Kiosquiers sous pression Ils ne comptent pas leurs heures, travaillent dans des conditions précaires, et subissent la crise de la presse écrite. Nos kiosquiers vont-ils résister ?

Six heures du matin, avenue de Flandre (XIXe), face au métro Crimée, Patrick vient d’ouvrir son kiosque. Il doit trier les journaux déposés par le livreur dans un sas accessible de l’extérieur.

Il est dans le métier depuis 1980, et tient depuis vingt ans ce kiosque ouvert du lundi au samedi. Lui travaille du lundi au mercredi inclus, de 5 h 30 à 19 heures, ce qui lui laisse quatre jours de récupération.

Comme tous les kiosquiers, il est travailleur indépendant ; il paye un loyer mensuel de 150 euros. Ce matin, il fait -5 °C et il reste collé à un petit radiateur électrique. Pour aller aux toilettes, il a un petit seau caché sous sa caisse… "Et si c’est sérieux, je vais au café à côté, ce qui m’oblige à fermer le kiosque."

"J’ai commencé ce boulot grâce à un copain. Je venais de démissionner d’un poste de comptable chez Pechiney. Si j’avais continué, aujourd’hui je serais cadre, mais je n’ai aucun regret. Ça me faisait chier et je voulais changer. Je suis très années 70, la contestation et tout ça, même si je ne crois plus trop qu’on pourra changer le monde."

Un rayonnage entier propose toute la presse libertaire possible : Le Monde libertaire de la Fédération anarchiste, Courant alternatif de l’Organisation communiste libertaire, et L’Alternative libertaire. Bien en évidence, Fakir, La Décroissance ou Siné Hebdo, "qui se vendent à une trentaine d’exemplaires, ce qui est plutôt pas mal".

XIXe siècle : âge d’or de la presse et apparition des premiers kiosques à journaux

L’industrialisation de la fabrication, la modernisation de la distribution et les avancées de l’alphabétisation ont donné au cours du XIXe siècle une énorme impulsion à la presse écrite. Depuis la fin de la Restauration, la presse quotidienne prédomine en France. En 1857, on inaugure le premier kiosque (dit "des Temps modernes", dessiné par l’architecte Gabriel Davioud) sur les Grands Boulevards à Paris. Soixante autres kiosques seront installés dans la capitale dans les deux années suivantes. La seconde moitié du XIXe siècle voit la généralisation des presses rotatives et de la composition mécanique, mais aussi le développement des transports ferroviaires et du télégraphe électrique. La loi du 29 juillet 1881, sur la liberté d’écrire et de publier, marque les débuts d’une ère de prospérité exceptionnelle pour la presse. À la fin des années 1880, Paris compte 340 kiosques à journaux.

Crédit photo : René-Jacques/BHVP/Roger Viollet

Les clients matinaux sont rares, ils prennent Le Parisien, le journal le plus vendu avec environ 120 exemplaires par jour, contre 180-200 il y a encore quelques années. Et ceux qui ne prennent pas Le Parisien achètent son édition nationale, Aujourd’hui en France, "aussi parce que c’est moins cher de 20 centimes".

Mercredi oblige, Le Canard enchaîné aussi se vend bien, "c’est une valeur stable". Une centaine d’exemplaires devraient partir. Plusieurs clients ironisent sur la femme de Fillon, épinglée cette semaine.

Le seul titre qui a connu une hausse de son tirage ces derniers temps, c’est L’Officiel des spectacles… suite à la faillite de Pariscope. Ce sont surtout des femmes qui viennent l’acheter. La presse télé compte au moins 7 titres qui sont bien placés et restent parmi les meilleures ventes de Patrick.

Le kiosque s’adapte au quartier : demain il recevra une cinquantaine d’exemplaires d’Actualité juive. "Ici, il y a aussi pas mal de Chinois et ils sont assez joueurs." Cela explique la vente "importante" de journaux comme Paris Turf ou Loto Foot. Mais même les journaux sportifs se vendent mal : une trentaine d’exemplaires, en fonction de l’actualité, pour L’Équipe. "En ce moment, il y a le mondial de hand et le PSG a gagné hier soir, ça devrait donc partir un peu mieux."

Même la presse people ne marche plus.

