Bienvenue à Brčko ! Une fois le (lugubre) poste frontière avec la Croatie franchi, la première impression qui se détache est plutôt bonne. Nous sommes en été, il y a du monde, les rues sont propres. Bref, la ville est agréable !
Ça peut paraître normal, mais c'est loin de l'être, dans un pays qui a toujours du mal à se relever d'une guerre qui l'a complètement détruit, toujours tiraillé par plus de 20 ans d'incertitudes politiques, de marasme économique, et d'une population qui ne cesse de décliner.
La Bosnie-Herzégovine : un pays, deux entités... et Brcko
1995, les accords de Dayton mettent fin à une guerre qui aura duré 4 ans, tout en créant la république de Bosnie-Herzégovine. Il s'agit là d'un compromis entre les trois communautés s'étant combattues au cours de cette période. Le nouvel Etat est ainsi composé de deux entités, la Republika Srpska, territoire à majorité serbe, occupant 52% du territoire bosnien, et de la Fédération de Bosnie-et-Herzégovine (ou FBiH), territoire à majorité bosniaque et croate, sur 48% du territoire.
Au milieu de tout ceci se trouve Brčko. D'après les accords de Dayton, la ville est désormais située en territoire de Srpska, un découpage qui irrite la FBiH. Sa population, avant le conflit, était en effet majoritairement bosniaque, et l'emplacement de la ville est devenu stratégique : il s'agit là d'un potentiel corridor pour relier la Fédération à la Croatie puis à l'Europe centrale plus facilement.
De ce désaccord vont naître plusieurs années de tractations qui vont déboucher sur une solution : Brčko ne sera ni Serbe, ni Croate ni Bosniaque, Brčko sera à part, autonome !
C'est ainsi qu'est créé en 1997 le district autonome de Brčko, qui dispose de sa propre structure législative et exécutive, composée de membres des trois communautés, le tout chapeauté par la communauté internationale, via le "Superviseur International de Brčko" et ses adjoints, nommés par les Etats-Unis et l'Union Européenne.
À l'image des cités de la Renaissance, on revoit donc apparaître, en plein coeur de l'Europe, à l'aube du XXIè siècle, une ville presque indépendante. Si le district dépend toujours, techniquement, de Sarajevo (capitale de Bosnie-Herzégovine), la quasi totalité de son fonctionnement est autonome. Il possède en effet son propre tribunal, sa propre police, son propre système éducatif, etc... Pour résumer, quasiment seuls la monnaie, les affaires étrangères, et l'armée ne sont pas gérés au niveau du district.
Une ville-exemple ?
Près de 20 ans après sa création, le bilan est, en apparence, plutôt bon. Le port permet de générer une certaine activité économique, et le statut particulier de la ville aurait permis de générer près de 8000 emplois entre 2001 et 2004.
Le résultat est d'ailleurs visible : on sent une bonne présence des services publics dans la ville : les rues sont en bon état, les bâtiments publics relativement bien rénovés.
Bien que la guerre n'ait pas épargné la ville, qui a durement été touchée, comme le témoignent certaines photos prises durant la période (comme celle-ci, montrant un policier serbe tuant de sang-froid un prisonnier bosniaque), assez peu de bâtiments restent encore à reconstruire.
Pour la Bosnie, c'est quelque chose d'exceptionnel : une fois sorti des deux capitales du pays, Sarajevo et Banja Luka, le spectacle donné par les structures de l'Etat est bien souvent désolant, entre voirie en ruine, services publics quasiment absents, et villages encore totalement défigurés par les impacts de la guerre.
Plus encore, Brčko fait office d'exemple en matière de mixité. D'après les chiffres du dernier recensement, il s'agit en effet d'une des plus grande villes -si ce n'est la plus grande ville de Bosnie - à avoir une telle multiethnicité : 42% de Bosniaques, 34% de Serbes et 20% de Croates. Une chose est d'ailleurs assez frappante est révélatrice : on constate assez peu de slogans nationalistes tagués sur les murs, ce qui est relativement rare dans les Balkans habituellement.
