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Le pouvoir dans l'Eglise Marc 10, 32-40

LECTURE BIBLIQUE : Marc 10, 32-40

Ils étaient en chemin et montaient à Jérusalem, Jésus marchait devant eux. Ils étaient effrayés, et ceux qui suivaient avaient peur. Prenant de nouveau les Douze avec lui, il se mit à leur dire ce qui allait lui arriver : « Voici que nous montons à Jérusalem et le Fils de l’homme sera livré aux grands prêtres et aux scribes ; ils le condamneront à mort et le livreront aux païens, ils se moqueront de lui, ils cracheront sur lui, ils le flagelleront, ils le tueront et, trois jours après, il ressuscitera. »

Jacques et Jean, les fils de Zébédée, s’approchent de Jésus et lui disent : « Maître, nous voudrions que tu fasses pour nous ce que nous allons te demander. » Il leur dit : « Que voulez-vous que je fasse pour vous ? » Ils lui dirent : « Accorde-nous de siéger dans ta gloire l’un à ta droite et l’autre à ta gauche. »

Jésus leur dit : « Vous ne savez pas ce que vous demandez. Pouvez-vous boire la coupe que je vais boire, ou être baptisés du baptême dont je vais être baptisé ? »

Ils lui dirent : « Nous le pouvons. » Jésus leur dit : « La coupe que je vais boire, vous la boirez, et du baptême dont je vais être baptisé, vous serez baptisés. Quant à siéger à ma droite ou à ma gauche, il ne m’appartient pas de l’accorder : ce sera donné à ceux pour qui cela est préparé. »

PRÉDICATION DU PASTEUR RUDI POPP - Dimanche 19 juillet 2020 - Série "Imagine l'Homme", 6

Afin de pimenter vos vacances, je me permets ce matin de vous recommander un livre : un grand roman (si besoin était). « Les frères Karamazov », ultime œuvre du romancier russe Fiodor Dostoïevski, paru en 1880. C’est certes un livre complexe et déroutant : mais avant tout, « Les Frères Karamazov » est un roman policier, avec au cœur de l’intrigue un meurtre, une enquête et un procès criminel. Le livre se lit aussi comme une pièce de théâtre, avec ses moments de tension dramatique, ses retournements de situation, ses dialogues passionnés… Puis, c’est un roman philosophique dans lequel Dostoïevski affirme ses convictions chrétiennes.

Un des chapitres les plus mémorables est celui qui relate la légende du Grand Inquisiteur. L’histoire est la suivante : le Christ revient à Séville au temps de l’inquisition, une des époques les plus sanglantes de l’histoire de l’Église. Il guérit quelques malades et s’adresse à la foule, mais il est vite arrêté par le Grand Inquisiteur qui le condamne au bûcher. Le soir, l’homme d’Église va trouver le Christ dans sa cellule et lui demande pourquoi il est venu. Il ne doute pas que Jésus est le Christ, mais il pense que les hommes sont incapables de vivre dans la liberté et le dépouillement qu’il leur a laissés. Il leur faut, dit-il, les assurances de la religion. C’est dans ce sens que l’Église a « corrigé » l’œuvre du Christ : à une foi dans la liberté et dans l’amour, elle a substitué le mystère et l’autorité. L’inquisiteur se doit donc d’empêcher Jésus de parler, car si le Christ venait reprendre sa mission, le calme et la paix sociale seraient rompus. Pour maintenir son autorité, l’Église se doit de condamner Jésus au bûcher comme il le fut à la croix.

La scène dans l’évangile selon Marc que nous avons entendu anticipe en quelque sorte ce choc des missions, celle du Christ d’un côté, et celle que ses disciples s’attribuent au sein de l'Eglise, de l’autre côté.

D’abord, Jésus répète, pour la troisième fois en trois chapitres, l’annonce de sa mort et de sa résurrection. La répétition, pour un évangile qui travaille à l’économie — Marc est le plus court des quatre — a bien sûr une visée pédagogique. Elle a pour but de faire entrer dans l’esprit des disciples une idée, une perspective qu’ils ont du mal à assimiler.

