A la Péniche Anako, on vient écouter des chants arméniens, danser au son du kanoun et boire le takar. J’y ai rencontré la famille Kerovpyan, des musiciens qui font vivre la musique arménienne en France. Ce fut le point de départ de mes déambulations parisiennes à la recherche de mes origines.
Texte : Marjorie Karagueuzian, Photos : Arthur Hervé
Près du bar, trois jeunes femmes brunes sont assises dans un renfoncement de la salle de concert, un verre à la main. Elles se chauffent la voix, accompagnées par un comparse au bouzouki, sorte de luth grec au long manche, produisant des trémolos. Le musicien, un grand échalas en costume noir et chemise blanche, une longue mèche noire lui tombant dans les yeux, semble tout droit sorti d’un film de Kusturica. Tous les quatre appartiennent au groupe Kouklaki, qui s’est formé ici, au milieu des tapis persans, au cours d’une des “jams orientales”, rendez-vous d’improvisation musicale. Composé de jeunes chanteurs et musiciens d’origines variées, Kouklaki joue des chansons traditionnelles grecques, judéo-espagnoles, turques, arméniennes et des compositions de leur cru. La péniche Anako fait salle comble ce soir.
Je me laisse bercer par cette musique qui me parle d’une région que j’aimerais connaître. Je suis d’origine arménienne et j’ignore tout de cette culture. Mon grand-père arménien, Vartan Karakeusian, né à Smyrne en Turquie, a fui avec sa famille les massacres de 1915. Arrivé à Paris à l’âge de 10 ans, il est devenu par la suite guitariste de jazz. Dans les années 1940, il a joué avec son orchestre dans les caves de Saint-Germain-des-Prés et au Caveau de la Huchette aux côtés de grands artistes tels que Sydney Bechet. C’est pour me rapprocher de lui que je décide de partir à la rencontre des musiciens arméniens de Paris. Ma première destination sera la Péniche Anako, un lieu créé par des Arméniens et dédié aux cultures du monde situé Quai de Seine à Paris.
Remise à l’honneur des chants folkloriques
Guillaume, jeune habitué du lieu, m’explique avec enthousiasme l’opération de sauvetage de la Péniche Anako. Menacés d’expulsion, c’est après avoir livré bataille pendant de longues semaines contre les autorités que les bénévoles ont finalement obtenu gain de cause. Ayant reçu le soutien de personnalités publiques comme André Manoukian, la péniche a depuis vu sa fréquentation augmenter et sa programmation s’étoffer.
Shushan Kerovpyan, contrebassiste d’origine arménienne, chante et joue dans le groupe Kouklaki. Petite jeune femme brune aux yeux noirs, les cheveux attachés en chignon bas, elle est née d’un père arménien d'Istanbul et d’une mère américano-arménienne, tous deux musiciens. Shushan entretient un rapport intime avec la musique depuis l’enfance, elle a grandi au contact des chansons traditionnelles d’Arménie, du Moyen-Orient et de la country-folk des Etats-Unis. "La musique arménienne se nourrit de multiples influences", m’explique-t-elle, "les peuples turcs, grecs, et juifs, ont vécu avec les Arméniens”.
Elle m’invite à venir voir en concert son autre groupe, Medz Bazar, collectif qui réinterprète des musiques traditionnelles du Proche-Orient et qui joue également des compositions. Leurs textes ont la particularité d’évoquer l’identité arménienne, parlent des Arméniens d’Arménie et de ceux de la diaspora. Mais ce ne sera pas un concert à écouter assis. “On organise un bal, fait pour danser et chanter !”
Le concert commence. Le groupe, à la fois orchestre et chorale, compte au total six chanteurs et comprend une clarinette, une caisse claire, un bouzouki et une guitare. Shushan est à la contrebasse. Le tempo saccadé du bouzouki puise ses sources en Thrace et en Anatolie. Le public, de tout âge et de toutes nationalités, semble enivré. Arrivée tardivement, une jeune femme d’origine grecque s’assoit à mes côtés et se met à chanter tout en frappant dans ses mains en rythme avec entrain.
Une tradition musicale bien vivante
Pour aller aux fondements de la musique arménienne, je décide de prendre contact avec les parents de Shushan. Arméniens et musiciens professionnels, ils organisent des ateliers de chants traditionnels.
Virginia Kerovpyan me donne rendez-vous à l’Apostrophe, un café-concert du 10ème arrondissement. “C’est un café musical, un lieu important dans le 10ème pour les cultures du monde”, précise-t-elle. Virginia est petite, avec un visage de jeune fille auréolé d’une chevelure grise coupée au carré. “La transmission de la culture musicale arménienne est une chose importante. La tradition est très riche et malheureusement, elle se perd en raison des techniques musicales occidentales”, déplore-t-elle. En tant que chanteuse, elle fait partie d’un certain nombre d’ensembles musicaux: les Ballets arméniens dirigés par Gérard Madilian à la fin des années 1970, le groupe de chants populaires arméniens Kotchnak et l’ensemble Akn, spécialisé dans les chants liturgiques de résurrection.
