Fractures, troubles musculaires, dépression. Dans le monde intransigeant du sport à haut niveau, la croissance des jeunes athlètes est mise à rude épreuve. Au moment où le corps se construit et la personnalité se dessine, un entraînement intensif vient bousculer le bien-être des adolescents. Faut-il sacrifier sa jeunesse pour vivre son rêve ?
“Je me suis cassé le métacarpe sur un plaquage. Maintenant, j’ai des vis dans la main.” Hugo Quint, 17 ans, arbore avec détachement son poing marqué d’une longue strie blanche. Puis le jeune rugbyman, en formation au Rugby Club Massy Essone, écarte son col pour laisser apparaître une large cicatrice sur son épaule. Cette luxation lui a valu une opération et sept mois d’immobilisation. Toujours sur un plaquage. Les risques de leur sport, l’équipe Crabos des moins de 18 ans les a bien assimilés, notamment celui des commotions cérébrales, qui agitent l’actualité ces derniers mois. “On connaît les dangers, mais on ne peut pas y remédier, c’est inévitable, affirment Alexandre Tchaptchet et Perry Mayo, deux rugbymen de 17 ans. D’autant plus que dans le rugby, ça va plus vite et plus fort ces derniers temps.” La plupart de ces joueurs espoirs rêvent de devenir un jour professionnels et ne lésinent pas sur les efforts pour atteindre leur rêve.
Au cœur d’un quartier résidentiel de Massy, tandis que le soleil laisse filtrer ses rayons entre deux immeubles, les jeunes rugbymen U18 enchainent les plaquages pour s’emparer du ballon ovale. Au bord de la pelouse, Jérémy Aicardi, casquette sur la tête, relève le col de sa veste pour se protéger du froid. Cet ancien joueur international de rugby à 7 entraîne les Crabos depuis le mois de septembre. Il témoigne de sa propre expérience : “Au rugby, des coups, tu en prendras, des blessures, tu en auras. C’est normal. Il faut seulement être capable de se soigner pour revenir plus fort qu’avant.” Sur un groupe de 35 joueurs cette année, 23 d’entre eux ont déjà été blessés. Pour le nouveau coach, prévenir les risques, c’est avant tout responsabiliser les jeunes joueurs : “Il y a trois types d’entraînement : le terrain, la musculation et celui qu’on ne voit pas, qui est le plus important. C’est les étirements, l’alimentation, l’hydratation et les soins. Si les jeunes veulent faire du sport à haute intensité, ça passe déjà par l’invisible.”
Apprendre aux jeunes espoirs à prendre soin de leur corps : un objectif que s’est aussi fixé Léo Morelet, préparateur physique de l’équipe et étudiant en Master à l’Insep (Institut national du sport, de l'expertise et de la performance). C’est lui qui encadre les séances de musculation quotidiennes, qu’il veille à adapter au profil de chaque jeune. “Aujourd’hui, on utilise de nouveaux outils pour réajuster la charge de travail des joueurs, parce qu’on sait qu’ils sont jeunes et il est très important qu’ils soient préservés”, explique Léo Morelet, qui a mis au point une technique d’entraînement avec l’application d’un garrot sur les jambes, permettant de solliciter les muscles tout en les préservant de l’hypertrophie. “Ils s'entraînent à des intensités moindres avec les mêmes effets qu’une séance classique, ce qui leur permet d’être performants tout en conservant leur intégrité physique.”
La blessure : un passage obligé
“La vraie question se pose à l’envers : combien de grands sportifs ne se sont jamais blessés ?”
Mais les blessures ne sont pas uniquement l’apanage des rugbymen. Théo Le Normand a connu, il y a deux ans, une rupture du ligament croisé, due à une mauvaise croissance du tibia. Entré au club de football d’En Avant Guingamp à l’âge de 13 ans, Théo en a aujourd’hui 19. Cette blessure, qui l’a immobilisé pendant près d’un an et demi, a fait peser des doutes sur la suite de sa carrière. Après une rechute et une nouvelle opération, le jeune joueur a repris l’entraînement il y a six mois. “Et ça se passe bien”, précise-t-il. Son contrat a été récemment renouvelé jusqu’en 2020. “Il n'y a jamais vraiment eu de problème parce que le club considère que la blessure fait partie du jeu et qu'elle ne va pas systématiquement affaiblir les qualités d'un athlète.”
“La vraie question se pose à l’envers : combien de grands sportifs ne se sont jamais blessés ?” interroge Aziz Essadek, maître de conférence en psychologie, qui s’est intéressé aux blessures chez les athlètes adolescents. Ancien membre de l’équipe de France de judo et champion international de voile à 20 ans, il insiste aujourd’hui sur les effets délétères d’un entraînement intensif de haut niveau sur les jeunes. L’enseignant-chercheur a établi une distinction entre l'activité sportive, dédiée aux loisirs, et le sport, en tant qu’institution régie par des règles contraignantes et où règne la compétition. La blessure peut alors marquer un coup d’arrêt dans la progression des jeunes athlètes, qui ont fondé tout leur projet de vie sur une carrière professionnelle. “C’est une petite mort : toute leur vie tournait autour du sport, et du jour au lendemain tout s’arrête. Ils sont très peu préparés à la reconversion, c’est un drame social.”
