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Arrêt Station Premier arrêt : ixelles

En 2018, la commune d’Ixelles compte plus de 86.000 personnes. Composée de plusieurs quartiers hétérogènes et de différents campus universitaires, Ixelles jouit d’une position culturelle et sociale assez dynamique dans la région Bruxelloise.

La commune d'Ixelles s'étend sur 6 km²

C’est autant de badauds qui passent tous les jours devant des boulevards entiers de cicatrices, des avenues de stigmates aux autoroutes de l’oubli.

« Tant que les lions n’auront pas leurs propres historiens, les histoires de chasse continueront de glorifier les chasseurs ».

Il est l’heure aujourd’hui de se réapproprier notre histoire.

Commençons donc par cette charmante commune ixelloise dans laquelle se dressent quelques arrêts de la STIB dont les noms glorifiés méritent d’être questionnés. Parce que la STIB en 2017 c’est quelques 400 millions de voyages, combien de personnes s’arrêtent tous les jours à des arrêts qui glorifient les pires exactions que l’histoire belge ait portée en son sein ? Comment peut-on à ce point éluder presque un siècle d’expansion et de domination coloniale qui a marqué au fer rouge l’esprit tant des afro-descendant.e.s que ceux des belges.

A l'Abbaye, de précieuses cartes

Notre escapade ixelloise débute. Installons-nous donc dans le tram 8 qui nous mènera de Louise à Roodebeek. Confortablement installés, nous avalons l’avenue Louise et à gauche, commence à se distinguer l’église de l’Abbaye de la Cambre.

Bâtie en 1201, s’y dresse tout un monastère cistercien qui fut vendu comme « bien national » à … la Belgique, durant la Révolution Française

Ouvrez bien les yeux en vous promenant dans ce jardin de cinq hectares. Car juste en face du prieuré, sur cette simple place pavée, vous tomberez nez à nez avec ce qui fut jadis l’ancienne école militaire de géographie.

De 1870 à 1909, les expéditions coloniales se préparaient en ce lieu. La colonisation au Congo n’a donc pas commencé à la Conférence de Berlin en 1885 mais bel et bien une dizaine d’années auparavant. Ainsi, dès 1876 avec la création par Léopold II de l’Association Internationale Africaine, et faisant passer son association pour une œuvre purement philantropique, le monarque invite des scientifiques de l’Europe entière.

Officiellement, il s’agit de cartographier le Congo pour mieux empêcher la résurgence de réseaux d’esclaves et apporter une aide médicale. Officieusement, c’est par ce truchement que le cupide roi parvint à lancer son projet destructeur, seul directeur et actionnaire qu’il était de l’Association Internationale Congolaise.

De son côté, un jeune journaliste du nom d’Henry Morton Stanley, revient tout juste de son voyage pour trouver David Livingstone , perdu au Congo. Acclamé et devenu une star européenne, Stanley se fait contacter par Léopold II pour voler les terres aux natif.ve.s congolais.e.s.

« Et pendant que Léopold déniche encore quelques financements de sociétés missionnaires ; Stanley se met à acheter des terres, autant de terres qu’il peut. On n’a jamais vu ça ! Il fait signer des tas de papelards à des chefs africains qui n’y comprennent rien. Tenez ! Signez ! C’est pour le grand polichinelle ! Vendez pour trois perles votre terre, et votre force de travail pour cinq rouleaux de calicots ! Et les rois signent, et s’ils ne signent pas, on les zigouille. »

Eric Vuillard - "Congo"

Ces faits sont loin d’être sans conséquences actuelles car trop souvent, nous avons entendu la Belgique se targuer internationalement d’avoir une « expertise dans le bassin des Grands Lacs ».

