En ces temps de fermeture imposée par les restrictions sanitaires, le Casino Luxembourg – Forum d’art contemporain souhaite néanmoins vous faire partager ses expositions en cours.
Sans avoir besoin de vous déplacer, nous vous proposons de vous plonger dans le monde des trois artistes actuellement exposés au Casino. Au programme : présentations d’œuvres, photographies, textes et illustrations d’artistes, vidéos et vision élargie de l’univers des artistes.
À la fin de chaque page se trouve une sélection de textes disponibles en ligne via le réseau des bibliothèques pour vous permettre d'approfondir le sujet à la maison.
Rachel Maclean
Installée à Glasgow, Rachel Maclean (née en 1987 à Édimbourg) a obtenu son diplôme du Edinburgh College of Art en 2009. Son travail a retenu l’attention du public à l’occasion de l’exposition annuelle New Contemporaries cette même année. Elle a représenté l’Écosse à la 57e Biennale de Venise en 2017 et a connu depuis un succès croissant, avec des commissions et des expositions individuelles majeures dans des musées et galeries tels que Arsenal Contemporary New York ; Kunsthalle, Winterthur ; Nassauischer Kunstverein Wiesbaden ; The National Gallery, Londres ; Zabludowicz Collection, Londres ; KWM Art Center, Pékin ; Talbot Rice Gallery, Édimbourg ; The Hugh Lane, Dublin City Gallery, Dublin ; The National Gallery of Australia, Canberra ; Artpace San Antonio, Texas ; HOME Gallery, Manchester, et Tate Britain, Londres.
En 2015, le Casino Luxembourg lui a consacré une exposition monographique intitulée OK, You’ve Had Your Fun, sa première hors du Royaume-Uni. Les vidéos présentées alors mettaient déjà en scène son univers décalé et coloré, plein de références à la culture populaire.
OK, You've Had Your Fun
En 2015, le Casino Luxembourg lui a consacré une exposition monographique intitulée OK, You’ve Had Your Fun, sa première hors du Royaume-Uni. Les œuvres présentées alors mettaient déjà en scène son univers décalé et coloré, plein de références à la culture populaire : de La Reine des Neiges à Britain’s Got Talent, d’Oliver Twist à des publicités pour des produits nettoyants, ou encore les jeux vidéo, les références utilisées par Rachel Maclean sont toujours parfaitement claires, mais aussi toujours détournées et malmenées par son imagination, mêlant un monde enfantin et un autre plus horrifique.
De la conception à la réalisation finale, Rachel Maclean contrôle absolument tout : l’écriture du scénario, la confection des costumes, le choix des scènes et des dialogues ainsi que le tournage en chromakey. En plus de son rôle de chef d’orchestre, Maclean incarne elle-même chacun de ses personnages. L’omniprésence visuelle de l’artiste confère aux vidéos une esthétique originale et un esprit subversif, caractéristiques du travail de l’artiste.
Girls Just Wanna Have Fun
En 1983, Cyndi Lauper sort la chanson Girls Just Wanna Have Fun qui se veut un hymne à la solidarité féminine. Avec son triptyque éponyme, Rachel Maclean présente un enterrement de vie de jeune fille qui tourne à la catastrophe. On sent de vives tensions entre les différents éléments de la composition. Les couleurs vives et kitsch de l’arrière-plan se confrontent aux carnations souffrantes et malades des sujets du premier plan. Leurs postures hypersexualisées détonnent des autres éléments qui sont fortement liés à la naïveté de l’enfance, telles que l’arc-en-ciel et le château de Disney. L’allure des princesses devient une mascarade laide et grotesque ; l’échec de la réalisation de l’idéal.
La forme du triptyque et l’arrangement pyramidal de la composition du tableau central réfèrent à la tradition d’art religieux. Ainsi, Maclean critique la nature superficielle de la sacralisation de l’esthétisme glamour. Sur le tableau de gauche, un personnage retire son costume et le spectateur est confronté à une figure squelettique, presque chauve, bourgeonneuse, dont la peau malade et lésée laisse entrevoir la chair et la colonne vertébrale. Sur le tableau de droite, trois figures tentent de faire des poses érotiques et à nouveau, l’idéal est brisé par des éléments ridicules. On peut y voir les figures déféquer de la crème glacée rose et scintillante ou encore uriner dans la bouche d’un personnage imaginaire tenant un cœur sur lequel apparaît « I Love You ».
