édition. Par ses ouvrages puis par son exposition médiatique. Tout au long de sa carrière prolifique, il a fréquenté pas loin d'une dizaine de maisons d'éditions.
Le 3 mars, il a sorti "La bête de Jersey" (édition du Trésor). Chez Glénat, où il a déjà publié sous son nom deux bandes dessinées consacrées à Ted Bundy et Michel Fourniret, le contrat porterait, selon nos informations, sur une trentaine de BD. Contactée, Grasset, qui a édité dix de ses livres, "ne souhaite pas faire de commentaires", mais nous indique que la parution initialement prévue début juin d'une suite consacrée à Fourniret, "l'Ogre des Ardennes", "est reportée". Peut-être pas en raison du confinement et de la crise sanitaire.
"Il était repris par les médias prestigieux, il n'y avait aucune raison de douter". David Serra (Ring éditions).
Enfin, David Serra, fondateur des éditions Ring, contacté par téléphone : "Nous n'avons publié que quatre de ses livres (dont Le Dahlia Noir) sur la cinquantaine, et cela fait plus de deux ans que nous ne sommes plus son éditeur". Il précise que Stéphane Bourgoin était "repris par des médias prestigieux, et qu'il n'y avait aucune raison de douter". De plus, le travail de compilations de données effectué depuis 1979 par Stéphane Bourgoin, permet, juge M. Serra, de lui attribuer le titre de "spécialiste".
Au-delà de sa tournée-marathon bousculée par la crise sanitaire et ses projets littéraires tous azimuts, 2020 devait sonner comme l'année du sacre pour Stéphane Bourgoin. France 2 avait d'ores et déjà programmé "Serial hunter", série de 8 épisodes de 52 minutes, inspirée de sa vie, de son oeuvre. Scénarisée par Nathalie Hug et Jérôme Camut -les Camug pour les intimes-, couple spécialisé dans les thrillers, elle était en cours de production. Le coup de théâtre de ces derniers jours va sans doute obliger à modifier la chute. A minima.
* Comme un grand nombre de médias, nous avons à plusieurs reprises ouvert nos colonnes à Stéphane Bourgoin. Au terme des dernières révélations et de cette enquête, nous le regrettons.
(1) Notre enquête a été réactualisée lundi 28 avril dans la soirée avec la réaction de Stéphane Bourgoin.