Après plusieurs semaines de stress et de coups de fil réguliers avec les consulats à Paris, le dernier précieux sésame est arrivé. Juste à temps. La veille de mon départ. Le visa du Mali en poche, je peux me projeter. Enfin. Avec celui obtenu pour le Niger - en mode transit de 24 heures maximum -, ce petit bout de papier va m'ouvrir les portes du Sahel, où l'Armée de terre est "ok" pour m'accueillir en qualité de journaliste pour le groupe Depêche pendant quatre jours. Premier escale du voyage, Niamey. Première claque. Après une nuit d'acclimatation à la chaleur, un beech militaire m'a conduit avec quelques officiers à Gao, au cœur même du dispositif Barkhane. Un "enfer" dans un décor mystique. Depuis, j'en suis revenu. Quelques articles sur le print plus tard, j'ai décidé de partager sur le web mon expérience et surtout, ce à quoi ressemble le quotidien des légionnaires français dans cette ville martyrisée que les terroristes, planqués aux alentours, rêvent de reconquérir. Au fil de ce webdoc, vous trouverez d'abord un récit d'une mission vécue en "VBL" dans les rues de Gao, puis un recueil de témoignages de soldats retranchés sur la base. Et enfin, un point précis sur l'opération Barkhane qui est à ce jour le plus important déploiement de l'armée française à l'étranger. Le tout illustré par des photos, des vidéos et des infographies. Bonne lecture à vous !
Virée dans Gao, une ville martyrisée où la vie reprend timidement ses droits
Gao, 6 h du matin. Le soleil se lève. Le thermomètre titille déjà les 30 degrés. Au cœur de la base militaire française, des tourbillons de poussière se forment au-dessus des tentes et tournoient jusqu’à tout recouvrir d’une pellicule rouge. Y compris la tenue des nombreux soldats qui mettent à profit la fraîcheur "relative" de l’aurore pour se dégourdir les jambes. Dans cette atmosphère de far-west, un convoi de plusieurs véhicules blindés légers (VBL) se met en route.
Direction le centre de Gao, une ville de 80 000 âmes perdue au milieu du désert malien, où il y a encore quelques années, “les barbus” du Mujuao et de Boko-Haram y faisaient régner la charia et mutilaient à tour de bras sur la place de l’Indépendance. Si l’opération Barkhane - lancée par la France en 2014 - a ramené depuis un semblant de calme au nord du Mali, la menace terroriste n’a pas disparu. Loin des forces françaises, les affrontements sanglants se poursuivent, imposant une vigilance de tous les instants pour le millier de soldats français actuellement projetés sur cette terre martyrisée.
Ce matin, la mission d’intervention est conduite par les bérets verts du 1er Régiment étranger de la cavalerie (REC) de Carpiagne (Bouches-du-Rhône). Dans les véhicules, équipés de missiles moyenne portée, on trouve aussi des hommes du 2e REI de Nîmes et de la 13e DBLE, dont les troupes sont désormais regroupées sur le Larzac, au camp militaire de La Cavalerie.
En chemin, pas un chat. Sur l’une des rares routes en bitume de la région, le convoi croise juste quelques charrettes tirées par des ânes faméliques et deux camions roulant vers Ansongo et la frontière nigérienne, à 200 km plus au sud. « D’habitude, il y a un peu plus de monde sur cet axe, mais c’est le ramadan en ce moment. Les gens sortent surtout le soir », explique au volant d’un VBL, Benjamin, un jeune légionnaire d’origine malgache.
