Loading

Simon Ghraichy 33 - REVUE DE PRESSE

Français d’origines mexicaine et libanaise, le pianiste Simon Ghraichy est devenu une figure incontournable de la scène classique.

Respecté par ses pairs pour sa virtuosité irréprochable et ses partis pris musicaux tranchés, il a su également conquérir de nouveaux publics grâce à son charisme et sa personnalité décomplexée.

Dès lors, des salles prestigieuses tel que le Théâtre des Champs-Elysées, le Carnegie Hall ou la Philharmonie de Berlin ont vu la moyenne d’âge de leurs spectateurs baisser drastiquement lors de ses derniers concerts.

Élève de Michel Béroff et DariaHovora au Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris (CNSMDP) et de Tuija Hakkila at the Sibelius Academy in Helsinki, sa carrière prit un essor en 2010 suite à la publication du critique musical du Wall Street Journal Robert Hugues ayant particulièrement apprécié son interprétation des réminiscences de Don Juan de Franz Liszt.

Ghraichy se produit en récital solo, avec des orchestres et en Musique de Chambre dans les salles les plus prestigieuses aux quatres coins du monde : le Carnegie Hall de New York, le Kennedy Center de Washington DC, le Théâtre des ChampsElysées

à Paris, l’Opéra Royal de Versailles, l'Orchestre Symphonique de Bretagne la Philharmonie de Berlin, le Gran Teatro Nacional au Pérou, le Teatro Mayor à Bogota, ainsi que dans différentes salles en France, Allemagne, Pays-Bas, Finlande, Norvège, Australie, Mexique, Cuba, Brésil, Egypte etc…

Il est aussi l’invité de nombreux festivals tel que le Bard Music Festival a New York, le Festival International de Baalbeck au Liban, le Festival d’Aix-en-Provence, Violon sur le Sable, Nuits du Château de la Moutte, le Festival de la Chaise-Dieu avec l’Orchestre Philharmonique de Liège.

En 2016, Simon Ghraichy a signé un contrat d’exclusivité avec le prestigieux label Deutsche Grammophon. Son album HERITAGES sorti au Théâtre des Champs-Elysées le 4 mars 2017 sous le label jaune a été plébiscité par toute la presse.

La discographie de Simon Ghraichy inclut également un enregistrement de la sonate en si mineur de Liszt, des Kreisleriana de Schumann ainsi qu’un premier album dédié intégralement aux paraphrases et transcriptions de Franz Liszt.

Camille de Joyeuse | 08.01.2019

Après un premier disque DG intitulé « Héritages » (il avait 31 ans), le pianiste à la chevelure léonine récidive dans un programme dénommé « 33 » (comme son nouvel âge), lui aussi métissé, comme lui alliant rythmes latinos, saveurs outre-Atlantiques et standards romantiques français (plus ou moins connus tel Alkan, génie oublié du romantisme français au clavier : cf. la Chanson de la folie au bord de la mer). Il est en fait mexicain, libanais et français : triple nationalité qui est une chance, la promesse de réalisations au carrefour de plusieurs cultures ; la concrétisation d’une nouvelle constellation, mosaïque de mondes sonores épicés, variés, éclectiques. L’ancien élève du Conservatoire national supérieur de musique de Paris décloisonne la notion sclérosante de répertoires : il n’y a ni répertoire classique ni chemins détonnants ; ni grands maîtres, ni petits maîtres. Il n’y a que des sensibilités et des expériences, des imaginations audacieuses et suggestives qui se cristallisent sous les doigts et par la volonté créative de quelques compositeurs dont le pianiste démiurge sélectionne et agence chaque œuvre ainsi choisie. « Liszt et les Amériques » était le titre de son récital à New York (Carnegie Hall, 2015) : déjà la volonté d’un multiculturalisme sans frontières et sans apriori. Dans son nouvel album, « 33 », les alliages sont tout aussi prometteurs, percutants, parfois provocants : Tárrega, Alkan, Ramirez, Schumann, Gonzales, Glass, Nyman, Szymaánski, Shilingl, Schumann… là encore, la volonté d’une alternance entre deux mondes : le nouveau et l’ancien, entre le populaire et le savant, le traditionnel et le classique… Voilà qui rompt avec des traditions et des postures conservatrices. A chacun de trouver l’unité et la cohérence dans ce meiltingpot surprenant et peut-être enivrant.

Simon Ghraichy. Musiques d'ici et ailleurs

Eliane Faucon-Dumont | 14.01.2019

Simon Ghraichy, l’une des étoiles montantes du piano, était, dimanche, en fin d’après-midi, l’invité de la Scène nationale dans le cadre des Concerts au Chocolat. Le public est venu nombreux écouter un programme hors des sentiers battus, rassemblant des pièces de Robert Schumann, Albéniz, Villa-Lobos, Màrquez…

Visiblement décontracté, Simon Ghraichy présente simplement les œuvres qu’il s’apprête à interpréter et joue l’Humoresque opus 20 de Schumann. Déjà, on admire sa virtuosité, son grand sens des nuances et son souci, à travers la musique, de tracer en creux un portrait d’un compositeur que guette la folie. Puis, le pianiste propose une pièce plutôt rare découverte en 1976. Dans sa grande jeunesse, Schumann a composé des Variations sur le fameux allegretto de la Symphonie n° 7 de Beethoven. Le thème un rien mystérieux de « La Danse » jaillit sous les doigts du pianiste qui, peu à peu, s’en éloigne comme pour mieux y revenir par la suite. C’est là un grand moment plein d’émotions.

Musiques du soleil

Le pianiste aime à rappeler qu’il a trois nationalités : libanaise, française et mexicaine. C’est donc tout naturellement qu’il joue des œuvres qui font écho à ses racines, le Catalan Albéniz en fait partie. Son interprétation d'« Azturias » est tout simplement magnifique. Inspirée par l’averse qui frappe les vitres de sa véranda, le compositeur écrit une pièce mouvante, pleine de nuance, de rythmes. C’est aussi un hommage à sa terre natale. Tout cela, Simon Ghraichy le raconte en des phrases, des tempos séduisants. Pour rester en Espagne, il joue « Souvenir de l’Alhambra », l’œuvre si connue du guitariste Tárrega, comblant ainsi les guitaristes-spectateurs.

En hommage au Mexique, il interprète « Danzon », du contemporain Arturo Màrquez. Cette musique à laquelle il rend ses accents populaires lui va particulièrement bien. « Festa de Sertao », du brésilien Villa-Lobos, est comme une échappée vers les grands espaces. Virtuose, le pianiste offre ici un voyage plein de galops, d’impressions diverses.

Inspirée de la danse des Derviches tourneurs, la pièce de Balakirev à nouveau très virtuose marie joliment les rythmes.

Le public applaudit et réclame des bis. Simon Ghraichy s’y soumettra volontiers, pour le plus grand bonheur de tous.

