SF : Science-Football

Édito 

C’est alors que nous étions au restaurant un vendredi après-midi, autour d’une blanquette de veau, avec un des plus célèbres écrivains de science-fiction, que nous est venue l’idée de faire un reportage décalé et inhabituel. Que peuvent bien penser les écrivains du foot et de son univers ? Alors que l’intérêt d’usage pour ces êtres à part concerne le plus souvent chiffre de vente, figure de style et autre prix littéraire, il était temps de casser les codes et d’observer le point de vue d’un auteur sur ce sujet pourtant si discuté. Quel regard porte alors Alain Damasio, gardien de la SF, défenseur du vivre-ensemble et numéro 10 face au capital, sur le sport le plus populaire au monde ?

Par Matthieu Riou, Kévin Glet et Lucas Sainctavit

On a pas le même maillot mais on a la même passion

Elle est où la mouette ?

Alain Damasio, auteur notamment du Dune français (La Horde du Contrevent, 2004) est un écrivain de science-fiction, rare dans les médias comme dans ses parutions. L’ermite marseillais multi-primé a tout du savant fou : voix suave, débit halluciné, il aborde avec philosophie nombreux sujets de société : la VIe République, la société de contrôle, Nuit Debout, le progrès technologique mais aussi le football.

Venu à la science-fiction par la politique, dans l’idée de faire passer un message, Alain Damasio écrit son premier roman La Zone du dehors en 1999, vendu à plus de 50 000 exemplaires, roman d’anticipation qui s’intéresse aux sociétés de contrôle sous le modèle démocratique. Son deuxième livre, La Horde du Contrevent, est récompensé par le Grand prix de l'Imaginaire en 2006 dans la catégorie Roman. Véritable succès public, vendu à plus de 160 000 exemplaires, il est considéré aujourd’hui comme l’un des « incontournables » de la science-fiction française.

À la croisée de Nietzsche, Miyazaki, Mallarmé et Deleuze, son écriture pleine de musicalité nous transmet quasi physiquement des idées de lien, de mouvement, de combat collectif. Ces livres sont humanistes, il y dépeint l'Homme avec ses forces sensibles, son énergie, sa volonté, un être qui va jusqu'au bout. Son imaginaire est une utopie sociale : comment un collectif peut vivre en allant au bout d’un projet, d'un modèle politique. « La politique, c’est la façon dont on vit ensemble » rappelle l’auteur.

Alain Damasio réfléchit aussi sur le progrès technologique et notre rapport au transhumanisme. Pour lui, la réalité ne peut se dire d’une tête et d’un cœur, elle doit être multi-portée, polynarrée, collective. L’Homme n’a pas de téléphone portable et prone la sortie de ce qu’il appelle le techno-cocoon. Cette bulle technologique qui nous empêche de percevoir le monde, de nous parler en face-à-face, d’expérimenter l’énergie qui émane du groupe. Ses personnages sont constamment habités par les quatre grandes capacités de l’Homme : éprouver, percevoir, penser et imaginer. Et il nous dit « là est notre différence, notre grandeur d’humain. Pourquoi la déléguer, l’atrophier en la confiant à nos applis ? »

Muscle ton jeu Alain !

Sans surprise, l’auteur de La Zone du dehors est aussi un grand fan de sport mais surtout de foot, et avec une telle foi pour l’humain et le collectif, il ne pouvait en être autrement. Supporter de l’Olympique Lyonnais depuis toujours, il zone bien souvent sur les bancs du Vélodrome à Marseille , sa ville d’adoption. C’est dans les stades de foot qui trouve cette énergie océanique émanant d’une communauté de fan. Pour lui, le football, c’est aussi 11 joueurs, deux équipes, un projet de groupe, un combat pour mener une horde, droit au but, vers la victoire. Au-delà de Nietzsche, Foucault ou Deleuze, ses réelles inspirations viennent de l’Homme, Nuit debout, Notre dame des landes, le football, les stades, les communautés de supporter, toutes ces choses qui habitent l’énergie du vivre-ensemble. Nous l'avons d’ailleurs rencontré pour parler technico-tactique. Coup de sifflet !!

Matthieu Riou

Les ultras de l'OL

Interview avec Alain DAMASIO : À vos crampons !