Quelques kilomètres plus loin, le légionnaire braque à travers des petites dunes et rejoint une piste, puis le reste du peloton au niveau d’un check-point tenu par les FAMAs (Forces armées et de sécurité maliennes), non loin d’un oued asséché. « Nous entretenons avec eux de bonnes relations. C’est toujours l’occasion de faire le point sur la nuit précédente, et recueillir des renseignements », lance le lieutenant François qui dirige du haut de vingtaine d'années sa première mission en "opex". Au loin, une grosse fumée noire grimpe dans le ciel. Le Major Gilles, un réserviste catalan âgé de 56 ans, relativise. Depuis le mois de février, il participe aux actions de coopération civilo-militaire que l’armée mène au nord du Mali. « Rien de grave, ils sont juste en train de faire brûler des pneus. Ils récupèrent les fils de fer qui sont à l’intérieur et font de l’artisanat avec. »
De retour dans les “blindés”, le thermomètre flirte avec les 40 degrés. Un coup d’œil dans le ciel permet de voir que le soleil est encore loin d’être à son zénith. Le nuage de poussière reprend sa route. Le brigadier-chef Michel, copilote de Benjamin, en profite pour sortir le torse de l’habitacle. « J’ai déjà fait le Tchad, la Côte d’Ivoire, Djibouti mais c’est la première fois que la chaleur est aussi pesante. Ne pas boire, c’est se mettre en danger », prévient ce colosse né en Arménie, qui engloutit « jusqu’à 10 litres d’eau par jour », chaude le plus souvent. « On n’a pas le choix, on n’a pas de frigo dans nos véhicules, ni la clim’ comme les Américains. Mais j’ai ma petite combine. J’humidifie des chaussettes et je place les bouteilles dedans. En roulant, au vent, ça les refroidit. »
L’entrée dans la ville se fait par le Nord. « On ne prend jamais le même chemin car l’ennemi n’est jamais loin », lance le lieutenant François. Équipés d’une tablette dans leur véhicule, les pilotes suivent un itinéraire bien précis. Une fois dans les faubourgs de Gao, la colonne se resserre, traverse plusieurs quartiers où les "VBL" doivent zigzaguer entre les motos, les enfants et les détritus formant des monticules brûlant au milieu des rues. Malgré le déploiement de force, l’accueil réservé par la population reste chaleureux. « Dans l’ensemble, les gens ont plaisir à voir les soldats de Barkhane », raconte le chef de peloton, qui assure n’avoir « jamais vu quelqu’un sur la défensive en plusieurs mois de patrouille dans Gao. »
Pour autant, les légionnaires ne lâchent jamais la garde. L’arme au bras, ils scrutent sans relâche le chemin et les environs, histoire de détecter la présence d’IED (engin explosif improvisé, NDLR), une plaie pour les fantassins du coin. Après un léger détour par le tombeau des Askia, un chef-d’œuvre d’architecture de l’empire Songhaï, les “VBL” rallient le centre-ville et sa fameuse place de l’Indépendance, littéralement bondée. Ici, la vie a repris son cours, comme l’attestent la circulation, joyeusement bordélique, et les étals qui “mangent” les trottoirs et rivalisent de couleurs.
En chemin, les militaires s'arrêtent au tombeau des Askia, un exemple éminent de l'architecture soudano-sahélienne. Datant du XVe siècle, il rappelle, à travers sa tour massive, la pyramide à degrés de Saqqarah, en Egypte. A l'inverse d'autres sites historiques, ce tombeau a été épargné des pillages. Aujourd'hui, il est classé au patrimoine mondial de l'UNESCO et doit faire l'objet d'une campagne de sensibilisation à sa protection, menée par la direction régionale de la culture. La France, par le biais de ses actions civilo-militaires, soutiendra.
Une halte s’improvise. Première étape, le marché Damien Boiteux. En 2012, les bombardements l’avaient ravagé. Depuis, la France a participé à sa rénovation et l’a renommé ainsi, « en hommage au premier soldat français mort pour libérer le nord du Mali », indique le Major. À l’ombre, sous les arches en pierre, Gilles et les légionnaires qui l’accompagnent ont droit à d’innombrables élans de sympathie de la part des commerçants. Certains viennent même les aborder, naturellement, et vont jusqu’à les taquiner sur le port du gilet pare-balles, il est vrai si peu confortable (12 kilos !) en pleine cagne.
« C’est le meilleur endroit pour sonder l’état d’esprit de la population, sourit-il après avoir taillé le bout de gras avec quelques bouchers et écouté des femmes venues vendre du poisson, des ignames et des oignons. Regardez ! Le marché est plein. Il y a même tout un tas de stands qui se sont installés autour et restent à demeure. Ces derniers temps, l’économie se porte mieux. C’est important car ça maintien un climat de confiance. » Avant de reprendre la route, le Major tient à montrer aux jeunes militaires l’ancien cinéma français de la ville, laissé à l’abandon, mais réinvesti par des chèvres, une radio locale et quelques couturiers. Sur les toits de la bâtisse, la ville se découvre dans son intégralité, au pied d’un fleuve mythique - le Niger - devenu filet d’eau. « Cela fait 50 ans que les Maliens n’ont pas vécu une telle sécheresse, relaie un militaire. La pluie est attendue avec impatience. »
Une heure plus tard, Abdoulaye confirme l’attente de tout un peuple. Au sud de la ville, le convoi s’arrête le long du Niger, dans une zone dédiée au maraîchage. C’est là, dans cet improbable havre de verdure, que ce vieux malien cultive ses betteraves, ses salades et ses courgettes sur un petit lopin de terre irrigué par une motopompe. Financée par Barkhane, l’opération permet de faire vivre une soixantaine de familles. « C’est dur en ce moment car il ne pleut pas et il faut arroser sans cesse, le jour et la nuit... Mais c’est une chance d’avoir ces terres, ça nous aide à survivre. Encore merci patron ! », lance Abdoulaye au Major Gilles avant que lui et les soldats ne reprennent la direction du camp.
Restés près des véhicules, certains, éloignés de leur famille depuis des mois, prennent le temps de chahuter avec des enfants. La température oscille désormais entre 45 et 50 degrés et la journée n’est pas terminée. Dans les heures à venir, ils devront prendre la garde dans les miradors de la base. En attendant, le convoi file à travers les dunes. Le brigadier-chef Michel en profite pour allumer une cigarette et observe les paysages dénudés qui défilent devant lui, satisfait que cette mission ne se soit pas conclue par des actes d’intimidation ou une rencontre avec des bandits armés. La preuve que la présence française assure la sécurité des habitants. Du moins, à Gao. Autour, où un climat de peur règne, c’est une tout autre histoire dont nul ne connaît vraiment l’issue.