En somme, Rachel Maclean présente le passage abrupt du rêve enfantin à la désillusion du grotesque des idéaux vénustés, d’une sexualisation qui peut être interprétée comme de l’indépendance mais qui pour l’artiste ne reflète rien de plus qu’une transformation du mode de réification de la femme.
I'm Terribly Sorry
I’m Terribly Sorry (2018) est la première œuvre de Rachel Maclean utilisant la technologie de la réalité virtuelle. Cette expérience interactive a pour décor un paysage urbain britannique dystopique, débordant de marchandises touristiques surdimensionnées frappées du motif de l’Union Jack, telles que des porte-clés Big Ben ou des théières en forme de bus londoniens. Plusieurs personnages, avec un smartphone géant en guise de tête, s’approchent de l’utilisateur·rice.
Ces personnages, stéréotypes de citadin·e·s privilégié·e·s sont incarnés par Rachel Maclean elle-même avec les voix d’acteur·rice·s. D’abord aimables et timides, ces citadin·e·s racontent des histoires confuses et tentent de soutirer de l’argent, leurs protestations se transformant rapidement en quelque chose de nettement plus lugubre.
L’artiste nous place au cœur d’un monde apocalyptique familier des films et des jeux vidéo, un univers marqué par les tensions sociales de l’ère Brexit, où règnent la méfiance et l’incompréhension.
Le Kitsch
Nous nous accordons tous pour dire que les nains de jardin, les boules à neige, les Tours Eiffel en miniature, les coucous, les maneki-neko, les paillettes, les souvenirs de vacances, les mugs Kate & William relèvent du kitsch. Mais qu’entend-on véritablement par ce terme étrange ?
L’origine précise du mot kitsch fait débat. Il pourrait venir de l’allemand kitschen (ramasser dans la rue) ou verkitschen (brader) ; de l’anglais sketch (esquisse), ou encore du yiddish. Aujourd’hui, la notion de kitsch implique une certaine idée de mauvais goût, de mauvaise qualité, de démodé, de populaire, au sens péjoratif du terme : le jugement de valeurs en est donc un élément essentiel.
« Avant d’être oubliés, nous serons changés en kitsch. Le kitsch, c’est la station de correspondance entre l’être et l’oubli.»
Milan Kundera, L’Insoutenable légèreté de l’être, 1984
Il semblerait que le kitsch soit apparu avec l’industrialisation, au milieu du XIXe siècle, se situant quelque part entre l’art « authentique » et l’artisanat « traditionnel ». S’écartant de la dimension intellectuelle de l’art, le kitsch s’épanouit dans le divertissement et la reproduction, plus ou moins fidèle, d’objets consacrés (qu’ils soient d’origine artistique ou religieuse).
Les années 1960 offrent au kitsch un retour en grâce avec l’émergence des cultures de masse, portées autant par les États-Unis que par l’URSS, bien que dans des registres différents.
« Le nouveau kitsch rend les masses plus faciles à manipuler en réduisant leurs besoins culturels à la gratification facile offerte par les dessins animés Disney, la littérature bon marché (pulp literature), et les romans à l'eau de rose »
Sam Binkley, Kitsch as a Repetitive System. A Problem for the Theory of Taste Hierarchy, 2000
Extrêmement populaire au Royaume-Uni, la culture du kitsch est intimement liée au système monarchique. Profondément attachés à leur famille royale, quelles que soient leur origines sociales, ethniques ou religieuses, les Britanniques cultivent un goût pour les objets « royaux », aussi kitsch soient-ils et attestent ainsi que la caractéristique première du kitsch est d’être populaire et accessible à tous. Ainsi, chaque événement (anniversaire, mariage, naissance) enclenche une explosion de la production de souvenirs et de babioles en tout genre destinés aussi bien à la population qu’aux touristes, qui en raffolent. Dépassant la seule famille royale, on retrouve ce penchant pour tout ce qui peut rappeler la culture au sens plus large du terme (les Big Ben en miniature, les cabines téléphoniques, le thé et les scones...), quitte à détourner ce qui est déjà à l’origine un détournement.
De nombreux artistes se sont emparés de cette esthétique riche en couleurs et facilement accessible, parmi eux certaines des plus grandes « stars » de l’art contemporain : Jeff Koons, grand amateur de figures Pop et de recréations de sculptures gonflables ; Joanna Vasconcelos et ses représentations de la femme (objets domestiques ou accessoires de mode), ou encore Takashi Murakami qui puise dans l'héritage du Pop art pour explorer l’univers des mangas et du kitsch japonais.