Les écrivains, ça pense, ça réfléchit, ça nous enseigne le monde et ses vérités. Mais parfois, ça relâche la pression, ça déconne et ça râle contre l’arbitre. Interview footbalistique et décalée avec le maître de l’imaginaire, Alain Damasio.

Nous : On se demandait, nous qui partageons beaucoup à travers le football, si ce n’est pas dans les stades que l’on retrouve les vraies valeurs humaines ? N’est-ce pas là que tombent toutes les barrières idéologiques et sociales ?

Alain Damasio : Ouais, c’est super intéressant ! Et en même temps, les stades, c’est très complexe… La dernière fois, lors de l’Euro, j’ai vu Pologne-Portugal en quart de finale. Et j’étais à côté d’un Portugais. Après le but, si vous aviez vu ce que le mec véhiculait… ce n’était pas un bonheur « simple », c’était une revanche ! Très clairement, très physiquement. Comme si il avait été humilié pendant des mois. Et j’ai compris que le stade, c’est aussi un exutoire. À travers a victoire de son équipe, on fait tomber les frustrations, en exprimant sa rage, sa colère ! On avait envie de lui dire « sois juste heureux ».

Nous : Et cette rage, malgré tout, elle peut être bénéfique ?

Alain : Bah tu vois, autre exemple : lors du match France-Albanie, au moment où on marque, j’ai eu le sentiment de me dissoudre dans la foule ! J’ai eu l’impression qu’on me libérait du poids d’être un être humain, d’être un individu. J’avais l’impression que tout mon corps partait dans la foule. Un sentiment océanique. C’est cette sensation que l’on devrait ressentir tous les jours ! Après, c’est encore et toujours de l’affect… Vous y allez souvent au stade vous ?

"j’ai eu le sentiment de me dissoudre dans la foule ! J’ai eu l’impression qu’on me libérait du poids d’être un être humain, d’être un individu."

Nous : Aussi souvent que possible ! Après, on ne supporte pas la même équipe tous les trois… Vous êtes pour Marseille, vous ?

Alain : Non, non ! Je suis lyonnais à la base alors j’ai gardé un attachement pour l’OL. Je suis fidèle quand même.

Nous : Ah ouais ? Ils ont perdu hier !

Alain : Ouais, de vrais quiches… Mais non Marseille, depuis quelques années, c’est vraiment pauvre. Là, hallelujah, avec Rudi Garcia, je pense que ça va vraiment remonter. Si lui n’arrive pas à faire quelque chose, je vois pas qui le peut.

Nous : Rudi Garcia a fait quelque chose partout où il est passé… Ou alors, redonnez-nous Bielsa !

Alain : Ah oui, le mec, tu lui donnes onze quilles, il te fait une équipe de foot. C’est juste incroyable. Le mec, c’est un génie.

Nous : Après, c’est un taré, fallait tout le temps le calmer le type… Mais bon, il en faut dans le foot des gens comme ça.

Alain : Parfois les entraîneurs sont plus intéressants que les joueurs. On a quand même des figures dans le milieu : Klopp, Guardiola, Mourinho… Lui, tu vois, je pense que son mode de gestion des joueurs commence à être has-been. Pendant un temps ça a fonctionné mais là. Mais ça, je trouve que c’est génial, les types d’entraîneurs ! Avec Ancelotti, hyper convivial, vachement dans l’humain alors que Mourinho est à fond dans la compétition.

"Parfois les entraîneurs sont plus intéressants que les joueurs."

Nous : Mais tu vois, tu pourras mettre tout le blé que tu veux dans ce milieu, on aura toujours ce côté humain dans les relations entraîneur-joueur !

Alain : C’est clair. Même si chacun à sa philosophie. D’ailleurs, ils lui ont donné à Ranieri le titre de meilleur entraîneur ?

Nous : Toujours pas non. En tout cas s’ils le donnent à l’entraîneur du Portugal, j’arrête le foot et je me mets à la pétanque.

Alain : Impossible, Ranieri, avec ce qu’il fait avec Leicester, tu réfléchis pas, c’est juste incroyable ! Même Zidane, il aura le temps de l’avoir plus tard.

Nous : En même temps, Zidane, tu me donnes son équipe, je suis champion quand je veux !

