6. La Bouffe

La cloche retentit, c'est prêt.

Maurita, Lupita et Reynita ont préparé le déjeuner, coupé les légumes du jardin et du supermarché, les ont lavés avec du savon et réchauffé les tortillas. Le tout entre deux blagues de fesses. Cuisine et sous-entendus, c'est leur spécialité.

Dans le dictionnaire mexicain figure même un mot spécifique pour désigner ces doubles-sens graveleux : l'albur. Des plats faits avec humour, donc. Un met d'épluchures de patates. Du cactus, le nopal, qui ressembe à des haricots verts mais en plus gluant. Du chicharrón : de la peau de cochon grillée. Les tacos, les quesadillas, le mole, les tamales, les plats servis dans des feuilles de maïs ou de bananier. Le café, toujours trop dilué, et le chocolat qui se vend en forme de petits palets à faire bouillir dans l'eau. Les fruits exotiques, le zapote, papaye, mango-piña, jocote. Les haricots rouges, les "frijoles" (dire frirolèsse), matin, midi et soir. Mais toujours, avec de la sauce au piment.

Le marché de Comitan

La certaine opulence qui règne ici au centre au milieu des blettes, des salades, des rires gras et des radis ne reflète en rien la réalité locale. Au pays de la tortilla, le diabète est devenu la première cause de mortalité. Les sodas et les chips, omniprésents, remplacent le pozol (boisson de cacao et de maïs) et les plats traditionnels. Les paysans ne produisent plus ce qu'ils consomment. Le taux de cancer de l'estomac s'avère étonnamment élevé dans la région, dangereuse coïncidence avec une culture intensive de tomates bourrée de produits agrochimiques. Parfois à l'entrée d'un village, on apperçoit une pancarte du programme gouvernemental aujourd'hui périmé "Sin Hambre", "Sans Faim", supposé combattre la malnutrition. Il a échoué, comme beaucoup d'initiatives de l'Etat.

Du manque, du frit, du chimique, du bio et de la viande, partout. Souvent, le voisin égorge ses porcs qui crient à la mort. A la déchetterie du village, il y a des montagnes de plumes de poulet déchargées des rôtisseries.

Loin des normes sanitaires, la cuisine Mexicaine garde de charme son côté aventureux. Epicé ? Pas épicé ? Eau purifiée ? Pas purifiée ? Alors on teste, on avise, on fait confiance à notre système immunitaire et aux cuisines aux sols de terre et aux toîts carbonisés par la fumée qui sort des poêles à bois sans cheminée. On essaie. On se trompe parfois. Ca fait une métaphore de la vie.

Photo: Marine Urbain

Comme on tatonne dans les sauces, chaque jour est ici un enchaînement d'imprévus dont les Chiapanèques ne semblent pas avoir peur. L'habitude a rendu leur palais insensible, et leur agenda relatif. Manque cruel d'organisation ou capacité surdévelloppée à jouer avec les aléas, cette manière stoïque d'observer les évènements bascule selon les circonstances tantot vers le défaut, tantot vers la qualité. Les pattes de poulet inclues dans la marmite.

Je m'attendais à l'inattendu. Je m'attendais à la tourista, aux nuits d'étoiles, aux insectes. Je ne m'attendais pas aux départs-surprises, à espérer la pluie, je ne m'attendais pas aux couleurs du cimetière ni aux tripes de boeuf séchées. Je savoure les rires qui sortent des casseroles. J'apprends à jouer avec l'incertitude. A accepter le flou, à faire sans prévoir, à suivre les intuitions, avancer dans le noir. A goûter aux choses. Et si je rève parfois d'une tartine de beurre salée, je mets dans mon assiette ce que je trouve et ce qui me plaît. Et au final j'apprends à faire ce que tout le monde fait : improviser.

Photos : Mission Cactus et Matthieu Ruer

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