Le porno, c’est fini : il reste 4 titres, qui ne partent pas. "Avant on avait des rayons entiers, mais avec Internet, tout ça c’est terminé. Même la presse people ne marche plus, on pouvait liquider des stocks de Voici ou Gala. Plus maintenant." Un seul exemplaire du Figaro trouvera preneur à 9 heures et les lecteurs de L’Humanité n’ont pas encore pointé le bout de leur nez. "C’est normal. Ils sont une dizaine de clients, toujours les mêmes, mais ils sont vieux et il fait trop froid pour sortir." Il ne reçoit plus Présent : "C’est tant mieux, et de toute façon je n’en vendais aucun."

"Même les journaux de gosses ne font plus recette. J’ai des piles de Picsou et de Mickey sur les bras. Certains journaux ne sortent qu’à quelques numéros, pas sûr que le journal Soixante-quinze tienne le coup longtemps : j’en ai vendu un peu pour les premiers numéros, mais maintenant ça se tasse."

La dernière fois que j'ai vraiment vu du monde, c'était pour Charlie Hebdo

Patrick se souvient des matins où il y avait des gens qui attendaient l’ouverture. "On faisait la queue pour acheter le journal, même le soir on avait du mal à fermer. Maintenant tout ça est derrière nous. La dernière fois que j’ai vraiment vu du monde c’était pour Charlie hebdo, mais c’était exceptionnel : il y avait du monde partout sur le trottoir bien avant l’ouverture. Ça restera un moment marquant de ma carrière."

Au secours, Mme la maire…
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Il est 8 h 30, Daniel est là. C’est son heure. Il vient acheter L’Équipe et boire un café avec Patrick. C’est aussi l’heure où arrivent les premiers lecteurs de Libération et Télérama : "En général, ils arrivent plus tard que les autres." En attendant, Patrick fume cigarette sur cigarette. Lorsqu’arrive un habitué, il se retourne aussitôt pour lui chercher son journal.

Kiosques parisiens, la révolution de comptoir

Les kiosques parisiens font peau neuve. MédiaKiosk, filiale de JCDecaux, reprend pour quinze ans supplémentaires la concession des kiosques de presse à Paris, et va remplacer la majorité des 400 modèles "hausmanniens" d’ici l’été 2019. Exit les dômes sur le toit, les frises et festons hérités de l’architecte Gabriel Davioud (1823-1881). Seule la couleur vert bouteille est conservée. Sinon, tout change. Pour les kiosquiers d’abord. Coincés jusqu’ici derrière leur comptoir, ils reviennent au premier plan dans une guérite vitrée, isolée du vent, de la pluie. Avec chauffage intégré. À l’arrière, une pièce est prévue pour les sanitaires. L’accès aussi est amélioré. Les kiosquiers doivent gagner une heure chaque jour avec l’ouverture et la fermeture facilitées de leur enseigne. Pour Olivia Polski, adjointe chargée du commerce et de l’artisanat à la mairie de Paris, ces kiosques connectés doivent à la fois "soutenir le secteur de la presse écrite" et "attirer un nouveau public". Comment ? En remettant quotidiens et magazines à l’avant, en libre service. En proposant de nouveaux produits et services : boissons, billets de spectacles, boîte aux lettres et retrait de colis, écrans tactiles, bornes de recharge de smartphones, récupérateur de piles… L’an dernier, le programme de rénovation a fait polémique et généré une pétition en ligne. Revus et corrigés par la designer Matali Crasset, les premiers kiosques 2.0 vont fleurir en juillet prochain.

Pour Patrick, dans un an, ce sera la quille. Il vendra son stock à son remplaçant, il y en a pour 20 000 euros… "C’est toujours ça." Il prendra alors le temps de lire un peu la presse, "parce qu’avec tout ça, [il n’a] pas le temps d’ouvrir un journal" !

"Je suis content de partir à la retraite, c’est de plus en plus dur de gagner sa vie. Il y a eu un choc ces deux, trois dernières années. Les ventes se sont effondrées d’un bon tiers et comme on se paye sur le chiffre d’affaires, forcément on plonge avec. Les trois quarts des titres ici ne se vendront pas. C’est un gros boulot de gestion."

Guy, kiosquier devant la Comédie-Française : "On a un taux d'invendus de 60 %"

Rédacteurs : Basile Pot, Christophe Jacquet, Samy Archimède

Secrétaires de rédaction : Samy Cohen, Gwenn Rambaud

Photos : Basile Pot, Samy Archimède

Vidéo : Samy Archimède

Credits:

Samy Archimède, Basile Pot. Et un emprunt aux éditions Roger Viollet

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