L'Iran est en crise. Depuis le retrait des États-Unis de l'accord nucléaire avec Téhéran, le pays est confronté à un terrible déséquilibre économique. Victime d'un nouvel isolement, alors que le gouvernement islamique semblait justement s'ouvrir, la population subit pauvreté et répression. Les jeunes veulent fuir leur pays, tandis que nombre de leurs aînés semblent regretter la révolution qu'ils ont menée. Quelles perspectives pour cette jeunesse iranienne en proie au doute face à un futur toujours plus incertain ? Reportage en terre Perse.
CHAPITRE 1 : Révolte
“ Vous êtes touristes ? N’allez pas là-bas ça devient chaud !”, nous prévient un jeune homme dans la rue alors que nous cherchons à nous approcher de la manifestation en cours à Shiraz. Nous l’avions déjà lu la veille sur les réseaux sociaux : les grandes villes s’embrasent. Les habitants de Téhéran, Ispahan, Karaj et d’autres métropoles du pays sortent dans la rue pour y crier leur mécontentement.
À Shiraz, au sud du pays, le million et demi d’habitants semblait pourtant vaquer calmement à ses occupations. Habituellement, en raison de la chaleur suffocante, les magasins sont fermés l’après-midi, les rues sont vides, et les Iraniens se réfugient au frais, chez eux ou dans les cafés climatisés.
“Ce qu’il se passe ? Il ne se passe rien. Tout est parfait ici !” - Manifestant anonyme
Ce jour-là, à l’heure de la prière du milieu de journée, alors que nous empruntons en taxi le boulevard Karim Khan Zand, l’une des artères principales de Shiraz, notre chauffeur ralentit. Un nombre inhabituel de personnes marchent dans la rue sous une chaleur de plomb. Des fourgons de police par dizaines sont garés à la hâte le long des trottoirs. Plus d’une centaine de policiers quadrillent le périmètre et bloquent le passage. Les commerçants ferment hâtivement leurs rideaux de fer. Nous comprenons que les habitants de Shiraz ne font pas que se balader quand nous entendons les cris des manifestants au loin. Nous ne comprenons pas leurs mots, mais les traits tendus de leurs visages parlent à leur place. Nous comprendrons leurs slogans plus tard : “À bas le dictateur !” et “Mort à Khamenei”, lirons-nous le soir-même sous les vidéos illégales de la manifestation publiées sur les réseaux sociaux.
Les badauds, majoritairement des hommes se dispersent sur les trottoirs. “Regardez, il y en a qui se font déjà attraper par la police !”, s’exclame le chauffeur dans un anglais approximatif. Le temps de nous retourner et de voir un homme se faire poursuivre par les forces de l’ordre, notre voiture s’éloigne de la manifestation, dirigée par les agents en uniforme dans les rues adjacentes au boulevard. Notre guide, assis à côté du conducteur, nous incite alors à ne pas traîner de ce côté de la cité. “Si vous voulez visiter, allez par là.”, nous lance-t-il en pointant le bazar et la gare routière, à l’opposé du quartier où se déroulent les échauffourées.
Malgré ces conseils, nous regagnons à pied le quartier où se déroulent les affrontements. Nous empruntons les rues parallèles au boulevard et rejoignons l’artère principale à quelques centaines de mètres de la manifestation, prétendant être des touristes égarés. Sur les trottoirs, les habitants nous interpellent et nous conseillent de changer de direction.
“Ce qu’il se passe ? Il ne se passe rien. Tout est parfait ici !”, s’exclame sarcastiquement un jeune avant de disparaître dans la foule se dirigeant vers les affrontements. Au loin, les cris s’élèvent. Les policiers en combi font barrage. Nous prenons de la hauteur sur le pont qui surplombe le boulevard. Nous voyons mal ce qu’il se passe, les protestataires ont avancé rapidement sur l’artère principale depuis notre premier passage. Alors que nous tentons de prendre des photos des affrontements, un policier en civil nous arrête. “Vous ne pouvez pas prendre de photos des forces de police de la République islamique. Effacez-les !”, nous ordonne-t-il en nous pressant vers les escaliers qui descendent vers la route.
*Filmer une manifestation en Iran est puni par la loi. Ces images ont été tournées clandestinement par un manifestant depuis le pont que nous évoquions plus tôt.
CHAPITRE 2 : Dans l'infortune, souris
Pour la première fois de notre voyage, nous comprenons ce que nos interlocuteurs nous ont raconté tout au long de notre traversée de l’Iran : les esprits s’échauffent. Et lorsque les voix s’élèvent dans les rues, le régime punit les indociles.