Chaque fois que Jésus annonce la croix, les disciples n’entendent tout simplement pas ce qu’il dit. La première annonce est suivie de l’intervention de Pierre disant que cela ne peut lui arriver ; la seconde annonce est suivie d’une dispute entre les apôtres pour savoir qui est le plus grand ; et la troisième est suivie de cette demande de Jacques et Jean d’occuper les meilleures places dans son règne.

En l’occurrence, la demande des fils de Zébédée peut nous paraître particulièrement idiote. Le Christ annonce sa mission pour le salut du monde, et ses disciples ? commencent par dessiner l’organigramme de l’Église ! C’est tout juste qu’ils n’évoquent pas leurs salaires, honoraires, commissions, défraiements, ou pourquoi pas les congés payés. D’ailleurs, l’évangéliste Matthieu, pour le même récit, nous dit que c’est leur mère qui demande cela pour ses fils, sans doute pour dédouaner les deux disciples, étant admis qu’une maman peut manquer plus naturellement de discernement dès qu’il s’agit du devenir de ses fils. L’évangéliste Luc, lui, passe simplement l’épisode sous silence. C’est dire si cette demande est embarrassante.

C’est un fossé qui sépare dans leur demande les fils de Zébédée de celui qu’ils s’efforcent de suivre. D’un chrétien, d’un homme d’Église, et à plus forte raison des apôtres, nous attendons qu’ils se soumettent tout entièrement à la mission du Christ, que leur vouloir ne soit plus une pulsion qui vient de soi, mais de Dieu. Car la foi, c’est vouloir par Dieu. Non par soumission à une dictature de plus, mais par la confiance en la volonté de celui qui a la connaissance. La connaissance de l’économie du monde et de la place de chacun dans le règne temporel comme dans le règne spirituel, dans l’ici-et-maintenant et dans l’éternité. La mission des apôtres, la mission de l’Église, nous dit la tradition chrétienne, c’est de s’accorder tout entier à cette volonté-là. Nous appelons de nos voeux une Église qui n’existe que pour l’œuvre du Christ, qui définit sa fonction et son fonctionnement tout à la façon du corps du Christ.

Or, selon Marc, il n’en est rien. N’ayons pas honte de l’admettre : l’évangile décrit ici crûment l’indécence de la vie concrète des chrétiens. L’argument de Marc est de taille : pour lui, la mission du Christ et la mission de l’Église ne se recoupent pas immédiatement. Il nous suggère de reconnaître une différence et une dissemblance entre l’œuvre du Christ et les œuvres de l’Église, entre la fonction du Christ et le fonctionnement de l’Église. Mais cette différence n’est pas choquante : elle est salutaire !

Derrière la demande des disciples d’occuper les meilleures places aux côtés du Christ, nous reconnaissons la question du pouvoir et de l’autorité dans l’Église. Cette question n’est pas honteuse, puisque l’évangile de Marc en parle sans détour.

Car toute Église a besoin d’une structure pour fonctionner. Dans le Nouveau Testament, plusieurs modèles d’exercice de l’autorité sont d’ailleurs présentés, mais un terme générique les rassemble tous : c’est celui de diakonia, que nous pouvons traduire par ministère, ce qui veut dire service. Le pouvoir dans l’Église est certes une nécessité, mais ce pouvoir est défini comme un service et doit être conçu comme tel. Dans l’Église, l’opposition ne se situe pas entre pouvoir et refus du pouvoir, mais entre le pouvoir conçu comme une domination et le pouvoir vécu comme un service.

Pour revenir à la légende du Grand Inquisiteur : là où l’Église assoit son pouvoir sur la domination, elle condamne le Christ encore et encore à la mort. Mais cela ne veut pas dire que le pouvoir est une honte dans l’Église. Sans exercice de l’autorité, aucune communauté ne peut subsister. Or les Églises sont nécessaires, car les chrétiens ont besoin d’institutions pour se retrouver, durer dans le temps, organiser la solidarité…

Seulement, la sociologie nous a appris que les institutions humaines connaissent quasi inévitablement une évolution qui les conduit à privilégier leur propre fonctionnement au détriment de l’intuition qui les a fondées. Les institutions génèrent des jeux de pouvoir : c’est cette expérience parfaitement contemporaine que Marc nous annonce. Alors que Jésus a toujours privilégié le pouvoir de l’amour sur l’amour du pouvoir, ses disciples n’arrivent pas facilement à traduire ce retournement.

