Deux ans après sa dernière mission et une vaste refonte à mi-vie, le porte-avions « Charles-de-Gaulle » reprend l’entraînement intensif en mer Méditerranée. Début 2019, il sera apte à repartir en opérations.
Le porte-avions Charles-de-Gaulle a quitté, lundi au petit matin, son quai de la rade de Toulon avec la discrétion qui sied à un mastodonte de 42 000 tonnes. Deux ans après l’opération Arromanches 3 au large de la Syrie et 18 mois de travaux de modernisation en cale sèche au quai Vauban, le « grand Charles » est de retour en mer.
Le mont Faron, le Coudon et la presqu’île de Saint-Mandrier s’éloignent dans la fraîcheur ensoleillée de la côte varoise. On croise au large des îles de Porquerolles et du Levant pour se diriger vers la « ZONEX », la zone d’exercice qui forme un rectangle virtuel entre Toulon, Nice et la Corse…
« Les pilotes du groupe aérien embarqué étaient un peu orphelins depuis deux ans. Cet endroit nous avait manqué »
Le vacarme des moteurs M88 des Rafale ramène brutalement à la réalité. C’est un autre genre de spectacle, surpuissant, sauvage quand la catapulte, boostée par de la vapeur sous pression, expédie par-dessus bord l’avion de combat de 0 à 250 km/h en 75 m. Le navire ressent le choc et tremble de toute sa carcasse d’acier. Deux mille personnes (17 % de femmes) œuvrent pour cet instant fascinant.
« Quinze ans que je fais du porte-avions, on est content de le retrouver avec ses avions », glisse le capitaine de corvette Jean-Philippe, chef des « chiens jaunes » qui gèrent la sécurité sur le pont d’envol. « Les pilotes du groupe aérien embarqué étaient un peu orphelins depuis deux ans. Cet endroit nous avait manqué », renchérit le capitaine de frégate Christophe Charpentier.
Pendant deux semaines, le navire enchaîne les bordées de catapultage et d’appontage, notamment pour la vingtaine de jeunes pilotes qui vivent les moments les plus intenses de leur jeune carrière. « Tant qu’on n’a pas apponté sur le Charles-de-Gaulle, on n’a rien fait », glisse l’un d’eux. Le porte-avions a embarqué 24 Rafale des flottilles 12 F et 17 F de la base aéronavale de Landivisiau (2 avions de surveillance E2C Hawkeye et 2 hélicoptères Dauphin).
On est surpris, en montant à bord, de retrouver le navire comme il y a deux ans. En apparence. Les contraintes budgétaires n’ont pas laissé place à la rénovation du « décor ». Sur la passerelle de commandement, on a intégré des nouveaux ordinateurs dans les anciennes consoles des années 90.
L’arrêt technique majeur (ATM2) a permis de rajeunir les capacités opérationnelles. « Le bateau est reparti pour vingt ans », apprécie le chef machine, le capitaine de frégate Xavier : 400 km de fibre optique, nouveaux radars de surveillance (3D), systèmes d’optronique (infrarouge), d’aide à l’appontage et un centre des opérations remis au niveau avec table tactile tactique, ingénieurs cyberdéfense et doublement des serveurs.
Comme tous les dix ans, on a aussi remplacé le combustible d’uranium dans les deux chaufferies nucléaires compactes situées quatre mètres sous le hangar. Elle pourrait fournir en électricité une ville de 20 000 habitants. C’est l’homme qui fixe la limite. On embarque pour 45 jours de vivres.
En janvier, le Charles-de-Gaulle s’entraînera avec son escorte, le groupe aéronaval, durant l’exercice « Fanal ». Le porte-avions pourra alors reprendre sa mission politique et stratégique. Son « pacha », le capitaine de vaisseau Marc-Antoine de Saint-Germain, le confirme : « Ce bateau, par son importance, nous dépasse. »
« Le bateau arrive désormais à maturité »
Le « pacha » du porte-avions Charles-de-Gaulle, le capitaine de vaisseau Marc-Antoine de Saint-Germain, n’est pas fâché de reprendre la mer pour son troisième passage à bord.
– Quels sont les gains de la modernisation à mi-vie du porte-avions ?
« La modernisation a traité l’obsolescence. On est par exemple passé du cuivre à la fibre optique. C’était nécessaire : nous avons triplé notre capacité avec 15 000 points de connexions informatiques. Nous avons intégré de nouveaux systèmes (radars, infrarouge), adapté l’atelier au tout Rafale. Tout cela pour gagner en efficacité opérationnelle et être prêt à recevoir les futures versions du Rafale, F3R, puis F4. Grâce à cette modernisation à mi-vie, nous avons une capacité de compréhension bien supérieure en intégrant de nouveaux serveurs, des outils de communication, de fusions d’informations. On voit beaucoup plus loin, à la hauteur d’une région avec les infos en direct des Rafale. La profondeur et le travail en haute-mer deviennent essentiels. »
– Comment se déroule la remontée en puissance d’un tel navire ?