L'agitateur, Simon Ghraichy, la popstar qui secoue la musique classique

Pierrick Geais | 07.02.2019

Avec son look à la Mika et sa communication 2.0, ce pianiste bouscule les codes de la musique classique. Ses concerts, où il fait se rencontrer Schumann et l’électro, séduisent un jeune public qui avait depuis longtemps déserté les récitals. Rencontre.

La première fois que nous l’avons rencontré, c’était un samedi soir de mars 2017. Nous nous pressions au Théâtre des Champs-Élysées pour découvrir celui que l’on présentait déjà comme la nouvelle sensation du piano. Un jeune homme tout juste trentenaire qui, disait-on, allait dépoussiérer la musique classique. Il faisait particulièrement froid ce soir-là, l’hiver se prolongeait, mais la foule était tellement dense que le hall doré de la salle de spectacles s’était transformé en sudatorium. Fidèles au poste, les habitués de concertos – des dames en fourreau et fourrure, des messieurs en costume élégant – étaient venus applaudir la nouvelle coqueluche. À leur côté se trouvaient des spectateurs beaucoup moins aguerris. Des néophytes en sweat-baskets qui n’avaient certainement jamais mis les pieds au 15 Avenue Montaigne, mais qui venaient découvrir un artiste qui leur semblait jeune malgré son antique instrument. En somme, un artiste qui pouvait les surprendre. Simon Ghraichy est en effet un garçon plein de surprises. Il le prouvait déjà en réunissant dans ce temple de la musique élitiste un public des plus éclectiques.

Quand on le retrouve deux ans plus tard, en février 2019, Paris est toujours aussi froid et Simon Ghraichy n’a pas changé. Il prépare d’ailleurs un nouveau concert au Théâtre des Champs-Élysées, le second de sa jeune carrière, qui aura lieu à la fin du mois. Sa silhouette est reconnaissable entre mille. Particulièrement élancé, il ne cesse de se plier dans tous les sens, mais comme le roseau, ne se casse jamais. Il est indissociable de son impressionnante crinière bouclée qui est devenue, il faut l’avouer, sa marque de fabrique. On lui demande d’ailleurs s’il pourrait la raser. Il répond simplement qu’il n’en verrait pas l’intérêt. Il concède que si sa maison de disques, Deutsche Grammophon, l’a d’abord approché, c’est certainement pour son style. Puis elle l’a gardé pour son talent. « On ne peut pas traiter la musique classique aujourd’hui comme on la traitait il y a trente ans. À l’époque, il suffisait d’être un bon pianiste. Aujourd’hui, il faut toute une communication autour », admet sans ciller Simon Ghraichy. Une confession qui ferait frémir les plus conservateurs de ses confrères et consœurs. Lui les surnomme les « ayatollah de la musique classique ». Il en rit, pourtant ceux-là ne sont pas toujours tendres avec lui. Ils ont vu d’un mauvais œil l’éclosion du phénomène Ghraichy et se moquent sans vergogne de lui quand, par exemple, il s’affiche sur les murs du métro parisien. Une campagne publicitaire d’ampleur pour son nouvel album et son concert, quasi inédite pour un artiste du classique, qui n’est pas au goût d’une certaine élite. Mais ce n’est pas pour plaire à ces grincheux que Simon Ghraichy se décline dans les couloirs du métro, mais au contraire pour piquer la curiosité de ceux qui habituellement ne lui auraient prêté aucune attention. Il joue sur une iconographie pop aux teintes roses et bleutées, ose la veste à imprimés et déconstruit tous les clichés. «#MakeClassicalMusicGreatAgain », s’est-il même amusé à y écrire.

BEETHOV’ CHEZ BARTHÈS

Même s’il ne rechigne jamais à aller faire sa promotion sur France Musique ou dans les pages de Diapason, Simon Ghraichy se plaît également à sortir des médias traditionnels. Son premier plateau télé, c’est dans le Quotidien de Yann Barthès qu’il l’a fait. Il admet que le petit écran s’adapte plus à la musique pop qu’à la musique classique, mais ajoute : « Beethoven ne se retournera pas dans sa tombe si l’on coupe une minute d’un de ses morceaux pour le jouer à la télévision. Au contraire, je suis persuadé qu’il serait ravi d’être écouté par un nouveau public. » Il est aussi très présent sur les réseaux sociaux où il diffuse clips et photos. « Ma démarche, c’est que quelqu’un qui n’a jamais été à un concert classique voit une petite vidéo de moi puis écoute deux minutes de classique, puis quinze minutes, puis un album entier », nous explique-t-il. Il use ainsi des codes de la pop music pour promouvoir le classique.

Mais Simon Ghraichy n’est pas qu’un objet marketé. S’il tient tant à s’adresser aux jeunes, c’est parce qu’il veut savoir que « son public va vieillir avec [lui] ». « Je ne veux pas être plus vendeur. Je ne me travestis pas en étant moderne, c’est ce que je suis », assure-t-il. Ghraichy, 33 ans, est ancré dans son temps. Il boit, fume, s’amuse et adore faire la fête dans les clubs berlinois.

LE MÉLANGE DES GENRES

La recette fonctionne. Simon Ghraichy séduit aux quatre coins du globe. Il quitte souvent Paris pour jouer en Asie ou en Russie. En Amérique latine, où il a fait une tournée de six semaines l'an dernier, il est acclamé comme s'il était Madonna. Sa carrière a d’ailleurs commencé loin de la France, au prestigieux Carnegie Hall de New York où on lui a donné sa chance.

Son nouvel album, 33, qui sortira le 8 février, est à son image : audacieux, tout simplement. Il y fait dialoguer styles et époques, Michael Nyman et Robert Schumann. Sans oublier un magnifique morceau de Philip Glass, « Raising the Sail », que chacun a entendu dans The Truman Show. Ses concerts sont un melting pot tout aussi réjouissant. Celui du Théâtre des Champs-Élysées, le 19 février prochain, promet de nombreuses surprises. Simon Ghraichy nous explique que la première partie sera un récital traditionnel de Schumann, mais que la seconde sera une mise en scène où seront invités à le rejoindre l’étonnant musicien Chilly Gonzales, le compositeur italien de musique contemporaine Jacopo Baboni Schilingi, et également une danseuse soufie, Rana Gorgani. Plus qu’enthousiaste, il révèle que les interludes entre ses morceaux seront mixés par un ordinateur qu’il activera directement sur son clavier. De la musique électronique dans le sacro-saint Théâtre des Champs-Élysées ? La gent à fourrures et costumes sombres pourrait une nouvelle fois s’en indigner. Mais Simon Ghraichy aime ça, révolutionner.

Dites 33, Simon Ghraichy !

Pierre-Yves Lascar | 10.02.2019

Premier avantage de 33, le second album de Simon Ghraichy pour l'étiquette jaune, la prise de son, aérée, qui rend compte de la sonorité timbrée du pianiste franco-libano-mexicain, et d'un jeu à l'indéniable énergie farouche dont profite ici l'Humoreske de Robert Schumann.