Moins connus, les artistes britanniques Grayson Perry et Martin Parr explorent cet univers au travers de la sculpture et de la peinture pour le premier, de la photographie pour le second.
La dystopie
Comme nous avons vu auparavant, Rachel Maclean a une prédilection pour les couleurs vives « kitsch ». Dans I’m Terribly Sorry, le « kitsch » reste présent malgré un changement d’ambiance notable : les univers ensoleillés de ses précédentes œuvres laissent place à un environnement désolé et pluvieux, où les seules sources de lumière sont des répliques géantes de souvenirs londoniens, un Big Ben courbé et menaçant, la figure de la reine qui fait signe de la main, des faisceaux lumineux bleus jaillissant de ses yeux, et bien sûr le bus à l’impériale rouge en forme de théière. Cette esthétique de sombre détournement rappelle plusieurs codes d’un genre à part entière : la dystopie.
L’antonyme – utopie – vient du grec ou, qui signifie « non », et de topos, « pays ». Ce terme est souvent associé au concept d’une société imaginaire idéale qui demeure irréalisable. Le changement de préfixe u- en dys-, qui signifie « difficulté », indique que derrière chaque dystopie se trouve généralement une utopie qui a été corrompue. Il s’agit d’abord et avant tout d’un genre littéraire auquel sont associés certains titres comme Brave New World de Aldous Huxley, Fahrenheit 451 de Ray Bradbury, 1984 de George Orwell et plus récemment The Handmaid’s Tale de Margaret Atwood. Parmi les thèmes récurrents du genre, l’on peut mentionner l’idée de surveillance et de propagande, de contrôle de la pensée et donc de la censure, la déshumanisation associée à la production à la chaîne ainsi qu’au communisme.
Le 26 juin 2016, le Royaume-Uni a provoqué une onde de choc, tant au niveau national qu’international, en votant en faveur d’une sortie de l’Union européenne. Comme elle le mentionne dans son entrevue disponible sur Casino Channel, Rachel Maclean s’interroge sur le sentiment d’identité au lendemain de ces événements. À maintes reprises, le Brexit a été associé à la dystopie. D’un côté, l’électorat qui a soutenu le retrait du Royaume-Uni de l’Union européenne s’est prononcé contre une force étrangère qui remet en cause la souveraineté du pays. Dans le discours en faveur du Brexit, le terme qui revient le plus fréquemment est « Bruxelles », siège de la Commission européenne, considéré comme une entité extérieure et oppressante. L’autre ennemi serait l’immigration qui corromprait l’identité britannique.
Par contre, les opposants au Brexit voient les conséquences du référendum comme un chemin vers une société dystopique : fin du libre mouvement à l’intérieur de l’Union européenne, repli sur soi, limitation de l’immigration et ségrégation contre les réfugiés.
Chez Maclean, la mise en scène oppressante évoque les dystopies. L’idée de surveillance est renforcée par l’omniprésence du téléphone portable. En remplaçant dans I’m Terribly Sorry les têtes des personnages par des smartphones, Maclean brouille la limite entre l’acte de surveillance, qui implique un objet physique, un corps, et celle de la dataveillance, qui dématérialise cet objet. La dataveillance concerne la surveillance de données numériques créées par un individu. La difficulté de démarcation entre le réel et le virtuel n’est pas sans rappeler la campagne en faveur du Brexit et de l’usage présumé de données personnelles pour cibler et influencer l’électorat.
POUR ALLER PLUS LOIN
Casino Channel
Textes disponibles sur a-z.lu :
- Barnard-Wills, Katherine, et Barnard-Wills, David, « Invisible Surveillance in Visual Art », Surveillance & Society, vol. 10, n° 3-4, 2012, p. 204–214.
- Kwastek, Katja et al., Aesthetics of Interaction in Digital Art, 2013.
- Paul, Christiane, et Safari, an O'Reilly Media Company, A Companion to Digital Art, 1st ed., 2016.
- Simanowski, Roberto., and ProQuest. Digital Art and Meaning Reading Kinetic Poetry, Text Machines, Mapping Art, and Interactive Installations. Electronic Mediations ; v. 35. Minneapolis: University of Minnesota Press, 2011.
- Thériault, Barbara et al., « Le Style kitsch et l’ère du kitsch », Sociologie et Sociétés, vol. 46, n° 1, 2014, p. 279–288.
Casino Luxembourg - Forum d'art contemporain
29.02.2020 - 19.04.2020
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