Alain : C’est clair que c’est pas une équipe…

Nous : Bon et alors, sans transition aucune, Ronaldo ou Messi ?

Alain : Ce que je trouve génial avec eux deux, c’est que je crois qu’il n’y a jamais eu dans le foot un aussi fort critère de différenciation entre deux joueurs. Faudrait faire une étude approfondie à ce sujet. Après on peut défendre les deux. Ronaldo, c’est un bourreau de travail, un bosseur hallucinant, le vrai ouvrier du foot. Alors que Messi, c’est le meilleur, point barre. Intrinsèquement, c’est le meilleur footballeur du monde.

Nous : N’oublions pas Iniesta quand même !

Alain : Ouais c’est vrai. Là dès qu’il est revenu, le Barça ça a été autre chose ! D’ailleurs, dans une interview, et c’est une de mes deux phrases préférées dans le milieu du foot, il disait dernièrement « un grand footballeur, il joue pas avec le ballon, il joue avec les espaces ». Et c’est ça ! Je pense que dans leur cerveau, ces mecs-là voient tout géométriquement, les espaces qui s’ouvrent et se ferment. C’est un art véritable en temps réel. Ils sentent tout avant tout le monde. C’est un balai en permanence. Regarde Messi, c’est sûrement un total crétin dans la vraie vie, mais sur le terrain, y a pas plus intelligent que ce type-là. Guradiola disait à propos de lui : « Messi, chaque fois qu’il fait un choix sur le terrain, à 98%, c’est toujours le bon choix ».

Nous : Neymar aussi, dans sa veine, est pas mal…

Alain : D’un point de vue dribble, d’un point de vue athlétique, rapidité, vitesse, vélocité, technique, Neymar est certainement meilleur qu’un Messi mais le nombre de mauvais choix qu’il fait dans un match, ça fait toute la différence. Mais Iniesta, ouais, je valide !

Nous : Avec un pote, un jour, après qu’on s’est enflammés lui et moi en disant « pourquoi pas Iniesta à Marseille ? », je me souviens qu’il a dit : « Iniesta à Marseille, ce serait comme Marlon Brando dans Plus belle la vie ». Il avait tout dit, on est passé à autre chose. Tout ça pour dire le génie qu’il représente.

Alain : Ah c’est sûr, ce serait un gâchis absolu !

Nous : Et c’est quoi ta deuxième phrase préférée alors ?

Alain : Ah, elle est connue, et forcément, c’est Cantonna. C’est le mec, il lui demande : « c’est quoi le plus beau but que vous ayez marqué ? ». Et il répond : « mon plus beau but était une passe ! » Tu vois, un jour, faut que je mette cette phrase en titre de roman ! C’est splendide.

Nous : Mais des mecs comme ça dans le foot, ça manque !

Alain : Ouais, ouais, il n’y en a plus beaucoup. Des types vraiment intelligents, qui ont un discours de fond… Alors si, on a un génie à Marseille, c’est Bafé Gomis. Franchement, en termes d’expression orale, il est hallucinant. Il s’exprime super bien. Il y a lui et Gourguff, qui lui te fait carrément une dissertation à chaque fois. J’aimerais bien le rencontrer un jour.

Nous : Qui sait, au hasard d’une ruelle…

Alain : Effectivement… Mais il faut à tout prix que vous lisiez mon texte, Barça alone in Babylone. C’est mon meilleur texte ! En fait, c’est un site qui s’appelle Playlist Society, qui m’avait demandé de faire un truc sur quelque chose qui m’avait marqué dans l’année. Et j’ai fait un truc sur le foot. Je commence en me demandant comment on peut être passionné par le foot, sommet de l’horreur ultralibérale. Alors oui, mais il y a le terrain, et là je pars sur l’art de la passe. Mais bon, peut-être que ça rattrape pas tout.

" Mais il faut à tout prix que vous lisiez mon texte, Barça alone in Babylone. C’est mon meilleur texte ! "

Nous : Ce serait beau, aujourd’hui, qu’un club ait les coui… de dire « nous, pas de sponsor » !

Alain : Dans l’absolu, c’est possible. Il faut juste prendre l’argent ailleurs. C’est tellement plus beau, un maillot nu !