Second avantage, qui s’avérera une curiosité pour certains dans un premier temps, la présence des très rares Etudes en forme de variations sur un thème de Beethoven de Schumann, d'après le deuxième mouvement de la Symphonie No. 7 de Ludwig van Beethoven, en réalité vrai chef-d'oeuvre du piano de jeunesse de Schumann - la toute première version fut élaborée dans les années 1831-32 - et très peu enregistré.

Simon Ghraichy nous propose plus simplement un voyage des plus originaux dans son imaginaire, dont les portes ne semblent jamais se refermer : il n'est pas courant de prolonger l'écoute de l'Humoreske de Schumann par des moments "minimalistes" dont l'étonnant Robert on the bridge de Chilly Gonzales, ou les poétiques Etudes pour piano de Pawel Szymanski. Un projet-voyage qui intrigue, qui pourrait vous hypnotiser.

PORTRAIT. « JE SUIS UN ROMANTIQUE DANS LA VIE ET DEVANT UN CLAVIER »

Nicolas Dutent | 15.02.2019

Simon Ghraichy s’est imposé comme un des pianistes les plus palpitants de la scène classique. Fort de ses racines, latino-américaines et moyen-orientales, et de sa fougue, il revient avec un nouvel album, 33 (Deutsche Grammophon).

Avec sa coiffe luxuriante, son tronc effilé, sa hauteur exagérée, ses mains qui dansent, longues et légères, sur le clavier, ses bras qui tourbillonnent comme des branches sous l’emprise imprévisible du vent, on dirait un cèdre du Liban. De l’arbre sacré, Simon Ghraichy, pianiste pétulant, possède assurément l’allure, précieuse, cet air de majesté vanté par Lamartine, Saint-Exupéry, Khalil Gibran... Il bénéficie aussi de son aura, celle d’un conifère symbole d’espoir, de liberté, de mémoire. Une histoire de confluences donc, qui va comme un gant à cette âme cosmopolite, ce corps mobile qui bondit d’un pays à l’autre et dont les racines balancent entre le Mexique, le Liban, la France. « J’ai fait parler mes influences, mes racines, dans Héritages. Dans mon nouvel album, 33, je cherche la résonance entre mes sources et ce que j’appellerais mon paysage mental, psychologique, mes profondeurs », résume le concertiste.

Simon le versatile va vers des terres musicales pas ou peu explorées

Dans la grotte dans laquelle il nous reçoit, son antre musical, il livre une guerre. Contre lui-même. Une large baie vitrée toise la géométrique Cité des sciences et de l’industrie. Un ciel d’hiver changeant et chagrin nous accueille. De rares rayons semblent plaindre les nuages. Un piano aussi rutilant qu’un astre mange et meuble l’espace. C’est un miroir profond, centre de gravité autour duquel un tout désordonné tente de s’organiser. Dans ce joyeux désordre, quelques livres traînent, des vêtements pendent, des sabliers reposent, dressés comme les stèles d’une tombe, sur le ventre de l’instrument. L’artiste explique : « Vous voyez, ce sablier ? On sait que le temps coule pendant une durée déterminée mais à l’intérieur du sablier le temps est malléable. On est un peu désorienté, perdu, sitôt qu’il est retourné. Avec la musique, c’est pareil : une partition contient des mesures bien organisées, avec un temps musical précis. Or le temps se dilate. Il bouge, vit, vacille, avance, recule. Cette perdition à l’intérieur d’une barre de mesure fait l’essence même d’une interprétation. Si on se contentait de jouer mécaniquement les croches, le résultat serait celui d’une machine à tricot, toute interprétation se ressemblerait. L’âme pianistique, c’est l’organisation du temps musical. »

Parmi les partitions qui envahissent les casiers, une est extirpée de son logement. Elle trône désormais sur la table. C’est la Grande Humoresque en si bémol majeur, opus 20. Pièce romantique composée par Schumann et dédiée à Julie von Webenau. « Dans le deuxième mouvement de l’Humoresque, Schumann écrit une ligne entre les deux portées, la main droite et la main gauche, cette troisième portée, Innere Stimme en allemand, est la voix intérieure. Dans ses intentions de composition, il est demandé au pianiste de ne pas jouer cette mélodie mais de la chanter dans sa voix intérieure, de la murmurer et de la ressentir. On est du côté métaphysique de la musique. J’ai demandé à Chilly Gonzales, musicien et compositeur connu pour son ouverture et son originalité, d’utiliser cette voix pour l’harmoniser et en faire quelque chose dans son style qu’on interprétera ensemble. Cette indication très singulière n’avait jamais été explorée. Ni avant ni après la mort de Schumann. »

Simon le versatile va vers des terres musicales pas ou peu explorées, préférant le risque à la prudence, le mélange à la séparation. Il fait sienne « cette gourmandise presque illimitée d’inentendu » dont parle le philosophe Jankélévitch à l’endroit de Ravel. Il conjugue son goût pour la modernité avec le compositeur franco-italien Jacopo Baboni Schilingi, héritier de Boulez, ou un Polonais poignant, Paweł Szymanski. Il ne tait pas pour autant un penchant pour les classiques, refusant de trier parmi les spectres qui l’habitent. « Je suis un romantique dans la vie et devant un clavier, s’amuse-t-il. On connaît mon appétence pour la nouveauté. Reste que mes amours, mes compositeurs de référence, sont Beethoven, Liszt et Schumann. Du premier, j’aime la force, une force du destin capable de déplacer les montagnes, un optimisme implacable, invincible. Du deuxième, j’aime la flamboyance, ce caractère exalté, extraverti. L’excès m’attire. C’est un révolutionnaire atypique et provocateur qui se mettait en scène pendant ses concerts. Les femmes étaient en furie, hurlaient. Le troisième brille par ses facettes multiples, voire sa schizophrénie. Il s’est inventé deux hétéronymes, Florestan et Eusebius. Le premier est plutôt guerrier et conquistador, le second est davantage introverti, sensuel. Cette contradiction me plaît et cette dualité me parle. Je suis un excentrique. Ma part d’ombre, je la dévoile dès que je me mets à jouer. »

Le chemin parcouru depuis sa chambrée de la Cité universitaire jusqu’aux locaux de Deutsche Grammophon fut ouvert par des guides solides, ses formateurs. Qu’il s’agisse d’Hortense Cartier-Bresson, nièce du photographe, « pédagogue exceptionnelle qui a su me structurer sans me brider », de l’efficacité redoutable de Michel Béroff, « machine de guerre qui m’a bétonné », ou de la plus spirituelle Tuija Hakkila, qui lui enseigne le doute, la dimension existentielle, amoureuse même, de la musique, « l’au-delà des notes ». Robert Schumann n’avançait-il pas lui-même, déjà, que « la musique est ce qui nous permet de nous entretenir avec l’au-delà » ? Ici aussi, le doute est méthodique. « Quand tu avances dans la musique, précise le pianiste, tu navigues au milieu du doute. Ce doute plane en permanence sur le résultat de notre interprétation : on n’a pas de téléphone qui nous donnerait directement accès à Bach ou Beethoven, lesquels nous indiqueraient depuis leur ciel ce qu’ils pensent de notre jeu. »