Déni de croissance
Une transition délicate que Clara Beugnon (photo ci-contre) a dû traverser. L’étudiante de 19 ans en Staps (Sciences et techniques des activités physiques et sportives) et ancienne gymnaste de haut niveau à l’Insep a connu une fin de carrière brutale. “En mai 2016, ils m’ont dit qu’ils n’avaient plus besoin de moi, explique la jeune femme. En un jour, j’ai dû quitter l’Insep et l’équipe de France.” Dans un milieu marqué par la concurrence entre les athlètes, elle explique cette sortie par une baisse de performance causée par de multiples blessures. Au temps fort de leur formation, les jeunes filles pouvaient passer jusqu’à 30 heures par semaine au gymnase. “À l’Insep, mes parents payaient 12 000 euros l’année. Ça me mettait une pression supplémentaire pour faire les meilleurs résultats.” Entrée en pôle Espoir à 9 ans, Clara a dû quitter sa famille pour vivre en internat. Cet entraînement intense, elle en a subi les conséquences, en même temps que les autres gymnastes. “Nous avons toutes des troubles du métabolisme. Le fait de commencer très jeunes la musculation ralentit inévitablement la croissance des gymnastes, qui sont assez petites. Pour nous, ça paraissait logique.” Ce n’est qu’après une rupture du talon d’Achille, qui l’a contrainte à une convalescence d’un an, que Clara a connu une poussée de croissance fulgurante à 17 ans. “Mon corps a vraiment changé à cette période-là. En une année, j’ai pris huit kilos, j’ai grandi de dix centimètres, et j’ai eu mes règles pour la première fois.”
L’entraînement des jeunes espoirs et les contraintes qu’il implique visent la recherche de la performance, mais pourraient aussi participer à la quête d’une morphologie idéale, propre à chaque sport. Et ce, en dépit du développement naturel des organes, en particulier chez les femmes. Pour Aziz Essadek, le sport institutionnel se fait le temple d’une domination masculine. “Dans le sport de haut niveau, on empêche le corps de la femme de se féminiser puisque ce processus représente une forme d’émancipation. Cette contrainte s’exprime par deux tendances : l’infantilisation, qui freine la croissance et la puberté dans les sports à tendance féminine, comme la gymnastique ou la danse, et à l’inverse la masculinisation, dans les sports que l’on assimile aux hommes.”
Virilisme et grossophobie
Des représentations du corps idéal qui ne laissent pas non plus les garçons en reste, selon le chercheur. En cause : l’injonction à afficher un corps viril. “Dans notre culture, le sportif est une icône sociale et héroïque toute puissante, herculéenne. Et dans les sports réputés féminins, les rares hommes sont assimilés à des homosexuels, discriminés car ils incarneraient l’opposé du virilisme.” Cette pression sociale se ressent notamment dans le domaine de la danse. Stuart McArthur, étudiant à l’école du Louvre et danseur classique dans une école parisienne qui compte quatre élèves garçons sur une centaine d’adhérents, en témoigne. Proposé par la professeure de son école pour se présenter au Conservatoire de danse classique, son père l’en empêche, jugeant la danse trop féminine. “Ce qui est difficile, c’est le regard des autres, explique-t-il. La première fois que j’ai dit sans crainte que je faisais de la danse, c’était en études supérieures.” Un regard réprobateur, que posaient aussi les autres élèves sur son corps. “Quand j’ai repris la danse après deux ans d’arrêt, à 12 ans, j’étais très mou et très raide. Les filles avaient une grande facilité à faire le grand écart et s’autorisaient des moqueries.”
Ces injonctions sociales, qui prétendent viser la performance, peuvent parfois la mettre en péril. Pierre-Henri Lecuisinier (photo ci-contre), coureur cycliste champion d’Europe et du monde sur route junior en 2011, à 18 ans, a fait les frais des railleries de ses coéquipiers. Entré dans le circuit professionnel de la Française des Jeux en 2014, il subit les moqueries de certains coureurs plus âgés qui le jugent trop lourd. “J’étais le petit jeune qui montait dans l'équipe et j'étais la cible de tout le monde”, détaille-t-il. Pour gagner en légitimité auprès de ses pairs, il cherche à maigrir et perd dix kilos en un an, ce qui provoque un dérèglement hormonal. “Quand on a fait ses preuves en haut niveau, on ne perd pas ses capacités simplement parce qu’on a pris deux kilos de gras sur le ventre. Dans le vélo, ça reste la performance qui prime mais vous entendrez toujours des cyclistes dire : « il a gagné mais il a un gros cul ».”