Au cours de notre périple, la perspective d’un soulèvement populaire revient régulièrement dans nos conversations avec les Iraniens. Une éventualité qui témoigne du désespoir qui s’empare lentement des habitants du pays, rappelant la révolution islamique, quarante ans plus tôt. En 1978, à l’époque de Mohammad Reza Pahlavi, dernier chah d’Iran, les manifestations populaires menées majoritairement par des étudiants critiquaient l’autoritarisme du roi et sa vision du pays. Voulant revenir à une vie traditionnelle, loin des influences occidentales portées par le chah, la population demandait le retour de Rouhollah Khomeini, un haut dignitaire religieux qui dirigeait la révolution islamique depuis la France. Détrôné par la clameur populaire, le chah s’est finalement exilé tandis que Khomeini, de retour en Iran, s’arrogeait le titre d’Ayatollah, devenant ainsi le premier Guide suprême d’Iran.
Près de quarante ans plus tard, ce sont moins les attaques des libertés individuelles, liées à l’autoritarisme, que les problèmes financiers du pays qui créent une véritable fuite des cerveaux et des richesses vers l’étranger. La situation économique moribonde ne cesse de se dégrader depuis le 8 mai dernier et l’annonce de la sortie des États-Unis de l’accord sur le nucléaire, le Plan d’action global commun (PAGC). Vu par beaucoup comme la possible cause de détériorations futures de la situation dans la région, les Iraniens, eux, vivent au quotidien le rétropédalage américain.
Au-delà du marasme économique, c’est l’avenir de la société iranienne tout entière qui se joue.
Outre le coût de la vie, la monnaie locale n’est pas au plus fort. Alors que le dollar valait 37.000 rials en mars, il n’a cessé de dégringoler pour atteindre maintenant un prix de 121.000 rials, si l’on s’en tient au cours officieux du marché noir, le véritable cours. La banque centrale iranienne a quant à elle décidé de bloquer les conversions autour du taux artificiel de 40.000 rials pour un dollar afin d’enrayer la chute de sa monnaie. Avec un salaire moyen oscillant entre 150 et 300 euros par mois, les classes moyennes et basses iraniennes ne réussissent que laborieusement à survivre jusqu’à la fin du mois. “Imagine que le lait coûte un euro. Du jour au lendemain, je l’ai déjà vu se vendre 20% plus cher, soit à 1,20 € !” nous explique un Iranien pour illustrer sa détresse économique.
Au-delà du marasme économique, c’est l’avenir de la société iranienne tout entière qui se joue. Plus de la moitié de la population a moins de 30 ans. Et dans cette tranche d’âge, plus d’une personne sur quatre est au chômage. Des Iraniens qui n’ont pas connu la révolution islamique, ni même la guerre qui a opposé l’Iran et l’Irak dans les années 80. Inspirée par l’Occident, la nouvelle génération tente tant bien que mal de se faire sa place dans une société dont elle ne reconnaît plus les valeurs, ni le gouvernement. Le désamour des jeunes n’est pourtant pas ce qui devrait être le plus inquiétant pour le président Hassan Rohani : les divisions économiques, religieuses ou sociales sont nombreuses. Tellement nombreuses qu’elles empêchent d’ailleurs un grand rassemblement populaire qui mettrait le régime en péril.
CHAPITRE 3 : Referme ton Coran, pense librement
De toutes les fractures, c’est la rupture économique qui est la plus visible, notamment dans la capitale. Le sud de Téhéran est habité par les classes populaires. Dans les rues, la pauvreté est visible, les enfants travaillent dans les bazars, les femmes sont couvertes par leur tchador. Dans le nord, au contraire, le fastueux centre commercial du Palladium regorge de marques occidentales, les femmes se promènent dévoilées et maquillées à outrance et les hommes boivent de l’alcool dans l’intimité de leur foyer en écoutant leurs enfants jouer au piano. Dans ces quartiers opulents aux pieds du mont Damavand, le gouvernement laisse plus de liberté aux riches Téhéranais qui se permettent d’outrepasser certaines des lois les plus fondamentales de la république islamique contre quelques billets.
“Ici tu peux acheter tout ce que tu veux. Même les gens. Quand tu es riche, tu es au-dessus de tout. C’est pour ça qu’on ne voit pas les membres des hautes classes dans les manifestations. Ils n’ont pas besoin d’entrer dans ce combat.”, nous explique Paul*, un Européen expatrié à Téhéran qui travaille dans l’ambassade de son pays depuis trois ans. Malgré son statut d’étranger, notre interlocuteur reste méfiant et nous demande de ne pas révéler son identité dans notre article, comme le feront tous les Iraniens que nous rencontrerons par la suite. En Iran, parler à des journalistes signifie prendre le risque d’une surveillance accrue des services secrets.