Comment alors exercer une autorité au nom de celui qui a contesté toutes les autorités de son temps ? Il n’y a pas de recette toute faite, tout juste quelques pistes : privilégier une organisation souple, légère, à l’écoute de ce qui se vit à la base ; lutter contre les carrières dans l’Église, organiser une rotation des responsabilités ; se remettre en question régulièrement, contester son propre fonctionnement… En d’autres termes, être conscient que l’expression « institution chrétienne » est un oxymore, une contradiction dans les termes. L’Église est à la fois nécessaire et impossible. Il n’y a rien de pire qu’une Église sûre d’elle-même et qui n’est pas chaque jour consciente de la contradiction qui la fonde.

C’est bien pour cela que Jésus dit aux disciples qu’ils ne savent pas ce qu’ils demandent. D’ailleurs, quelques chapitres plus loin, dans l'évangile de Marc, Jésus sera sur la croix, avec un brigand à chacun de ses côtés. Vous voyez, Marc ne manque pas d’ironie !

Par cette ironie de l’histoire, l’économie du baptême sera appliquée au pouvoir. Jésus nous dit : « La coupe que je vais boire, vous la boirez, et du baptême dont je vais être baptisé, vous serez baptisés. » C’est bien vers un baptême que pointe la croix : une mort et une résurrection. Dans une liturgie de baptême, une phrase dit que la vie chrétienne n’est pas autre chose qu’un baptême quotidien. Nous avons été baptisés une fois, et nous devons continuellement nous en souvenir ; toujours nous devons mourir et toujours nous devons renaître. Le baptême place toute la vie du chrétien à l’ombre de la mort et de la résurrection du Christ.

Le fait que les disciples, donc nous, ne soient pas immédiatement à la hauteur de la mission du Christ n’a donc rien de choquant. Aussi, la valeur d’une Église ne dépend ni du niveau social de ses membres ni de sa richesse matérielle, ni de son importance dans la cité, mais de la façon dont elle vit et dont elle témoigne du Crucifié.

Je voudrais terminer par une autre histoire tirée d’un livre intitulé « Les prédestinés », que je ne vous recommande pas forcément pour les vacances (puisqu’il est consacré aux saints). C’est Georges Bernanos qui évoque ainsi la mission de l’Église :

« Comment expliquer cette bizarrerie que les plus qualifiés pour se scandaliser des défauts, des déformations ou même des difformités de l’Église visible — je veux dire les saints — soient précisément ceux qui ne s’en plaignent jamais ?

Oh ! Bien sûr, si le monde était le chef-d’œuvre d’un architecte soucieux de symétrie, ou d’un professeur de logique, d’un Dieu déiste en un mot, l’Église offrirait le spectacle de la perfection, de l’ordre, la sainteté y serait le premier privilège du commandement… Allons ! vous voudriez d’une Église telle que celle-ci ? Vous vous y sentiriez à l’aise ?

Laissez-moi rire, loin de vous y sentir à l’aise, vous resteriez au seuil de cette Congrégation de surhommes, tournant votre casquette entre les mains, comme un pauvre clochard à la porte du Ritz ou du Claridge. L’Église est une maison de famille, une maison paternelle, et il y a toujours du désordre dans ces maisons-là, les chaises ont parfois un pied de moins, les tables sont tachées d’encre et les pots de confiture se vident tout seuls dans les armoires… La maison de Dieu est une maison d’hommes et non de surhommes. » Amen !

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Rüdiger Popp
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Credits:

Inclut des images créées par NeONBRAND - "untitled image" • Tina Witherspoon - "In celebration of the new year, I staged a cocktail photoshoot with multiple types of drinks, but this one with kombucha in place of champagne was my favorite. " • Florian Schmetz - "Ancient podium" • Lopez Robin - "Powerful man"