Nous : Ah ! Celui de Saint-Étienne des années 1970 ! Mais bon, qui sait, bientôt ils mettront des sponsors sur les maillots nationaux…

Alain : Bah regarde, le Vélodrome, maintenant il s’appelle le Vélodrome Orange ! Ce naming atroce. Comme le Matmut Atlantique à Bordeaux.

Nous : Comme la Ligue 2, désormais c’est la Domino’s Ligue 2. Mais bon, ça existe depuis longtemps. La Liga BBVA, la Barclays Premier league, l’Emirates stadium… Mais d’ailleurs, tu n’avais pas écrit un texte où tout se fait racheter par les grandes corporations ?

Alain : Si, si ! Tu peux tout prendre. Paris est racheté par LVMH, et la ville d’Orange par Orange. Ils rachètent même le Mexique. Bref, souhaitons que le foot n’en arrive pas à ça trop vite…

Entretien réalisé par Matthieu Riou, Kevin Glet, Lucas Sainctavit

L'enfant seul ( crédit photo : dr )

L'écrivain en 3-5-2

Le football est aujourd’hui devenu le symbole universel et populaire du sport, synonyme pour certains d’abrutissement, de consommation et de théâtralité. Afin de mieux comprendre les mécanismes de l’engouement qui l’entoure, nous avons analysé un point de vue d’auteur afin d’obtenir un regard plus créatif et artistique sur cette passion si souvent critiquée.

Des créatifs conscients de tous ces maux tentent d’apporter une vision plus nuancée de ce sport. C’est le cas d’Alain Damasio, écrivain français de science-fiction, connu notamment pour La Zone du dehors et La Horde du Contrevent. Il écrit en 2012 un hommage à la beauté du jeu que nous offre l’équipe barcelonaise tout en taclant sévèrement ce nouvel eldorado juteux pour les différentes marques et sponsors. Ce texte intitulé Barça alone in Babylone illustre alors parfaitement la triste et belle réalité de ce monde.

Alain Damasio dit par exemple que « le foot, tel qu’il est pratiqué par l’actuelle équipe de Barcelone, le fameux tiki-taka, rythmique et tanguant, mérite le nom d’art, oui, triplement : parce qu’il est un savoir-faire, issu d’une technique hors norme, parce qu’il est un savoir-être, fondé sur la générosité d’une transmission (il pense à l’autre, celui qui reçoit et aussi me donne, selon) et puisqu’il est une improvisation enfin, en temps réel, fulgurante, sur la scène d’herbe rase, laquelle se joue à la fraction de seconde et se vit continuée par ceux qui se déplacent autour du porteur du ballon pour enchaîner derrière sa passe et créer avec l’offrande, à nouveau, parfois de longues minutes de feu. ».

Malgré cela, l’auteur insiste également sur le fait que « le Capital, cette rongeasse qui rogne tout, peut bien vendre ledit maillot siglé Messi pour 85 euros à des gosses transis par le rêve, il ne leur enlèvera pas ce qui se joue sans lui, hors de lui, éternellement, quelque fric qu’il en retire, ce qui se joue sur ce gazon bordé de blanc, avec une simple boule élastique de 450 grammes et onze garçons auxquels on a appris, suffisamment tôt, qu’un sport d’équipe pratiqué ensemble, l’un pour l’autre, tous pour un et chacun pour tous, est la plus belle école de la générosité partagée. Une générosité qui s’éprouve physiquement et spirituellement, pour quiconque joue au foot, ne fut-ce qu’une demi-heure ou pour quiconque regarde avec les yeux ouverts une équipe comme le barça, grâce à cette petite lueur furtive qui change tout et qui s’appelle la passe — l’autre nom du don et de l’échange. Là où les réseaux sociaux nous ont dressé à partager les couleurs et les goûts et à troquer, au plus cliqué, nos narcissismes tactiques. Là où travail et mariage sont devenus des contrats aux intérêts bien compris. Là où presque partout, on ne donne plus mais on prête — pour un rendu, pour un vendu. »

Ce point de vue créatif et critique d’un artiste n’ayant aucun lien avec ce sport si populaire est donc des plus intéressant car il permet de mettre en lumière l’ère de la prostitution banalisée, une ère où le plaisir et la beauté du jeu passent avant tout par un lourd processus de marchandisation et d’asservissement sur l’autel du spectacle qui n’enlève en rien à la générosité de ses acteurs. Le compromis à payer pour se délecter d'une roulette de Messi dans la surface !