Assis sur la terrasse ombragée d’un café, il nous explique sa vision de la situation actuelle : “Cette fois-ci, on ne se bat pas pour la liberté ou pour un changement de régime. Ce n’est pas du tout comme la révolution verte. En 2009, c’était un combat idéologique. Les gens, riches ou pauvres, avaient tous le même combat et les mêmes revendications. Aujourd’hui, on est dans un combat de classe. Les slogans ne disent pas “Vous empiétez sur ma liberté !” , c’est “J’ai faim ! C’est cher !”. Ce n’est pas une révolution, c’est une revendication.” Selon ce spécialiste des relations internationales, la jeune génération ne veut pas de confrontation directe, comme celle qu’a vécu ses parents quarante ans plus tôt, mais une évolution avec le temps. “Ils savent qu’en cas de chute du régime ils n’ont pas d’alternative. Les Iraniens ont appris à choisir entre le pire et le moins pire. Ils ont vu ce qu’il s’est passé avec la Syrie et avec l’Irak, ils savent ce qu’ils risquent en faisant tomber le régime.”
Ce que Donald Trump a fait en se retirant de cet accord, c’est renforcer les forces conservatrices du régime qui vont se replier sur elles-mêmes. On retombe dans nos travers et le pays se referme. - Paul
L’Irano-européen a vu le pays de ses parents évoluer au cours des quarante dernières années. La révolution, quatre décennie plus tôt, a entraîné avec elle des élections municipales, législatives et présidentielles, la création d’un Sénat et des différents pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire. Un pas considérable vers plus de démocratie, en opposition avec le système héréditaire en vigueur sous le chah selon lui. “La démocratie a déjà fait du chemin en Iran. Mais elle ne s’injecte pas, elle s’acquiert avec le temps. Les réformateurs au pouvoir, ce sont eux la clé !”, s’exclame-t-il pour étayer son propos. “L’intérêt de l’accord sur le nucléaire pour l’Iran était de voir un pays qui s’ouvrait au monde et à la démocratie et favorisait les réformateurs. Ce que Donald Trump a fait en se retirant de cet accord, c’est renforcer les forces conservatrices du régime qui vont se replier sur elles-mêmes. On retombe dans nos travers et le pays se referme.” finit-il par se désoler.
CHAPITRE 4 : D'autres ont prononcé de ferventes prières avant toi
Alors que les riches semblent pouvoir se défaire des contraintes que leur impose le gouvernement, sans se sentir en danger, d’autres Iraniens, plus modestes, voient leurs conditions se détériorer et espèrent un revirement de la situation grâce au soutien des puissances européennes, à l’instar de Mahsan*.
La jeune professeure d’anglais nous interpelle dans un café, voyant que nous sommes étrangers : “Que pensiez-vous de l’Iran et des Iraniens avant de venir ici ?”. Pris par surprise, nous tentons de lui expliquer la vision européenne de ce pays méconnu. Sanctions américaines, course au nucléaire, régime islamique et religion sont les premiers mots qui nous viennent à l’esprit. “Comme beaucoup vous pensiez qu’on aimait tous notre gouvernement, qu’on est tous religieux et ravis de voir nos libertés restreintes. Sauf que dans la réalité, ce n’est pas qu’on accepte, mais seulement qu’on n’a pas le choix.”
La situation ne peut pas rester ainsi. Il faut que les pays étrangers nous aident. Nous on ne peut plus rien faire ! - Mahsan
La jeune femme nous raconte l’histoire de son pays, ne prononçant jamais le nom des dirigeants, et encore moins celui du Guide Suprême, qu’elle désigne d’un coup de menton vers le portrait accroché au mur, obligatoire dans tous les lieux publics. Lorsqu’une personne s’approche de notre table, elle baisse la voix, ou s’arrête au milieu de sa phrase, en épiant l’indésirable avant de continuer son récit. “Avant la révolution, c’était comme le paradis en Iran. C’est ce que nous racontent nos parents lorsqu’ils parlent de leur jeunesse. Mais à l’époque de Mohammad Reza Pahlavi, le pouvoir royal était faible et le Chah a laissé tomber son peuple. Khomeini s’est présenté comme leur sauveur et nos parents ont été trompés. On leur a dit qu’ils auraient un pays fort et une excellente situation sociale. Alors ils ont fait la révolution il y a quarante ans, mais maintenant ils la regrettent.”