Elle me raconte l’histoire du prêtre Komitas, musicien considéré comme un saint par les Arméniens. Komitas, qui chantait merveilleusement dès son plus jeune âge, a été déporté pendant le génocide de 1915. Il a d’ailleurs fini sa vie en asile psychiatrique. Ethnomusicologue, il est parvenu à collecter un très grand nombre de chants d’Arménie à la fois religieux et populaires : chants de labours et de troubadours (achough), chants d’amour, berceuses, chants de mariage… Komitas en a harmonisé beaucoup, avec un accompagnement au piano et en format pour chorale. Il a ainsi constitué une base de musique traditionnelle arménienne qui s’est par la suite beaucoup occidentalisée.
Aujourd’hui, la scène française contemporaine connaît un certain nombre de groupes arméniens de renom qui portent le sceau de cette tradition. Tel Papiers d’Arménies ou Djivani, qui propose une musique instrumentale riche du Caucase et d’Anatolie, où entrent en scène tous les instruments du répertoire arménien : kamantcha, oud, kanoun, duduk… Mais on peut également citer le groupe Bratsch, récemment séparé, qui lui aussi, a délivré depuis les années 1970 une musique aux influences variées, du yiddish au jazz, en passant par la musique tsigane et arménienne.
Parmi les figures phares, on compte également la chanteuse Yerso, issue de la diaspora arménienne qui, si elle a la particularité de chanter “sa terre natale perdue”, n’a pourtant jamais vécu en Arménie. Nous nous découvrons Virginia et moi un amour commun pour le groupe Lavach’ (du nom du pain arménien traditionnel), qui vient de donner un concert à Paris pour la liberté des droits en Turquie. Virginia a les yeux qui brillent lorsqu’elle évoque Sévane Stépanian, la chanteuse et leader du groupe, qui joue également de l’accordéon.
Elle m'invite à venir demain à l'Église Apostolique arménienne de Paris. Avec son mari Aram Kerovpyan, ils accompagnent les offices de leurs chants, perpétuant un rite arménien très ancien. Aujourd’hui, la transmission orale de ces chants ne se fait plus et la tradition risque de se perdre. Mais contrairement à ce qu’on a coutume de dire, l’objectif d’Aram et Virginia n’est pas de “garder ces chants en mémoire”. Il s’agit plutôt “de les faire vivre”, insiste-t-elle, c’est-à-dire d’assurer leur transmission et leur intégration dans le paysage musical. C’est aussi en ce sens que la jam orientale de la Péniche Anako existe : elle permet aux traditions musicales de perdurer, notamment en se mélangeant à d’autres influences.
Chants sacrés d’Arménie
Le lendemain, je retrouve sous la neige Virginia et son mari le maître-chantre Aram Kerovpyan à l’église arménienne, rue Jean Goujon dans le 8è arrondissement de Paris. Ils m’ont invitée à assister à l’office de la présentation de Jésus au temple de Jérusalem, ou Dearntaratch. Il fait froid dans la petite église très haute, et le moindre bruit résonne. Des tapis persans recouvrent entièrement le sol. Dissimulé par un rideau, l'autel est surmonté d'une imposante fresque représentant Dieu le Père ouvrant grand les bras, un sourire sur les lèvres. Aram, la soixantaine, chevelure blanche et barbe grise assez longues, les yeux fermés, concentré, ressemblerait presque à un druide. Il a revêtu l'habit liturgique blanc et rouge, une croix dorée est brodée dans son dos. Un peu en retrait, Virginia a dissimulé ses cheveux sous un voile blanc. Pour l’instant, seule une famille est assise sur les bancs, au dernier rang tout au fond. Les enfants, dont les petites jambes se balancent dans le vide, ne bronchent pas. Alors que je m'attends à l'une de ces cérémonies ennuyeuses, je vais vivre un moment inédit de pure communion.
Le jeune prêtre fait son entrée dans une grande robe noire, puis traverse l'église à toute allure pour allumer les cierges. Les chants en krabar (arménien ancien) commencent, alternés de lectures de textes sacrés. Aram et Virginia entament leur chant modal. Le couple s’est fait spécialiste de cette musique originaire du Proche-Orient et du Caucase, d’un tempérament dit “naturel” par opposition à la musique occidentale, dite “tempérée”, c’est-à-dire fondée sur des demi-tons. Les vibrations naturelles de la musique modale offrent un résultat beaucoup plus doux à l’oreille.