Quel avenir ?
Le tableau est cependant très loin d'être aussi rose qu'il n'y paraît à première vue. Au niveau économique, la crise de 2008 a durement touché la Bosnie, et Brčko n'a pas échappé au sort, le chômage augmentant de la même manière que dans le reste du pays.
La situation politique, elle, ne s'améliore pas non plus. La communauté internationale, en effet, tente de se désengager le plus possible (comme elle le fait dans le reste du pays, et dans le reste de l'ex-yougoslavie). Le mandat du Superviseur International de Brčko, ainsi, a été officiellement suspendu en 2012, alors qu'aucune solution locale n'a été trouvée pour le remplacer.
En attendant, des signes de crispation identitaire commencent à apparaître dans la ville. Inaugurés récemment, les monuments aux morts de la guerre en sont peut-être le principal symbole. L'assemblée locale ne pouvant se mettre d'accord sur un monument commun, trois différents monuments, à la gloire des trois différentes armées, ont donc vu le jour : un serbe, un croate et un bosniaque. Plus encore, une loi passée en 2013 par l'assemblée municipale a contraint les résidents de Brčko à faire indiquer sur leurs documents officiels (carte d'identité et permis de conduire) leur appartenance à l'une des deux entités de Bosnie-Herzégovine, une mesure qui va bien au-delà des réglementations nationales à ce sujet.
Cette situation de sur-place reflète en fait la situation dans laquelle se trouve le pays. Les accords de Dayton ont en effet permis de ramener la paix dans le pays, tout en créant ex-nihilo une structure étatique qui puisse représenter les trois belligérants. 20 ans plus tard, cependant, force est de constater que la situation n'a pas changé, et c'est là le problème. L'Etat bosnien d'après-guerre n'arrive pas à se réformer. Les tentatives qui ont été menées à ce sujet se sont toujours soldées par un échec, à l'image des discussions de Butmir en 2009, qui ont été interrompues faute d'accord entre les représentants des trois communautés.
La communauté internationale, en parallèle, tente à tout prix de se retirer du pays et de sa gestion, ce qui se produit progressivement : les équipes civiles et militaires ne cessent de diminuer, et la présence des organisations internationales se fait de moins en moins importante dans le processus de fonctionnement du pays. Cela pourrait être un très bon signe, montrant une démocratisation et plus d'autonomie pour le pays. Tant que la Bosnie fonctionne selon Dayton, cependant, cela rend la tâche compliquée, dans la mesure où la communauté internationale occupe une place prépondérante dans la gestion du pays. Son départ signifie donc une chaise vide en plein centre des institutions
l'Europe comme avenir ?
Quel avenir pour Brčko ? La situation ne semble pas optimiste, faute de volonté de la part de Sarajevo et de Banja Luka (la capitale de Srpska) de trouver une solution consensuelle à la situation. Brčko risque donc de rester l'une des incongruités politiques des Balkans, un point d'exception dans une Bosnie polarisée et dans des Balkans toujours retournés par leurs questions identitaires.
Tôt ou tard, pourtant, l'Europe finira par arriver. Le district en est déjà tout près : il borde en effet la Sava, rivière qui sépare la Bosnie de la Croatie, dernier pays à avoir rejoint l'Union Européenne. Le poste frontière se trouve d'ailleurs en plein centre de ville.
Brčko a donc la possibilité de tirer son épingle du jeu avec la construction européenne. Après tout, une entité transnationale, n'est-ce pas l'un des idéaux de construction européenne ?
D'une manière ou d'une autre, la solution viendra certainement de là... Dommage que l'Europe apparaisse ici comme une solution de résignation...
En attendant, si vous explorez les Balkans, ne manquez pas cette ville, elle reste le symbole de ce qu'aurait pu devenir la Bosnie si tout s'était passé différemment après guerre : un lieu qui n'obéit pas aux nationalismes... en tout cas pas totalement.