« Le porte-avions, ce n’est pas un sport de masse. C’est une machine hypercomplexe. Après la fiabilisation technique, on relance la mécanique humaine même si nous nous sommes entraînés pendant l’arrêt grâce notamment aux simulateurs ou par de la navigation sur d’autres bateaux. Les gestes métier sont au plus haut niveau. Là, nous sommes dans la phase de montée en puissance collective. Le bateau n’a pas cessé de progresser depuis quinze ans. Il arrive désormais à maturité. »
– Quand le « Charles-de-Gaulle » sera-t-il opérationnel ?
« Nous avons ciblé des compétences rares à conserver pendant l’arrêt pour retrouver notre niveau le plus vite possible. On a d’abord vécu une séquence de trois semaines pour entraîner le bateau avec un groupe aérien embarqué. Pendant deux semaines, nous qualifions une vingtaine de pilotes pour préparer les opérations de demain, en 2019 ou 2020. Tout début 2019, nous allons requalifier le groupe aéronaval (son escorte, une frégate de défense aérienne, une frégate de lutte anti-sous-marine, un sous-marin nucléaire d’attaque, un navire étranger le cas échéant…). En février, le groupe aéronaval sera prêt. »
– Le porte-avions reste-t-il un outil stratégique et politique ?
« Nous observons le retour au maritime. Les grandes puissances se réarment, reviennent sur la mer car c’est un champ de confrontations sans limites. Les rapports de forces sont aujourd’hui en train de s’établir. »
« 2 000 personnes sont là pour vous »
Ils sont couvés, inaccessibles ou presque, une vingtaine de pilotes vivent leur premier appontage sur le porte-avions Charles-de-Gaulle à bord d’un Rafale marine. Le Graal. Et il n’est pas question de les perturber en ces instants décisifs.
Sur la base aéronavale de Landivisiau, sur un porte-avions école américain, ils se sont entraînés à accrocher avec la crosse de leur Rafale l’un des trois brins d’arrêt. Mais là, c’est le grand jour. Le commandant du groupe aérien embarqué, le capitaine de frégate Christophe Charpentier, 42 ans, 2 800 heures de vol et pilote d’essai, nous jure qu’il n’a pas oublié son premier catapultage en 1997….
« Déjà, vous arrivez dans le saint des saints, le porte-avions Charles-de-Gaulle. Il y a une pression, rien que de monter la coupée. Puis, c’est le grand bain. Vous êtes entre stress et confiance. On a peur de décevoir. Il y a quand même 2 000 personnes qui sont là pour vous. Mais c’est le sel du métier. C’est leur vie de marin, pilote et officier. »
Dans le cockpit du Rafale sur le pont, « vous appliquez les procédures apprises et répétées. Boum, vous êtes catapulté, 250 km/h en 2 secondes. Ça, c’est fait et vous passez à autre chose, étape par étape. La mission tactique, les circuits de rotation au retour, puis l’appontage. Vous visez l’optique d’appontage sur l’axe, puis vous pilez à plein gaz comme si vous freiniez sur l’autoroute à 130. Et c’est fini. »
Le commandant Charpentier est aujourd’hui dans la transmission, le « compagnonnage » mais il n’a jamais arrêté les shoots d’adrénaline : « Voler, c’est être légitime pour donner des ordres. »
Figure historique du navire et Ch’ti
Au détour des coursives, on croise surtout des Bretons, des Provençaux, quelques Normands mais aussi des Ch’tis comme le premier maître Yannick, 33 ans de marine nationale au compteur, attiré par le passage d’un journaliste de La Voix du Nord. Il a un projet, qui réclame l’accord du commandement, pour sa dernière année de carrière : réunir les Nordistes sur le pont pour une photo publiable… Belle idée.
Figure historique, il a navigué à bord des trois derniers porte-avions français, le Clemenceau (1991, première guerre du Golfe), le Foch (1998-2000) jusqu'à sa vente au Brésil, puis le Charles-de-Gaulle depuis 2016, ce qui lui a permis de participer à l’opération Arromanches 3 au large de la Syrie avant de subir l’arrêt technique majeur au bassin à Toulon. Il est heureux de reprendre la mer : « C’est la fin de la vie d’ouvrier pour retrouver celle du marin, l’esprit de cohésion, ça fait du bien. »
Le premier maître Yannick, mécanicien naval spécialiste hydraulique (catapultes, presses, ascenseurs), a bourlingué par toutes les mers et latitudes. Originaire de Rouvroy, dans le bassin minier, où ses parents résident toujours, il prendra sa retraite avec son épouse à La Réunion. « Mon cœur restera là-haut mais j’ai besoin du soleil et de la mer », s’excuse-t-il en souriant.
La fierté survient quand il évoque son fils Yohan, sorti de maistrance (l’école des officiers mariniers), second maître à bord de la frégate La Fayette. La lignée continue.