Lucas Sainctavit

Barça alone in babylone

2012, année du flouze, comme 2013 sera l’année du pèze. L’œuvre qui m’a le plus marqué, en 2012 , me demandez-vous ? C’est l’œuvre de sape du capitalisme, sa présence spongieuse en nous et ses métamorphoses sempiternelles, sa prégnance purulente dans nos façons de sentir et d’agir en computant comme des putains. « Il m’a même pas calculé ». « Pas trop dur, avec ton mec ? Ça va, je gère… ».

Le capitalisme, on ne sait plus comment en parler. Tout le monde est contre — tout contre. Le capitalisme, on ne sait plus comment en parler. Tout le monde est contre — tout contre. C’est comme une eau qui pleut en nous continûment, dans laquelle on nage et qui nous noie, une eau qu’on pisse et reboit sans cesse — une soif qu’on nous aurait créée avec du sel et du sucre dans des bouteilles trop pleines pour nous. Partout la même brume, le même smog de poisse crissante, partout cette sensation d’humidité ambiante, d’argent liquide qui dégoutte des têtes et des toits. Ça suinte des affiches et des écrans pour venir grésiller dans la fibre optique. Ça ruisselle dans les crânes qui comptent, ça dégouline des paris et des jeux, ça se chiffre à longueur de brèves sur le net — salaire des stars, des rats, des tsars, pouvoir d’achat et force de vente, cirque du fric et consommation des manèges… C’est une économie libidinale massive et fluide qui traverse chacun, irrigue nos lymphes et hydrate nos peaux. Une économie de désirs qui plisse, plie et redresse nos corps en les bandant vers l’un peu plus, le beaucoup plus, le plus que mieux des très riches. Un système d’échanges quantifiés qui nous assèche les gestes en fermant nos mains, et nous désaltère pourtant, par rasade, quand on souhaiterait juste s’altérer, devenir autre, retrouver en nous et auprès des autres une gratuité perdue. Même ce mot, gratuité, trahit trop qu’en trente ans, la beauté du don ne se définit plus qu’en négatif d’un monde où tout a son prix.

L’amour est devenu un marché, mature et juteux. La rencontre, cette poésie du hasard, ce miracle, s’interpole et se précalcule dans des banques de données que nous remplissons nous-mêmes. L’amitié et l’échange, les affinités électives, la camaraderie tranquille et joyeuse forment, sur les réseaux sociaux, une matrice de traces que les IA orpaillent pour dégager des profils — et de ces profils une consommation programmée. Le capitalisme du XXIe a accouché d’une idée : il est possible d’extraire de la plus-value même sur l’amitié. Nous savions depuis quelques temps qu’il y avait un marché du sexe, de la guerre, de la mort, un marché de la vie, des naissances et des adoptions, tout autant. Qu’on pouvait acheter et vendre du temps, de l’air et de l’eau — et le droit même de les polluer. Que l’honneur, la liberté d’un homme qui viole, un vote, un enfant, un nom, tout peut se tarifer. Bénéfice partout, justice nulle part. Il y a de l’argent dans la moindre goutte de nos spermes ; de l’or dans nos silences complices qui acquiescent ; du plomb dans nos cervelles, peut-être, parce que le plomb sert de tare dans les balances de marché.

Pourtant, quelque chose résiste. Toujours. En nous, ensemble, politiquement, grâce aux militances multiples et coriaces, par les surrections soudaines qui ressuscitent ça et là, têtues, crevant le plan d’eau. Elles nous aèrent et nous sauvent. Et quelque chose résiste aussi parfois là où on ne l’attendait absolument plus, au cœur d’une zone tellement inondée par le capitalisme que la présence même d’un îlot — allez, moins, d’un atoll surnageant de quelques mètres au dessus de l’océan chiffrée, paraît plus qu’improbable.

Je parle ici du sport professionnel. Je parle ici du football.