« Le piano m’a sauvé en quelque sorte de la noyade »

L’Humoresque se déplie, entre un intermezzo bouleversant et l’adaptation d’un sonnet de Petrarque. Une prière semblable à une pluie d’étoiles se déploie dans la pièce. « Cette voix intérieure m’est chère, poursuit-il. J’ai dénoué mes propres nœuds à travers elle. Le suicide de Schumann est évoqué comme un fait divers. C’est d’abord la conséquence d’une vie dissolue et folle. Une fois, en jouant l’Humoresque, j’ai senti un crac dans mon cœur, comme une brisure qui me disait : il l’a vraiment fait, il s’est jeté dans l’eau. » Le motif de l’eau est une scansion et une hantise. « J’ai perdu deux êtres chers noyés. J’ai fait un rapprochement dans mon esprit entre cette pièce musicale et la tragédie personnelle qui vient de ma tendre enfance. J’ai grandi avec la phobie de l’eau. Le piano m’a sauvé en quelque sorte de la noyade. »

Hölderlin a chanté le Rhin, ce fleuve dans lequel Schumann finira. Hugo a chanté la triste fin de Léopoldine, sa fille noyée, quand la campagne est encore blanche et le jour aussi sombre que la nuit. Simon espère et sinue entre la Chanson au bord de la mer, Robert on the Bridge, Alfonsina y el Mar. Quand il entend 33, cet âge qu’il avait hâte d’atteindre comme d’autres attendent le printemps, il ne pense pas au Christ. Il voit dans ce chiffre mystérieux et maudit une promesse d’équilibre : l’occasion d’un dévoilement, le moment d’un affrontement, l’heure de retirer les masques.

Quand Simon Ghraichy propulse le récital classique au 21e siècle

Annie Yanbékian | 21.02.2019

Mardi soir à Paris, le pianiste Simon Ghraichy, chaussures argentées et chevelure insolente, a fait souffler un vent d'audace et de poésie dans un temple parisien très vénérable de la musique classique, le Théâtre des Champs-Élysées. Pour porter "33", son projet discographique très personnel, il a fait appel à de l'électro, de la vidéo, à une danseuse... et à un invité de marque, Chilly Gonzales.

On le savait déjà audacieux, rieur, impertinent, avec ses bouclettes irrésistibles et les costumes exubérants qu'il a pris l'habitude de porter sur scène. Non content d'être un pianiste virtuose et attachant, aux choix musicaux éminemment personnels, Simon Ghraichy, 33 ans (d'où le titre de son dernier album sorti chez Deutsche Grammophon), semble fermement décidé à marquer les esprits sur scène - et pas seulement par son jeu fougueux.

Failles secrètes

Pour célébrer la sortie de “33”, plutôt qu'un récital instrumental traditionnel, le pianiste aux origines libano-mexicaines a proposé un spectacle hors norme baptisé “Humoresken”. Ce titre est inspiré d'une œuvre de Robert Schumann, "Humoreske", dont la partition atypique, peut-être hantée par les premiers signes de la folie qui allait faire sombrer le compositeur allemand, a ébranlé Simon Ghraichy. La résonnance inattendue de cette œuvre sur son propre psychisme a exhumé, chez le pianiste trentenaire, la douleur d'un drame personnel ancien autour duquel allait s'articuler le répertoire du disque. ll a mis cette pièce au centre de son projet "33", un album destiné dès le départ à ne rien cacher de ses failles secrètes.

Voix intérieure

La partition de l'"Humoreske" de Robert Schumann comporte une curiosité : une troisième voix supposée être chantée intérieurement par l'interprète, et que le compositeur a appelée "la Voix Intérieure". Sur scène, Ghraichy en a fait à la fois une sorte d'alter ego et, non sans malice, un subterfuge pour détourner le protocole des récitals classiques où l'artiste n'est pas supposé prendre la parole.

Qu'à cela ne tienne, sans ouvrir la bouche, Simon Ghraichy s'est exprimé ! Ses interventions, l'une en première partie, et l'autre à la fin du concert, étaient préenregistrées dans un boîtier magique en forme de cube posé à côté du piano... La "Voix Intérieure" rêvée par Schumann était bien présente dans la salle ! D'une part grâce à ce boîtier à effets, mais aussi parce qu'elle était incarnée par l'invité-vedette de Simon Ghraichy, Chilly Gonzales. Le pianiste canadien a en effet composé une pièce, "Robert on the Bridge", inspirée de cette entité mystérieuse. En seconde partie, il est venu la jouer en duo avec Ghraichy, sur un piano droit positionné face à celui de son hôte.

Effets électro

Après l'entracte, la scénographie n'a laissé aucun espace pour les applaudissements jusqu'à la fin du spectacle. Avec son boîtier magique qu'il frôlait avec emphase, Ghraichy glissait des intermèdes électro, tels des virgules, entre chaque pièce...

Dans le répertoire de “33” et sa projection scénique "Humoresken", cohabitent les thèmes du temps qui passe, de la folie, de l’eau et de la mort, à l'image de la magnifique chanson "Alfonsina y el Mar" d'Ariel Ramirez, dont Ghraichy a fait une transcription libre et inspirée. Le programme se dévoile au cœur d’une scénographie très contemporaine, poétique, parfois décalée, avec des projections vidéo, une penderie au fond de la scène et, en seconde partie, un moment d'obscurité totale, une danseuse “derviche tourneuse” (Rama Gorgani), des personnages énigmatiques parmi lesquels le compositeur Jacopo Baboni Schilingi qui écrit une partition sur le dos dénudé d'un inconnu... Schilingi a signé pour Ghraichy une pièce virevoltante, "Huge", pour piano et MAO (musique assistée par ordinateur). Au moment de la jouer, le pianiste a saisi un ordinateur portable et le Théâtre des Champs-Élysées, temple centenaire, a été inondé de sonorités électro percussives...

Une belle audace

Certes, Simon Ghraichy n'est pas le seul artiste issu du classique à avoir glissé de l'électro dans ses musiques et ses projets. D'autres pianistes comme Francesco Tristano et Vanessa Wagner ont également cassé les cloisons entre ces univers. En posant son récital au cœur d'un spectacle pluridisciplinaire, tel que ceux que l'on peut trouver sur les scènes des musiques actuelles, Simon Ghraichy a frappé fort. Bien sûr, on peut se demander si ces contrepoints visuels et théâtraux mûrement réfléchis, à la dimension autobiographique assumée, ne risquent pas parfois de faire interférence à l'écoute de la musique plutôt que de la servir. Mais l'expérience mérite d'être tentée. Mardi soir, le public a apprécié. On ne peut que saluer l'audace de Simon Ghraichy. Réjouissant.