« "Nos diplomates belges sont réputés dans les organisations internationales. Pour leur bonne connaissance, le sens des nuances et leur subtilité dans un certain nombre d’enjeux internationaux comme, par exemple, la situation en Afrique que nous connaissons bien.[…] »

Charles Michel lors de la candidature de la Belgique au Conseil de Sécurité de l'ONU en 2016

Au Musée de Tervuren, se conservent et s’exposent des cartes minéralogiques incroyablement complètes des richesses du sol Congolais. Des cartes qui s’avèrent presque aussi précieuses que ce qu’elles révèlent.

Legrand, des horreurs fièrement arborées

Lorsque le tram se remet en branle et se dirige vers l’arrêt Legrand, une statue fait son apparition dans la grisaille urbaine.

Une impressionnante sculpture qui pourtant, paraît invisible dans le décor, jusqu’à en être dénudée de son nom. Une honte sans doute que d’arborer fièrement le titre de cette œuvre : « Nègres marrons surpris par des chiens » .

Sculptée par Louis Samain et acquise par l’Etat en 1894 et donnée à la ville de Bruxelles en 1895, la statue est d’une rare violence. Un homme tente de protéger son enfant, alors qu’ils sont tous deux enchaînés et assaillis par deux chiens. Nous sommes en droit de nous questionner sur l’impact quotidien d’une telle vision pour toute la population bruxelloise. D’autant plus quand aucune information n’y est inscrite.
Citons l’exemple emblématique de Palmarès, une région au Brésil qui verra une série de onze villages fortifiés s’y bâtirent. Des esclaves y vivront durant un siècle résistant à 7 assauts portugais et un hollandais. Leur royaume comptera jusqu’à 20.000 âmes composées d’esclaves en fuite, mulâtres, indiens, paysans sans terre et même des blancs déserteurs. Ils développeront une culture propre, leur religion et un art-martial : la « capoeira » destinée à lutter contre les esclavagistes. Et ils y parvinrent. Le roi du Portugal ira jusqu’à leur proposer une offre de paix, refusée par le peuple. Encore aujourd’hui au Brésil, le nom de Zumbi dos Palmares, un de leur chef, résonne chaleureusement aux oreilles des brésilien.ne.s

L'ULB, l'antre du savoir éludé

Une enquête menée par Michel Bouffioux, journaliste au Vif l’Express, permit de démontrer que l’ULB conserve encore 14 crânes de congolais.e.s décapités durant la colonisation . Ces crânes seraient en « dépôt » à l’ULB, le bien appartenant à la Société Royale belge d’Anthropologie. L’un de ces crânes appartient à Lusinga, un chef Tabwa qui, à l’époque résista contre l’invasion coloniale, et plus particulièrement Emile Storms

Alors que nous remontons l’avenue Buyl, dehors, la population se fait dense et jeune. Les haut-parleurs annoncent l’ULB. L’université Libre de Bruxelles. Antre du savoir critique, institution du libre examen. L'ULB "engagée" !

Mais aussi l'ULB, pôle du déni historique et d’horreurs mises sous le tapis. Il est aisé d’arborer fièrement son écusson et ses maximes latines qui font bon genre. Il est plus ardu de se tourner sur son passé et d’exposer ses vices.

Ces crânes n’appartiennent pas à l’ULB mais à la Société d’Anthropologie de Belgique, dont Paul Janson fit parti. Cet homme politique libéral belge, en dehors de s’être battu pour le suffrage universel et l’obligation scolaire en Belgique a également fait partie intégrante de cette sombre société anthropologique. Dans le compte-rendu de la séance du 31 janvier 1898 est inscrit :

« M. Paul Janson fait hommage à la société de quatre crânes de Nègres du Congo, dont deux portent des indications précises relativement aux localités dont ils proviennent. Remerciements ».

Il serait sans doute l’heure pour l’ULB d’ouvrir les portes de ses placards et d’en assumer la pagaille. Nier les réalités ne les a jamais fait disparaître. Encore moins quand les descendants réclament la restitution des crânes pour en faire le deuil.

Plus largement, en Belgique sont encore conservés 289 crânes, 8 squelettes et 12 fœtus provenant directement d’Afrique Centrale. Ainsi que deux dents de Patrice Lumumba.