Du foot ? Du foooot ? Cette honte en short qui organise le tapinage des stades à travers le naming et ridiculise l’honneur des maillots par la pub ? Ces dirigeants qui gentrifient les tribunes et humilient leurs supporters pauvres ? Ce règne de la finance qui a réduit les clubs prestigieux à des danseuses sans dignité entretenues par des milliardaires maffieux ou des monarchies pétrolières ? Ce sport prétendu collectif qui monte ses équipes comme des troupes de mercenaires, où l’on transfère les joueurs tels des paquets de pâtes aux mercatos d’été et les revend l’hiver, où une marque-homme intitulée Ibrahimovitch gagne 1060 le smic et ne voit pas le problème ? Un sport où l’on importe et naturalise des Africains tant qu’ils sont rentables sur la pelouse, où l’on pille l’Amérique du sud, où l’Europe écrase de sa puissance libérale le reste du monde ? Le foot, hein ? Un sport qui a fait de la valeur individuelle de chaque joueur la seule norme, de la loi du plus riche la seule règle, du marché le seul arbitre d’une accumulation sans scrupule des meilleurs joueurs dans les meilleurs clubs ? Oui, le foot ! J’avoue : j’adore le foot. Parce que le foot n’a jamais eu besoin de tout ce fric, de tout ce système pour être le foot, à savoir l’un des plus beaux jeux collectifs, altruistes et tactiques du monde.

Aujourd’hui, au plus haut niveau, un îlot d’espoir surnage, ai-je osé. Cette île, c’est le FC Barcelone. Une équipe dont dix des titulaires sur onze ont été formés à la Masia, le centre de formation du club. Où l’on apprend aux gosses de huit ans un art simple et sublime qui fera des plus doués, à vingt ans, des modèles d’élégance technique et de générosité balle au pied : l’art de la passe. La Masia est, étymologiquement, le Mas de la Passe quand le Real de Madrid n’est plus qu’une maison de passe, où des mercenaires ronaldomestiqués viennent prostituer leur talent (c’est le cas désormais, dans la plupart des grands clubs : Chelsea, Manchester City, ou le PSG depuis peu).

Chaque passe, au foot, est un don.

Chaque passe, au foot, est un don. De tous les gestes techniques, c’est apparemment le plus courant, le plus trivial. Sauf qu’avec le pressing stressant des adversaires, l’agressivité des tâcles et des anticipations modernes, réussir une passe, en particulier vers l’avant — et spécialement en profondeur, exige des qualités de vision, de tempo et de vista qui relèvent du talent, certes pur, mais d’une pureté ciselée tôt et aiguisée au plus jeune âge pour devenir, adulte, une évidence. Messi, Iniesta, Fabregas ou Xavi, la tétralogie barcelonaise, nous rappelle à chaque match qu’une fois sur le pré, une fois dissipée la brume pailletée et rapace de ceux qui font de la maille sur les maillots et du blé avec de l’art, il reste, devant nous, à fulgurer, quelque chose de magnifique qui s’appelle toujours le foot et qui s’incarne dans la passe.

La passe trouve l’espace, répond à l’appel de balle, suscite l’occasion, crée l’ouverture. La passe distend la défense, perce les lignes, prend de vitesse ou saute soudain le mur des joueurs compacts. Elle surprend, elle invente, elle amène le but. Circulante, redoublée, en triangle ou en carré, elle crée un réseau d’échange et d’entraide mobile, elle tisse l’étoffe soyeuse d’une équipe qui fait vivre le ballon. Et lorsqu’on suit, spectateur, les trajectoires — du cuir qui roule autant que des corps — qu’on lit à mesure les lignes et les espaces qui s’ouvrent, s’écartent et se closent illico, qu’on devine les mouvements qui s’esquissent, sent les appels et comment la passe y fait écho, qu’on dribble parfois et se dégage, avec Iniesta, comme Xavi, pour libérer une offrande à Messi dans la profondeur, à quoi assistons-nous, de quelle vibration aux tripes cette sensation est-elle le nom, sinon la danse ? La danse dans toute son élégance moderne, chorégraphiée par la tactique, l’intuition du geste juste et les gammes répétés — et par ce suprême talent, l’improvisation.