Review: “33” – Simon Ghraichy, Piano (DG)

Tel Agam | 05.03.2019

The first thing that strikes you about this album is the colorful sound Simon Ghraichy brings out from the instrument. This is also due to the unique timbre of the piano and the relatively close recording. The album starts with a lovely transcription by the pianist, followed by uniquely programmed set of pieces and composers, the center of which is Schumann’s “Humoreske” and “Etudes In Variation Form on a Theme By Beethoven” (based on the second movement of the Seventh Symphony).

Schumann also stands in the center of the album conceptually, with pieces such as Chilly Gonzales’ “Robert on the bridge”, a commissioned piece, with Gonzales joining in. Other connections emerge, such as the latin-sounding “Passionato” movement in the variations, resembling the short Ramirez transcription heard earlier (track 3) or the almost circular opening of the Humoreske, echoed later in the minimalist music of Philip Glass and Michael Nyman.

A fascinating program, then, projecting new ideas on relatively known repertoire. But taken alone, the Schumann pieces are nicely done indeed. The Humoreske sounds incredibly modern in this context, more heavily textured than other digital recordings by András Schiff or Radu Lupu. Ghraichy brings out some hidden voices in the second, “Hastig” movement, preparing the main event coming in at 1:50 quite impressively. Or the left hand figurations brought out with multicoloured overtones in the third movement (track 6). This is “out of the box” pianism, which will make many veteran listeners want Ghraichy to “clean the pedal”, missing out on the effect. He does know when to lift his right foot, though, as shown in the quicker, more lightly textured moments of this piece.

Baboni Schilingi’s “Huge”, a combination of acoustic and electronic music, is another attention grabber, perhaps influenced by what the program overview, explaining the concept of this album, refers to as “the inner voice” in the Humoreske, where “(…) the composer has inserted between two staves some measures that only the pianist can read and hear”. It’s another example of how effectively contrasted the Schumann-Beethoven variations sound when coming in next on this album.

Speaking of this concept, the album is said to be dealing with the pianist’s ”(…) anxieties, his madness and his fascination for time”, a concept which will, perhaps, be more readily clarified with the physical album and included printed material. For streaming listeners it will be no less enjoyable for the musical qualities alone. Together with albums such as Jeremy Denk’s “Circa” reviewed here and Igor Levit’s “Life”, pianists show more and more creative courage of bringing out highly original yet engaging and enjoyable programs. This is one of those. Recommended.

Metrónomo: los lanzamientos de música clásica de febrero

Aura Antonia Garcia

La noticia con la que abrió febrero es que la directora Mirga Gražinytė-Tyla firmó con el sello amarillo, Deutsche Grammophon, y así se convirtió en la primera directora en entrar a la casa de figuras icónicas como Karajan o Abbado. Gražinytė-Tyla sacará su álbum debut en mayo, dedicado al centenario del compositor polaco Mieczysław Weinberg.

Entre los mejores lanzamientos de febrero destacan 33, el álbum del pianista Simon Ghraichy y Songplay de la diva assoluta, la mezzosoprano Joyce DiDonato, este último sumamente interesante por la mezcla y arreglos entre dos géneros, el jazz y arias clásicas.

Nous rencontrons le pianiste Simon Ghraichy à l'occasion de la sortie de son second disque pour le label Deutsche Grammophon. Le titre de l'album, 33, loin d'être anodin, renvoie à l'interprète par bien des aspects…

Tutti-magazine : Deux ans après votre premier disque chez Deutsche Grammophon, le 8 février sort votre second album sous le titre "33". Le rapport à votre âge est donc clairement affiché…

Simon Ghraichy : Si certains interprètes ne communiquent pas volontiers sur leur âge, en ce qui me concerne, je fais très bon ménage avec. Ce n'est après tout qu'un chiffre ! Pour l'anecdote, j'ai oublié de fêter mes 30 ans. Cet anniversaire tombait très peu de temps avant mon premier Carnegie Hall et j'étais tellement happé par la préparation de ce concert et sous le coup d'une telle pression liée à cette échéance que j'avais l'impression que la moitié de mon espérance de vie en été balayée. Heureusement, tout s'est bien passé, et cette impression s'est rapidement estompée. N'en demeure pas moins que je me trouvais à cette époque dans l'œil du cyclone, et lorsque, deux semaines plus tard, j'ai réalisé que j'avais atteint ce chiffre rond, cela ne m'a occasionné aucun effet. Rien !

Mais aujourd'hui, utiliser mon âge actuel comme titre de mon nouveau disque - 33 - est lié à ma volonté de proposer avec sincérité quelque chose de personnel au travers du programme que j'ai choisi. En effet, il n'y a pas une seule pièce non désirée sur cet album et je suis heureux de dire que ce nouveau disque est le fruit d'une démarche entièrement personnelle.

Comment a germé la structure du programme de ce disque ?

Tout est parti de l'Humoreske de Schumann que je jouais déjà à l'âge de 16 ans. J'ai beaucoup vécu avec cette pièce que j'ai laissée, puis reprise, tout au long de ces 17 années. Le deuxième mouvement comporte une voix intérieure, cette "Innere Stimme" que le compositeur a voulue chantée intérieurement par le pianiste. Je ne saurais dire pourquoi cette indication très précise de Schumann me bouleverse à ce point depuis toujours, si ce n'est que j'y perçois une forme de manifestation de la folie du compositeur qui, plus tard, entendra des voix qui lui inspireront ses Variations fantômes. Schumann était ce qu'il est convenu d'appeler "un personnage" et, ce qui l'a poussé à écrire noir sur blanc une voix intérieure dans L'Humoreske m'a sans doute incité à partir à la recherche de mes propres voix intérieures. Il se trouve que, dans le cas de cette pièce, Schumann exige de l'interprète qu'il entende une voix intérieure. Mais on peut aussi se demander à quoi pense le pianiste lorsqu'il joue autre chose. Est-il focalisé sur la musique ? Sur le compositeur ? Pense-t-il à la pluie et au beau temps ? Aux drames qu’il a lui-même vécus ?

Telles sont les questions que je me suis posées en opérant un retour sur toutes mes années de piano. Je souhaitais comprendre par ce biais ce qui avait forgé ma vie et m'avait forgé en tant qu'être humain et interprète.

Sur le livret de votre premier disque - "Héritages" - vous posiez avec les mains vous cachant le visage. Pour "33", vous apparaissez le visage totalement dégagé. Doit-on y voir un message ?