Abandonnés en sortie de piste
Désemparé, le jeune coureur se tourne en 2014 vers le docteur Bernard Sainz et espère pouvoir remonter la pente. Mais l’athlète doute rapidement des prescriptions de celui qui sera bientôt appelé le “docteur Mabuse”. Pierre-Henri se fait le complice de l’émission de Cash Investigation pour piéger le docteur, condamné trois ans plus tard pour incitation au dopage. Après cette participation, il est écarté de la FDJ. Les coureurs professionnels n’étant pas tenus de suivre un cursus scolaire, le champion se retrouve démuni. Aujourd’hui salarié dans un magasin Decathlon, Pierre-Henri regrette le manque d’accompagnement des jeunes coureurs, qui l’a mené à se tourner vers le docteur Sainz. “Il n’y a pas d’équipe d’entraînement, on est livré à soi-même. On échange avec nos entraîneurs seulement derrière un écran d'ordinateur et on ne choisit pas nos courses, on peut être prévenu deux jours avant le départ. On est très suivi au lycée, mais ça pêche au moment où on en a le plus besoin : quand on devient pro. Je n’aurais jamais imaginé enchaîner 25 heures d'entraînement par semaine et ne pas avoir un seul massage pendant un mois !”
“Si tu n’es pas assez bon ou que tu te blesses trop souvent, alors ciao ! Il y aura toujours des filles pour prendre ta place.”
Cet isolement est également vécu par les athlètes encadrés par une grande structure. Clara Beugnon a dû quitter l’Insep en 2016 sans autre forme de remerciement. “Là-bas, on peut être sorti aussi vite qu’on est rentré. Quand ils m’ont dit de faire mes valises, je n’étais pas préparée. J’ai été mal suivie, et psychologiquement, ça a été très difficile.” Elle traverse une période de dépression avant de s’installer à Saint-Étienne, espérant retrouver la compétition à haut niveau. Une grave blessure l’oblige alors à mettre un terme à sa carrière. “Si je devais faire un reproche à l’Insep, ce ne serait pas le rythme intensif, confie-t-elle, mais la manière dont ils abandonnent les gymnastes. Mais c’est comme ça que ça marche. Là-bas, si tu n’es pas assez bon ou que tu te blesses trop souvent, alors ciao ! Il y aura toujours des filles pour prendre ta place.”
Priorité à la performance ?
Le suivi psychologique des jeunes athlètes échoue parfois à assurer leur bien-être, et ce même au cours de la formation. “Avec les psychologues, le bilan était plus ou moins obligatoire, mais c’était plutôt un checkup sur le vif pour remédier aux problèmes”, explique Faraj Fartass, ailier pro D2 au club de rugby de Vannes (56). Entré à 15 ans au pôle Espoir du lycée Lakanal de Sceaux (92), le jeune homme de 21 ans admet n’y avoir que rarement consulté la psychologue. “En règle générale, la section est principalement portée sur la performance du sportif.” Un constat que partage Théo Le Normand. “Plus jeunes, on n'avait pas de soutien psychologique. On ne peut en avoir que maintenant, à 18 et 19 ans. Mais c'est un soutien plus footballistique, qui nous incite surtout à être plus performant pour mieux appréhender les matchs.”
Selon Aziz Essadek, il faudrait repenser la relation “entraîneur-entraîné” telle qu’elle existe aujourd’hui, pour qu’elle ne donne pas la priorité à la performance aux dépens du bien-être. L’enseignant-chercheur insiste sur la nécessité de libérer la parole et d’offrir aux jeunes un espace d’écoute. “On a tendance à croire aujourd’hui - à tort - que plus l’entraîneur est dur, plus la formation est efficace et seuls les élèves les plus passionnés restent.” Un constat que rejoint Laurent Sempéré, joueur du Stade Français et vice-président du syndicat Provale, qui défend les droits des rugbymen. “D’habitude, il y a une certaine pudeur dans notre sport, les joueurs sont censés être de grands gaillards qui ne montrent pas leurs faiblesses, explique-t-il. Mais aujourd’hui ça évolue, les langues se délient, on parle beaucoup plus des risques.”
Une transformation qui s’exprime par une meilleure prise en compte du ressenti des jeunes joueurs. Thibault Nilles, sophrologue de profession et préparateur mental de l’équipe U18, offre à ses athlètes du club de rugby de Massy une oreille attentive. Présent sur le terrain à chaque entraînement, il échange librement avec les sportifs, notamment depuis le décès d’un jeune joueur au Stade Français des suites d’une commotion et que certains d’entre eux connaissaient. “Au début, il y a une prise de contact à faire et ensuite ils viennent me voir spontanément et se confient, car je garde pour moi tout ce qu’ils me disent. On est pas vraiment des amis, je ne suis pas non plus un thérapeute mais il y a une sorte d’entre deux.” Le sophrologue se montre partisan d’un plus grand suivi psychologique des jeunes athlètes pour renforcer leur jeu mais surtout les mettre à l’aise. “Ils n’admettent pas que leur principal problème est un manque de confiance en eux, c’est en creusant qu’on le comprend. Il faut simplement les aider à accepter de se reposer quand ils sont blessés, et ce pour mieux avancer.”
Maëlane Loaëc et Agathe Harel