La jeune féministe, lassée par son voile qui la contraint depuis l’âge de neuf ans et les amples vêtements obligatoires dont elle souhaiterait se débarrasser, assure cependant que la jeunesse iranienne ne veut pas d’une nouvelle révolution. « Nous ne voulons pas refaire une révolution comme il y a quarante ans pour faire tomber le régime islamique. Mais la situation ne peut pas rester ainsi. Il faut que les pays étrangers nous aident. Nous on ne peut plus rien faire ! ”
CHAPITRE 5 : Tu n'as aucun pouvoir sur ta destinée
“Je déteste ce gouvernement”, assène Massoud* malgré l’interdiction de critiquer ouvertement le pouvoir, lorsque que nous nous rencontrons sur les hauteurs de Shiraz. Cet étudiant en ingénierie industrielle a entrepris les démarches pour pouvoir effectuer son master en Europe et ainsi fuir le pays. “Le problème c’est que rien ne changera jamais ici. En Iran, trente pourcent de la population est croyante et soutient le régime islamiste. Soixante pourcent ne sait pas vraiment ce qu’il veut pour l’avenir du pays et les dix pourcent restant, les seuls qui veulent un changement et pourraient mener une révolution, sont les intellectuels qui sont soit en prison, soit à l’étranger.”
J’avais beaucoup d’amis à l’université qui avaient des idées et qui auraient pu changer notre destin. Mais un jour, ils ont disparu et je n’ai plus jamais eu de nouvelles d’eux.”
Plus jeune, Massoud rêvait d’être sportif professionnel ou professeur de sport, à défaut d’être joueur de basket, une ambition réfrénée par son père. Le régime et le service militaire forcé dans la région désertique de Bandar Abbas ont finalement eu raison de ses rêves de carrière sportive. Les trois mois de formation intensive lui ont blessé les articulations et le dos. “Je ne peux plus courir ou faire du sport. Le sport faisait partie de moi, c’était mon rêve, et ils me l’ont enlevé en me forçant à partir à Bandar Abbas. C’est le pire endroit pour faire son service militaire. Je ne veux jamais y retourner”. Son départ espéré pour l’Europe serait l’occasion pour le jeune homme d’échapper à l’année et demi de service obligatoire qui lui reste à accomplir. En Iran, les étudiants sont dispensés du service militaire de deux ans durant leurs études mais doivent l’accomplir au terme de leurs cursus, avant d’entrer dans la vie active.
S’il s’en va, il n’est cependant pas certain de pouvoir un jour revenir dans son pays. Déserter le service militaire, c’est l’assurance d’une vie en prison. L’exil, si son visa pour quitter le pays lui est accordé, semble donc sa seule solution. “Bien sûr que j’ai envie de partir et que je sais que je n’ai plus aucun avenir ici. Mais cela signifie que je laisse ma famille, surtout ma mère et ma grand-mère derrière moi. Si je pars, je ne pourrai probablement jamais les revoir. Ça c’est très dur.” Le désespoir et la résignation se lisent dans le regard de cet homme de 27 ans qui doit choisir entre son avenir et sa famille “J’aimerais qu’il y ait une révolution et un changement de régime. Mais on n’a aucun leader qui pourrait conduire une révolution. Toutes les personnes qui auraient pu guider ce pays vers un mieux sont exilées à l’étranger, ou mises en prison avant même d’avoir pu faire quelque chose. J’avais beaucoup d’amis à l’université qui avaient des idées et qui auraient pu changer notre destin. Mais un jour, ils ont disparu et je n’ai plus jamais eu de nouvelles d’eux.”
Le jeune homme nous montre un nouvel aspect de son pays, celui d’un Iran blessé, fracturé, résigné. Ce visage est celui de la douleur et de la fuite, après ceux de l’insouciance et de l’envie d’un changement venu de l’extérieur. Alors que les classes supérieures se contentent du régime actuel qui leur permet une liberté relative, que les classes moyennes veulent un changement qu’ils ne sont cependant pas prêts à porter, les laissés pour compte, eux, n’ont qu’une envie : fuir le pays. L’idée d’une révolution semble donc compromise dans ce paysage sociétal disparate. Personne, pas même le peuple iranien ne sait ce qui adviendra de ce pays dans la tourmente.
CONCLUSION : Désillusion
Alors que nous passons à côté des derniers policiers restés en poste dans la rue après les protestations de l’après-midi, Massoud leur jette un regard noir en ajoutant : “Vous l’avez bien vu aujourd’hui dans les manifestations. Le régime ne nous laisse pas protester. Tu sors dans la rue, tu manifestes, tu es arrêté et puis tu disparais et personne ne sait ce qu’il se passe ensuite.” Et de finalement se résigner : “La seule chose qui nous reste à faire, c’est de partir ou d’attendre et de mourir en Iran".
Caroline Vanpée et Thomas Modave
* Pour leur sécurité, les noms de nos interlocuteurs ont été modifiés.
** Les personnes anonymes apparaissant sur les photos ne sont pas celles qui ont témoigné.