Cela n'a absolument pas été pensé ainsi. La photo de mon premier disque est un instantané qui a été pris dans ma loge aux Bernardins, lors de la soirée d'annonce de ma signature chez Deutsche Grammophon. L'ami photographe qui fait toutes mes photos depuis quelques années, Antonin Amy-Menichetti, avait trouvé que la luminosité était particulièrement belle et m'avait demandé de poser avec les mains sur le visage. Cela s'était fait rapidement sans aucune préméditation… Plus tard, lorsque nous avons fait des tests de pochette, cette photo s'est imposée par sa sobriété. Quant au fait de masquer mes yeux, il ne s'agit pas de timidité, car je ne suis pas quelqu’un de timide. Le sens que j'y vois serait plutôt de cacher certaines choses. Des choses que je pourrais dévoiler ou non plus tard. Avec ce premier disque, ce qui m'importait vraiment était de parler de mes racines hispaniques. Je suis moitié mexicain et je tiens beaucoup à cette culture qui tient une place prépondérante dans ma vie. Ensuite, il est vrai que, deux ans après ce premier disque, alors que nous commencions à travailler sur 33, on m'a dit qu'il serait bon de montrer mon visage et de ne pas paraître trop mystérieux dès lors que mon désir était de dévoiler certaines choses. Et je suis très satisfait du résultat au vu de ce que doit être une pochette d'album aujourd'hui, c'est-à-dire en accord avec le contenu musical proposé sur le disque.

Le programme de "33" débute par votre propre transcription d'une pièce de Tarrega écrite pour la guitare, dans laquelle vous installez avec sensibilité un legato exprimé paradoxalement par une très rapide répétition de notes. Votre transcription exige-t-elle un réglage particulier du piano ?

J'ai besoin d'un bon piano mais aucune préparation préalable n’est nécessaire. Cette pièce demande surtout de jouer dans le premier échappement. On pense souvent que la répétition implique d'enfoncer les touches au plus profond, alors qu'il faut au contraire essayer de survoler le clavier tout en soutenant par un jeu de pédales et une volonté cérébrale pour obtenir un legato chantant. Paradoxalement, la mélodie ne provient pas de la répétition des notes mais des interactions entre les basses de la main gauche et le flot de notes continues… J'ai développé cette technique de répétition depuis mon plus jeune âge et, aujourd'hui, je me sens particulièrement à l'aise avec ce type de jeu, aussi bien que je peux l'être moins avec d'autres techniques. Chaque pianiste a en ses points de forces et ses failles.

Cette pièce de Tarrega, je l'adore à la guitare et j'ai pensé qu'elle aurait sa place dans un album où je me dévoile. En début de programme, elle parle certainement à l'auditeur par sa sincérité et jette un pont vers le passé, c'est-à-dire un lien avec mon premier disque chez Deutsche Grammophon Héritages qui proposait un répertoire qui m'est cher. Ce sera d'ailleurs peut-être un point final car je ne compte pas jouer exclusivement le répertoire latino-américain toute ma vie comme je l'ai fait durant les dernières années car cela plaisait.

Le thème de l'eau est très présent dans le programme de « 33 », et en particulier dans son expression morbide. Par ailleurs, La notice qui accompagne l'album parle de votre phobie de l'eau. La préparation de ces pièces s'est-elle doublée d'un travail personnel ? Doit-on comprendre au travers de l'enregistrement que vous vous êtes libéré de ces démons ?

C'est bien plus complexe encore et je pense que l'un ne va pas sans l'autre : si j'ai pu enregistrer ces pièces c'est parce que je m'en suis servi pour régler quelques problèmes, et si j'ai pu régler ces problèmes à travers ces pièces, c'est que ma vision de l'eau était quelque peu tourmentée. Alors que je n'étais âgé que de quelques mois, un grave accident lié à l'eau a coûté la vie à plusieurs personnes. J'ai ensuite grandi avec la présence de ces fantômes et un poids morbide lié à l'eau, comme pour d'autres le morbide provient du feu, de l'avion ou du train… J'ai ainsi enfoui en moi un certain nombre d'informations très complexes, de peurs et même de phobies ou de questions sans réponses, qui ont refait surface plus tard.

Il y a quelques années, je me suis décidé à vaincre ce lourd passé en me jetant littéralement à l'eau en prenant des cours de natation et en pratiquant la plongée qui est d’ailleurs devenue un de mes passe-temps préférés. Je pense m'être libéré de pas mal de poids.

Pensez-vous avoir été inspiré par ce passé subi pour enregistrer ces pièces qui parlent de vous ?

Avant de nourrir ces pièces, je pense que ce lourd passé a d'abord nourri ma pratique du piano de façon globale. C'est paradoxalement en raison du drame qui a marqué ma famille que mes parents mélomanes m'ont mis au piano dès mon plus jeune âge, sans doute pour m'occuper et faire diversion. De fait, l'instrument qui était à la maison m'a permis de déverser une grande partie de mes fantasmes. Je travaillais mon piano de façon frénétique pour m'exclure de la réalité en m’enfermant dans un monde de musique. J'ai ainsi pu grandir sans trop subir les conséquences d'un drame qui aurait pu me marquer encore bien davantage. J'ignore ce qu'il serait advenu de moi sans le piano mais, heureusement, la question ne se pose pas. Pour autant, je ne suis pas devenu un homme torturé et même, je transpire plutôt la joie de vivre au quotidien. Pourtant, ce qui a façonné ma personnalité pianistique est en grande partie lié au drame de mon enfance…

Quant au programme, bien entendu, il porte l'empreinte de ce passé : Alfonsina y el Mar d'Ariel Ramirez, La Chanson de la folle au bord de la mer d'Alkan, et même l'Humoreske de Schumann qui n'est pas nécessairement lié à l'eau, mais ne dit-on pas que Schumann s'est jeté à dans le Rhin ? Quant à la pièce que j'ai commandée à Chilly Gonzales, elle porte le titre de Robert on the Bridge et se termine par une sorte de chute dans l'eau ! Mais je n’appréhende pas ces pièces. En revanche, mon approche musicale est faite du drame qui m'a marqué indirectement.

À propos des Études du compositeur polonais Pawel Szymanski, vous utilisez l'image d'un sablier pour parler de la malléabilité du temps musical…

Les Études de Pawel Szymanski sont peu connues. Elles ont été publiées chez Chester Music en 1986 sous la forme du manuscrit du compositeur, relié à la façon d'un cahier d'écolier à spirale, et n'ont jamais été jouées. Je suis tombé sur cette partition par hasard et en suis également tombé amoureux… Lorsque je parle de "temps musical déréglé", il faut imaginer une grande horloge de salon de style XIXe dont le balancier se dérègle soudain pour ajouter un "toc" entre son "tic-tac" habituel. Contrairement aux valeurs ajoutées assez fières chez Stravinsky ou Messiaen, on a vraiment l'impression ici d'un dérèglement progressif qui devient frénétique dans la 1re Étude. La mécanique finit par vous sauter à la figure dans une véritable hystérie.