Le foot, tel qu’il est pratiqué par l’actuelle équipe de Barcelone, le fameux tiki-taka, rythmique et tanguant, mérite le nom d’art, oui, triplement : parce qu’il est un savoir-faire, issu d’une technique hors norme, parce qu’il est un savoir-être, fondé sur la générosité d’une transmission (il pense à l’autre, celui qui reçoit et aussi me donne, selon) et puisqu’il est une improvisation enfin, en temps réel, fulgurante, sur la scène d’herbe rase, laquelle se joue à la fraction de seconde et se vit continuée par ceux qui se déplacent autour du porteur du ballon pour enchaîner derrière sa passe et créer avec l’offrande, à nouveau, parfois de longues minutes de feu.

Alors le capitalisme peut bien être partout, tout autour du stade, sur les maillots et sur les panneaux, dans le prix du billet et la rente des droits télérituels, dans la masse salariale hallucinante de 670 millions d’euros des joueurs du Barça, oui. Johan Cruyff, haute figure du beau jeu barcelonais, peut dire avec émotion et raison, lorsque l’exception d’un maillot vierge, propre au Barça, fût définitivement salie par une marque en 2011: « Nous étions un club unique au monde. Nous avons vendu ce caractère unique contre environ 6% de notre budget. Je comprends bien que nous enregistrons actuellement des pertes. Mais en vendant le maillot, nous montrons que nous sommes sans imagination, et que nous sommes devenus vulgaires. ».

Le Capital, cette rongeasse qui rogne tout, peut bien vendre ledit maillot siglé Messi pour 85 euros à des gosses transis par le rêve, il ne leur enlèvera pas ce qui se joue sans lui, hors de lui, éternellement, quelque fric qu’il en retire, ce qui se joue sur ce gazon bordé de blanc, avec une simple boule élastique de 450 grammes et onze garçons auxquels on a appris, suffisamment tôt, qu’un sport d’équipe pratiqué ensemble, l’un pour l’autre, tous pour un et chacun pour tous, est la plus belle école de la générosité partagée. Une générosité qui s’éprouve physiquement et spirituellement, pour quiconque joue au foot, ne fut-ce qu’une demi-heure ou pour quiconque regarde avec les yeux ouverts une équipe comme le barça, grâce à cette petite lueur furtive qui change tout et qui s’appelle la passe — l’autre nom du don et de l’échange. Là où les réseaux sociaux nous ont dressé à partager les couleurs et les goûts et à troquer, au plus cliqué, nos narcissismes tactiques. Là où travail et mariage sont devenus des contrat aux intérêts bien compris. Là où presque partout, on ne donne plus mais on prête — pour un rendu, pour un vendu.

Barça alone in Babylone.

À l’ère de la prostitution banalisée des existences (par le travail, la vente et la consommation de soi), le prix d’une passe mesure nos consentements. Chacun fait sa gagneuse. Mais la passe est un mot réversible qui désigne aussi le plus élégant des actes, celui du passeur. La communication, a dit Deleuze, est « un ensemble de mots d’ordre ». En sport, cet ordre se crie : « gagner à tout prix ». Mais ajoutait cet immense philosophe, « il y a des mots de passe sous les mots d’ordre ».

Le Barça 2012 n’a rien gagné, ou presque (une Coupe du Roi). C’était donc à mes yeux son année. Et si, en 2013, vous n’arrivez pas à casser les codes, jeter un œil à un match du Barça. Le mot de passe s’appelle Iniesta.

Alain Damasio

Hakuna tiki-taka

A PROPOS

Nous sommes trois étudiants en Licence professionnelle Métiers du livre et de l'Edition, spécialité Edition l'I.U.T d'Aix-Marseille à Aix-en-Provence. Chacun de nous évoluant respectivement dans l'équipe première de Saint-Mitre-les-Remparts (13), nous sommes éperdus de cultures populaires et souhaitons partager notre passion avec un lyrisme languedocien.

L'équipe type

Rédacteur en chef : Lucas Sainctavit

Rédacteurs : Matthieu Riou, Kevin Glet, Lucas Sainctavit

Secrétaire de Redaction : Matthieu Riou

Correcteur : Kevin Glet

Mise en page : Matthieu Riou

Crédit photo : les photos d'Alain Damasio

Credits:

Created with images by jarmoluk - "the ball stadion football" • Shht! - "FC BARCELONA - ARSENAL 8 MAR 2011"

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