Les trois dignitaires, coiffés d'une large capuche pointue, dont l'un, l’évêque, est confortablement assis sur un riche trône doré, tournent le dos aux fidèles. Eux, devront rester debout tout au long de la cérémonie. Le plus jeune lit son prêche sur une tablette tactile encastrée dans un manuscrit en cuir. Arthur, le photojournaliste qui m’accompagne, écoute religieusement le dernier chant d'Aram – peut-être le plus beau. Ses mains sont jointes et ses yeux fermés, il est comme saisi par ce chant qui ressemble étrangement à un chant religieux d'Iran ou de Syrie. À la fin, les prêtres distribuent des bougies allumées et certains enfants ont même droit à une caresse sur la joue. Dans la nuit, sous les flocons, les fidèles sortent alors en procession.
Dans la cour derrière l'église, les fidèles viennent former un cercle autour d'un petit bûcher. Prenant alors leur élan, hommes, femmes, couples, prêtres et même les enfants, sautent chacun à leur tour par dessus le bûcher en flammes. Même l’évêque saute par-dessus le feu son sceptre à la main, tenant sa soutane en riant. Le jeune prêtre tient le nourrisson d'un des fidèles dans ses bras, chaudement emmitouflé dans une combinaison d'hiver. Nous sommes bien loin de l'image austère que j'avais de la religion chrétienne… Alors qu'on nous dirige vers un buffet installé sous un barnum, je réalise qu'Aram et Virginia Kerovpyan ont disparu.
Melting pot musical d’Orient
Je retourne à la Péniche Anako, où Virginia Kerovpyan sensibilise les musiciens au chant modal. Avec Aram, ils organisent un atelier pour enseigner à ceux qui le désirent de nouveaux répertoires musicaux. Ces répertoires ont vocation, ensuite, à être interprétés au cours de la “jam orientale”, fameux rendez-vous d’improvisation.
L’atelier débute par la prise en main d’un bourdon. Cet instrument à cordes très ancien, qui permet de vibrer sur une même note en continu, se trouve aux fondements même de la musique indienne. Ensemble, les musiciens apprennent à construire leurs mélodies sur la base d’intervalles de tempérament inégal et sont initiés aux chants arméniens. Après l’atelier, le couple donnera un concert, accompagné par Ilker Çakal, joueur de saz stambouliote. Le saz est un instrument très ancien à long manche de la famille des luths. Ilker Çakal maîtrise également d'autres instruments de la même famille : le lavta et l’oud, très répandu dans les pays arabes. Il chante des chants kurdes et zaza, du nom de ces peuples anatoliens.
Le concert “Chants d’Anatolie” débute. La salle de la péniche est remplie. Il y a ici des nostalgiques du pays et des trentenaires parisiens en mal de dépaysement qui goûtent pour la première fois le takar, un vin arménien, accompagné d’un lamajun, sorte de pizza méditerranéenne en version turque, faite sur place par le cuisinier. Virginia chante en arménien. Penché sur son kanoun, Aram pince les cordes de l’instrument avec concentration. Né à Istanbul, Aram Kerovpyan n’est pas seulement spécialiste du chant liturgique arménien, il a également étudié cet instrument la famille des cithares très répandu en Asie du Sud-Ouest, auprès du maître Saadeddin Oktenay, avant de rejoindre à Paris l’ensemble Kotchnak.
Le public a pris place sur les chaises pliantes disposées en cercle autour des musiciens. Ceux qui n’ont pas de chaises restent debout entre les rangs. Juste devant moi, un Arménien d’environ 60 ans, les cheveux gris, la peau très brune, tranquillement assis sur sa chaise, chante à tue-tête les chansons qu’il connaît par cœur. Les musiciens intègrent alors son chant mélodieux dans le concert. Sur scène, on compte désormais huit musiciens jouant de l’accordéon, guitare, violon et violoncelle, târ, kanoun, oud, percussions, duduk (hautbois arménien)…
Plus le nombre d’instruments augmente, plus l’ambiance devient électrique. La musique réchauffe les cœurs et les corps, les moments de fièvre alternent avec des moments plus doux. Les spectateurs abandonnent assiettes, verres et bouteilles de vin rouge oriental pour rejoindre les danseurs au plus près de la scène, en tournant des poignets, chantant, applaudissant, poussant des cris aigus.
J’observe depuis un moment la scène. Un homme élégant en chemise d’homme d’affaires boit une bière en retrait au fond de la salle. Harun est un kurde d’une quarantaine d’années qui a longtemps vécu à Istanbul, puis en Allemagne avant d’arriver en France, où il réside depuis 10 ans. Il me raconte sa fuite avec sa famille à l’âge de six ans lorsque les Turcs ont mis le feu à son village. “Les Arméniens ont en commun avec les Kurdes d’avoir beaucoup souffert. C’est un peuple qui a connu le chagrin mais qui garde toujours en lui l’espoir de construire quelque chose de meilleur.”
Je demande à Harun le sens des paroles de cette chanson. Il me dit qu’elle parle d’amour, comme souvent dans les chansons turques et d’Orient, mais qu’il n’existe pas de mot équivalent en français pour décrire le sens avec précision. C’est la première fois qu’il vient ici et il me dit qu’il reviendra, “mais pas seulement pour la musique”.