La 2e Étude, toujours sur le système des valeurs ajoutées, n'a absolument rien à voir et se situe dans un courant que je qualifierais de "néo-Baroque". On a un peu l'impression d'une Suite pour violon de Bach à laquelle on aurait appliqué ces valeurs ajoutées, mais également des répétitions de notes. Je n'avais jamais rencontré ce style d'écriture auparavant. Dans le suraigu du piano, le son obtenu me fait penser aux mille éclats d'un sablier qui aurait explosé à la fin de la 1re Étude et qui retomberaient avec la 2e en de multiples facettes cristallines. Pour moi qui collectionne les sabliers, je trouve la métaphore particulièrement belle. Par ailleurs, s’agissant de musique de Bach, Mozart ou Liszt, je ne parlerais pas de "temps déréglé" mais d'une certaine malléabilité du temps musical. Ne serait-ce que par l'impossibilité de jouer avec la rigidité d'une horloge. Je n'imagine pas un seul instant jouer comme un métronome car cela irait à l'encontre de l'émotion et, plus largement, de l'intérêt de faire le métier de pianiste.

Le temps semble une notion qui vous est chère car le titre de votre album "33" parle aussi de durée…

Certainement, et il s'agit ici de temps physique, le temps du corps, et non celui de l'âme. J'ai effectivement 33 ans mais, dans certaines circonstances, j'ai l'impression d'être un vieux papy et, sur certains sujets, de redevenir un adolescent !

Le temps est une notion qui m'est chère. Tout d’abord parce que j'aime en profiter mais aussi cela me renvoie à la musique, sa pulsation, ses subdivisions, ses valeurs ajoutées, etc. Spontanément, lorsque j'apprends une nouvelle œuvre, tout commence par une organisation dans ma tête des temps musicaux. Cela me permet d'abord de comprendre le langage du compositeur, d'en déduire ensuite la façon dont je vais l'assimiler, et peut-être même le phagocyter pour en sortir quelque chose de personnel avec un agencement du temps plus variable et plus malléable que ce qu'indique la partition. Mon interprétation se distinguera ainsi par son temps musical de celles que pourraient proposer d'autres pianistes.

Plusieurs pièces de votre disque, en particulier celles des minimalistes Philip Glass et Michael Nyman, ont une dimension obsessionnelle découlant de la répétition. La préparation de ces œuvres demande-elle un état d'esprit particulier ?

C'est un fait, chez Glass et Nyman, la répétition est une marque de fabrique que tout le monde attend. Et c'est un axe que j'explore aussi dans la 2e Étude de Szymanski, laquelle est exclusivement construite sur la répétition, ainsi que dans la première pièce de l'album, Recuerdos de la Alhambra… Effectivement, il est nécessaire de trouver une approche de ces pièces qui évite de devenir fou à force de les travailler frénétiquement. Dans le cas de Nyman et de Glass, à l’inverse de la déstabilisation naissant de l'écoute de Szymanski, ce qui perturbe est une espèce d'organisation parfaite du temps jusqu'à l'infini. Prenez Time Lapse de Nyman : l'accélération du temps est signifiée par des noires qui ouvrent la pièce, qui se transforment en croches, puis en doubles croches et en triples croches dans une organisation presque absurde et cynique. Ce morceau n'est pas d'une grande difficulté mais, lorsque je le joue, j'ai l'impression que le compositeur s'en est servi pour dire au pianiste que son cerveau, confronté à l'aspect mathématique de la composition, devient quasiment un ordinateur. Si Nyman ne s'était pas heurté aux limites physiques de l’interprète, sa pièce aurait pu continuer ainsi longtemps en subdivisant le temps… Lorsque j'ai commencé à travailler ce morceau, j'ai commencé par rapidement repérer les subdivisions, et cela m'a permis de me conditionner à devenir une sorte de machine dans laquelle on insérerait un programme de subdivision, et je me suis efforcé de rendre cela au mieux en trouvant à exprimer quelque chose de ce qui pourrait par ailleurs être considéré comme assez banal.

Quant à Raising the Sail de Glass, j’ai abordé cette œuvre pour la faire correspondre à l’ambiance et au concept du temps développé dans le programme du CD sans toutefois négliger les autres aspects de cette musique.

Schumann est une figure musicale également très présente dans "33". Parlez-nous de ce qui vous relie à ce compositeur…

Tout a commencé à l'âge de 12 ans avec la Romance No. 1 Op. 28. Pour une raison mystérieuse je me suis retrouvé avec une compilation de musiques de Schumann éditée par Dover, et c'est dans ce volume que j'ai trouvé cette pièce. À l'époque, mon professeur Hortense Cartier-Bresson me reprochait souvent de ne pas aller jusqu'au bout des pièces que je souhaitais travailler et qui se trouvaient être trop difficile par rapport à la technique que je possédais. Lorsque je lui ai proposé cette Romance de Schumann, sa réaction m'a vite fait comprendre son étonnement. Le fait est que cette pièce est construite sur une structure harmonique que je ne pouvais pas comprendre à cet âge. Pourtant, je sentais sous mes doigts des enchaînements harmoniques qui, non seulement me plaisaient, mais me parlaient. Je ne suis pas comme certains pianistes, attiré par les longues mélodies fleuves de Chopin, par exemple. Mon professeur l'a compris et a développé en moi cet amour de l'harmonie. Avec Schumann, j'étais gâté ! Dès lors, je ne l'ai plus quitté jusqu'à, pièce après pièce, avoir toujours du Schumann dans les doigts…

Ma découverte de l'Humoreske s'est soldée par un véritable coup de foudre qui m'a ensuite conduit, en grandissant, à me passionner pour le compositeur. Lorsqu'on étudie la biographie de Schumann en Histoire de la musique, on présente son possible saut dans le Rhin comme un fait divers, conséquence logique d'une vie dissolue. Mais lorsque j'entre dans sa partition, cette tentative de suicide ne fait aucun doute, qu'elle soit réalité ou vécue de l'intérieur. Le fait est qu'ensuite, Schumann n'a plus rien écrit, comme si seul Robert avait été repêché ! Je trouve cette histoire très touchante et, bien sûr, le lien est évident avec celle de ma famille.

Vous avez également fait appel à deux compositeurs contemporains dont vous enregistrez les créations en première mondiale. Comment vous situez-vous par rapport à la création pianistique ?

La création contemporaine est très large, et le terme contemporain ne veut pas dire grand-chose si ce n'est que le compositeur est actuel. Pas moins de la moitié des compositeurs que je joue sur mon dernier disque sont vivants, et ils ont chacun des styles et des univers extrêmement différents. Personnellement, je me sens assez proche d'un langage comme celui de Jacopo Baboni Schilingi, qui est à la fois savant et cherche à concilier plusieurs formes d'Art comme la musique, la calligraphie et la programmation informatique. Cette esthétique me convient bien dans la mesure où je ne me définis pas comme un pianiste classique standard. Je conçois un véritable intérêt pour toutes les formes d'Art, et même une obligation à collaborer. De fait, ma proximité avec cette expression multiple est plus importante que celle de Nyman ou de Glass que je respecte et que je joue. Leur musique est sans doute plus limpide, mais j'aime ce qui fuse dans tous les sens. Par ailleurs la richesse intrinsèque d'une composition de Jacopo Baboni Schilingi m’a sensibilisé à quatre ou cinq sujets dont j'ignorais totalement l’existence auparavant. Une telle démarche me passionne.