La Belgique est coupable de recel de cadavres !

L’ULB a participé a l’expansion coloniale. Des zoos humains se sont organisés sur l’avenue Paul Héger, exposant des Sénégalais.e.s dans des conditions déplorables. Les clichés et mythes du « sauvage » à « civiliser » se sont construits à cette période et demeurent encore aujourd’hui dans l’inconscient collectif. L’interventionnisme humanitaire dénoncé dans de nombreuses régions du monde dénote d’un européocentrisme toujours présent.

Albert Thys, un homme derrière l'infamie

Descendons maintenant du tram pour se diriger vers le Cimetière d’Ixelles prendre le bus 95 en direction de la Bourse. A peine installé que le prochain arrêt s’annonce : Thys. Pas d’abribus pour cette station dédiée à Albert Thys. Et pourtant, ce militaire et industriel belge est une figure majeure de la colonisation. Il fut, durant l’expansion coloniale de Léopold II, son bras-droit, son officier d’ordonnance sur le terrain, le monarque n’ayant jamais posé les pieds dans son « jardin privé ».

Il fut responsable, entre autres, du chemin de fer reliant Matadi à Léopoldville qui coûtera la vie à 1932 personnes.

Pionner des entreprises coloniales belges au Congo, son empire personnel se dressera presque aussi largement que celui de Léopold II dans l’horizon colonial congolais.

Et si d’aucuns diront de l’expansion coloniale de L’Etat « Indépendant » du Congo n’était pas uniquement commerciale, voici comment s’exprime Albert Thys en 1895 lors de l’annexion du Congo par Léopold II :

« Il faut reprendre [le Congo], si la reprise du Congo est pour la Belgique une bonne affaire. Il ne faut pas reprendre si c'est une mauvaise affaire.D'autres, d'ailleurs, pourront envisager la question à un point de vue plus idéal, et je les comprends, sans vouloir les suivre. Il est bien que chacun reste sur son terrain. Le mien est surtout celui des intérêts économiques. Le Congo peut-il nous donner un débouché pour nos produits industriels? Peut-il nous fournir des matières premières? Si oui, la reprise du Congo est une bonne affaire, à la condition, bien entendu, que l'entreprise ne soit pas frappée d'un vice rédhibitoire, pour rappeler l'expression du pamphlet qui vient de m'être remis à l'entrée. Que demande le Congo? Mais, messieurs, il demande ou demandera tout. Sur mon honneur, je ne sais pas ce que le Congo ne demandera pas un jour, à la Belgique. (Rires.) […] Et qu'est-ce que le Congo peut rendre à la Belgique ? Mais, évidemment, tous les produits tropicaux, tous ceux que donnent les Indes, Java, l'Amérique centrale.[…] La reprise du Congo par la Belgique est donc, au point de vue des productions du sol, une bonne affaire, à moins que des circonstances de nature politique, financière, climatérique ou autre ne rendent périlleuse l'annexion et l'exploitation. Car, messieurs, si le Congo devait un jour mettre en danger l'avenir de la patrie, je serais le premier à le combattre avec la plus grande énergie. (Sensation) »

Albert Thys - Discours d'annexion du Congo par la Belgique en 1895

Alors que le bus reprend sa route vers d’autres oublis historiques, l’horizon bruxellois se jalonne de noms, de places, boulevards, statues, avenues d’une histoire qui n’est pas mesurée à sa juste valeur; des génocidaires glorifiés aux industriels véreux ayant profité de ces abus, voire qui les ont encouragés, tout assoiffés de lucre qu'ils sont.

L’heure est venue de conter une autre histoire, une histoire plus critique, moins simpliste.

« Le fonctionnaire maintient le Birman à terre pendant que l’homme d’affaires lui fait les poches, alors que le colon prétend apporter les lumières de la civilisation »

Georges Orwell

Se réapproprier l’histoire coloniale est sans doute la première étape vers le long chemin de la décolonisation.

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