5.Code de la route

"HUEHUE ! CHELACHELACHELAAAAAAAA !" Les copilotes hurlent en boucle les destinations de leur bus sur le départ. Interprétez comme "Ce car a pour destination la ville de Huehuetenango. Correspondance pour Quetzaltenango (dite Xela (qui se prononce "Chéla")), les voyageurs sont priés de se presser à bord." Nous sommes à la gare routière de la Mesilla à la frontière du Guatemala et notre véhicule ressemble aux cars scolaires jaunes des films américains, mais en version tunée. La carlingue, peinte dans un style qui tire entre le camion de cirque et la jante chromée, brille de mille feux. Nombre de gadgets à l'effigie de Jésus décorent le pare-brise et des néons s'allument sur le rétroviseur au rythme de la musique qui sort des enceintes au plafond.

Pour s'éloigner de la frontière du Mexique, il faut s'enfoncer dans les montagnes et ses routes sinueuses qui se dévalent à toute vitesse. Le bus est plein à craquer et le moindre espace s'optimise pour caler tout ou partie de son postérieur. Le carrosse s'arrête à la demande, ceux qui sont entrés en dernier restent debout. Coups de klaxon tonitruants, vent de plein fouet par les fenêtres ouvertes. On s'accroche aux barres métalliques à chaque virage. Le tout étant de garder son calme en tentant d'adopter cette même patience que montrent les Guatémaltèques qui ne bronchent jamais, même dans des positions impossibles avec des bagages ou un môme dans le dos.

Bravant un danger qui semble leur être inconnu, les mêmes copilotes qui crient à chaque arrêt s'occupent des bagages et montent toutes les cinq minutes sur le toit. En passant par l'échelle extérieure du bus en marche, ils vont arrimer les sacs des nouveaux passagers ou détacher ceux qui vont bientôt descendre. Le tout avec flegme et endurance.

Les montagnes défilent et sur le bord des routes, on croise une demi seconde le regard des enfants qui errent devant leur cabane familiale, faite de bouts de bois et de plastique entre la chaussée et le gouffre. L'improbable devient récurrent. Il y a des champs de maïs perchés sur des pentes tellement escarpées qu'on se demande comment il est possible de seulement atteindre la parcelle. Et puis, il y a la tournée des vendeurs ambulants, sans peur et sans reproches, qui se suivent, se fraient un chemin avec subtilité parmi les passagers collés les uns aux autres. Papayes, cacahuètes, crème pour la peau, chewing-gums mais aussi mendicité, lecture de l'évangile et, mon préféré, le guitariste désaccordé dont les fausses notes peinent à couvrir le reggaeton de la radio et le bruit du moteur plein pot, et s'interrompent à chaque virage pour que leur musicien se retienne de tomber.

Les femmes portent déjà leurs coiffes et leurs costumes colorés. Nous sommes le 31 décembre et on pourrait croire qu'elles ont sorti leurs habits de fête. Mais pas besoin d'occasion particulière pour que les Guatémaltèques mettent de la couleur sur leur chemin : pendant notre séjour à Xela, on croisera à chaque coin de rue des vieilles, des jeunes, resplendissantes et intimidantes dans leurs tissus bariolés. Photo : Elise Darracq

Sur le retour, les combis qui reviennent au Chiapas depuis le Guatemala font un passage forcé par la douane. Ce qui revient à attendre qu'un policier blasé jette un coup de son oeil vitreux à l'intérieur du bus. Détail sans importance, sauf quand votre voisin Nicaraguayen se ratatine dans son siège après vous avoir raconté pendant les deux heures de voyage toute sa traversée clandestine jusqu'au Mexique.

"Hablame, por favor". "Parle-moi, s'il te plaît". Parler pour se détendre, pour ne pas avoir l'air suspect. Raconter ses errances à une inconnue, la pauvreté, les traversées, les passeurs, les Etats Unis, la police, le renvoi et le retour sur les routes. Des peurs qu'en tant qu'Européenne, je ne connaîtrai sûrement jamais. Face aux récits d'exils j'ai presque honte de ce privilège de ne pas avoir à fuir, de ce confort acquis de naissance. J'ai honte des barrières qui, pour moi si faciles à franchir, sont des obstacles à toute une vie. Le Mexique n'est pas seulement le voisin mal aimé des USA. C'est aussi une terre de passage ou de refuge pour les migrants venus d'Amérique du Sud. Autre continent, autres chemins, mais des espoirs sûrement pas si différents de ceux qui arrivent en France. Trouver un endroit où vivre correctement.

J'ai la chance du voyage volontaire. Que les routes soient des moments précieux, qui jouent avec la vitesse et les paysages. Si les ceintures de sécurité, les pare-brises sans impact et les compteurs fonctionnels ne sont que de lointains souvenirs, les trajets mexicains surprennent encore. Quand à l'arrière d'un pick-up une famille se blottit dans des couvertures, casquettes et lunettes soleil. Quand une petite fille tient le volant sur les genoux de son papa conducteur. Quand après deux heures de conduite le chauffeur descend du toit un dindon vivant, dans un sac plastique.

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