Après avoir déjà beaucoup joué et même enregistré, vous signez en 2016 avec le Label Deutsche Grammophon. Est-ce une étape de carrière importante ?

Répondre "non" serait mentir car tout interprète rêve d'une collaboration avec Deutsche Grammophon ! Pour autant, je ne vous dirais pas que tout est facile au quotidien. Nous évoluons dans un monde très différent de celui dans lequel évoluaient les pianistes il y a une cinquantaine d'années. Le CD classique était alors respecté, vénéré, et même tenu pour une œuvre d'Art. Aujourd'hui la consommation prime et, malheureusement, la sphère de la musique classique en pâtit dans la mesure où elle n'est pas faite pour être consommée. De telle sorte que la difficulté pour le label et moi est de concilier ce qui est un Art avec l'univers de la consommation sans lequel la musique classique ne se vendra plus et ne pourra plus faire vivre personne. Certains choix sont donc à faire, et d'autres à refuser. À moi de savoir ensuite convaincre de la viabilité de mes souhaits musicaux.

Par ailleurs, Deutsche Grammophon me permet de pouvoir compter sur une équipe qui me fait confiance et sur laquelle je me repose entièrement pour faire connaître ce que je propose. J’apprécie beaucoup ma relation avec le label, et j'apprécie tout autant la liberté dont je dispose. Or cette liberté m'est indispensable.

De nombreux instrumentistes ont du mal à trouver un agent qui leur correspond. Pouvez-vous nous parler de votre collaboration avec vos agents Lara Sidorov et Samuel Cohen ?

Comme avec Deutsche Grammophon, mes agents me laissent une liberté totale de décision. J'apprécie beaucoup chez tous les deux leur pouvoir de conciliation et d'argumentation lorsqu'il s'agit de débattre d'une idée qu'il est préférable de ne pas retenir. Lara, qui s'occupe de la France, de la Russie et de la Chine, est une personne très pragmatique. Elle connaît le milieu musical mais s'intéresse aussi au côté humain de ses artistes. Quant à Samuel, il a déjà fait trois fois le tour du monde avec le guitariste Thibaud Cauvin, et son expérience à l'étranger est impressionnante. Lara comme Samuel ont une stratégie d'accompagnement. Je suis dans une phase de développement de ma carrière et je sais pouvoir compter sur leur appui.

Entre récital solo, musique de chambre et formation concertante, où va votre préférence actuelle ?

L'expérience la plus fascinante est le concerto. Pourtant, cette forme d’expression a été parfois à l’origine d’un point de désaccord avec plusieurs chefs, mais aussi un point de fusion avec d'autres, car mon approche est celle de la musique de chambre. Ceci va à l'encontre du soliste accompagné par l'orchestre qui le suit à la lettre. Je suis par ailleurs souvent frustré de ne pas avoir le temps ou l'occasion d'échanger avec le chef. Je le regrette d’autant plus que le chef, avec sa baguette, devient l'outil de communication entre les musiciens et moi. Dans un monde idéal, j'aimerais bénéficier d'une semaine entière afin de pouvoir approfondir l'œuvre au côté du chef et de prendre le temps de travailler les dialogues avec les musiciens qui échangent des phrases avec le piano. Mais il s'agit effectivement d'un monde idéal… Par ailleurs je viens d'apprendre que je jouerai pour la première fois le Concerto No. 2 de Rachmaninov en septembre. J'ai 9 mois pour me préparer, mais aussi de nombreux engagements à honorer.

Je ferai également une tournée en Russie et Biélorussie avec les Concertos No. 3 et No. 5 de Beethoven, et la Rhapsodie in Blue de Gershwin, et jouerai plusieurs concertos latino-américains que je ne compte pas enregistrer pour le moment afin de laisser un peu de temps derrière Héritages : le Concerto No. 1 de Villa-Lobos, et les Rhapsodies argentines et cubaines de Lecuona. J'ai également des projets avec la chef brésilienne Simone Menezes… Cela fait pas mal de concertos mais je jouerais aussi beaucoup en récital, en particulier le programme de mon dernier album 33. Tous mes concerts figurent sur mon site Internet…

Le 19 février vous étiez en concert au Théâtre des Champs-Élysées et votre programme s'est terminé par "Islamey" de Balakirev que vous avez présenté de façon originale…

C'était la première fois que je jouais cette œuvre qui m'a toujours fascinée. Islamey est une pièce de concours tenue pour une des plus difficiles à jouer avec Scarbo de Ravel, mais ce challenge me plaisait. D'autant que j'avais invité une danseuse derviche qui a tourné sur scène avec une grâce absolue au son de cette musique. Une telle démonstration est d'une difficulté majeure pour la danseuse, et j'ai beaucoup apprécié de pouvoir accompagner la virtuosité de l'écriture musicale par une autre expression artistique non moins intéressante.

Si vous pouviez formuler un vœu, un seul, à propos de votre trajectoire d'interprète, quel serait-il ?

Si vous étiez magicien, je vous rendrais votre baguette afin de laisser les événements suivre leur libre cours. Une trajectoire artistique est jalonnée d'imprévisibles, de surprises, de déceptions et de moments glorieux. Alors je n'ai aucune envie de griller la moindre étape. Mon seul désir est d'évoluer naturellement avec ces mains qui m'accompagnent et qui s'appliquent à accomplir un vrai travail de fond. Et puis, je n'aime les coups de baguette magique !

RADIO / TV / WEB

La Jeune Génération - 25.01.2019

L'Invité Culture par Caroline Broué | 16.02.2019

Simon Ghraichy : "J’ai grandi en parlant quatre langues; mais ma vraie langue maternelle est la musique"

Saskia de Ville | 06.02.19

Le pianiste Simon Ghraichy est l'invité de Musique Matin

Session studio | 09.02.19

Concert Générations France Musique, le live

VIDEO. Simon Ghraichy : "On peut cibler un nouveau public à travers les réseaux sociaux et les plateformes de streaming"

Jean-Paul Chapel | 14.02.2019

POPOPOP

Antoine de Caunes | 28.02.2019

Lara SIDOROV

Concert Talent

France/Russie/China Management

----------------------

Samuel COHEN

Rest of the world

samuel@sco-management.com

Thierry MESSONNIER

Contact Presse

Credits:

© Antonin A.M

Report Abuse

If you feel that this video content violates the Adobe Terms of Use, you may report this content by filling out this quick form.

To report a copyright violation, please follow the DMCA section in the Terms of Use.