Quatre mois dans un camp retranché... au milieu de rien
Ils vivent en plein milieu du désert, pendant quatre mois, dans la poussière et sous une chaleur de dingue, et pourtant, ils pètent tous la forme. Pour cultiver ce petit miracle, l’Armée a son secret : la bouffe ! Arrivant par containers entiers de métropole et cuisinés avec talent par des travailleurs maliens, les repas sont perçus comme de vrais petits moments de bonheur et un sérieux coup de pouce pour le moral du millier de soldats actuellement prépositionnés à Gao et dans le nord du pays. À demi-mot, certains reconnaissent même avoir pris du poids durant leur “mandat”, prouvant la richesse d’une alimentation que bon nombre de soldats étrangers nous envient. À commencer par les fantassins américains, qu’on dit toujours partants pour échanger quatre rations de combat “US” contre une seule ration tricolore. A chacun sa priorité. Nous, la bouffe. Eux, la clim’ dans tous leurs véhicules blindés...
Depuis quatre mois, 400 légionnaires de la 13e DBLE sont en mission au nord du Mali. Reportage.
Plus encore que tout autre militaire de l’armée de terre, le légionnaire n’est pas un grand bavard. Ivan est un cas à part. D’origine bulgare, ce grand jeune homme de 24ans pèse volontiers le poids de ses mots. En revanche, il ne les compte pas. Installé à Millau avec sa compagne et rattaché à la 13e DBLE, Ivan a posé pour la première fois ses pieds au Mali en 2013, à l’époque de l’opération Serval. « Quand nous avons débarqué à Gao, se souvient-il, il y avait une piste et puis c’est tout. Les premières nuits, les soldats mettaient les camions en cercle et dormaient autour. Il n’y avait rien et tout à faire. »
Cinq ans plus tard, le caporal-chef voit la différence. « Maintenant, on a des guitounes, de la clim’ partout où on rentre, des bars... Pour moi, c’est presque le paradis. » Effectivement, des plus sommaires au départ, le camp de Gao est devenu une immense base de 1 500 personnes, une vraie petite ville qui ne dort jamais, et ne cesse de s’agrandir. Et où toutes les unités françaises déployées au nord du Mali, dans le cadre de l’opération Barkhane, prennent tour à tour leurs quartiers. Ivan, lui, l’a rejointe en février dernier, comme 400 autres bérets verts de la “13”, le régiment du Larzac dont la montée en puissance arrive aujourd’hui à son terme.
Parti « un jour de neige » de La Cavalerie (12), le caporal-chef, du genre costaud, dit n’avoir eu aucun mal à s’acclimater au Mali et à la soudaine poussée de fièvre de la météo - le thermomètre dépasse régulièrement les 45 degrés à Gao. « Au début, la chaleur est un problème. On “ramasse”, puis après quelques jours, ça passe. On est formés et entraînés. Le sable, c’est plus ennuyant. On en a de partout, sur le visage, les vêtements, tout le temps », raconte le Millavois. Ce que confirment Arsul et Anton, deux légionnaires avec qui la discussion se poursuit ce jour-là, au milieu d’un camp dans lequel, finalement, le trio n’a fait que passer.
Le plus souvent, durant leur “mandat”, les compagnies de combat ont été projetées dans le désert, « sur des postes isolés », vers Kidal, Tessalit ou Menaka. Des villes où les soldats se trouvent le plus exposés aux attaques, aux engins explosifs improvisés (IED) et au risque, en général. Les conditions spartiates, les tempêtes de sable, les nuits à la belle étoile, le poids du gilet pare-balles et des litres d’eau sur le dos, sans la moindre liaison téléphonique et toujours loin de tout, pour mieux débusquer l’ennemi, c’est ce qu’Ivan préfère. « Je suis rentré dans la Légion pour ça. Pour défendre la paix et me sacrifier pour la France, affirme-t-il sans la moindre hésitation. De toute façon, rester au camp, ce n’est pas mon truc. J’aime quand ça bouge. »
De l’action, il en voulait. Le jeune légionnaire en a eu. Notamment les 14 et 15 avril derniers, lorsqu’il a fallu rejoindre en urgence le site aéroportuaire de Tombouctou, où les camps de la Minusma et de la force Barkhane ont été la cible de tirs de mortiers et de voitures piégées. Quatre heures de combat, faisant plusieurs blessés et un mort du côté des Casques bleus, une quinzaine dans les rangs des assaillants, auteurs d’une attaque comme on n’en avait jamais connu dans cette région. « Un moment difficile mais très intéressant, analyse Ivan, qui a eu « la chance » d’avoir été l’un des premiers à partir en renfort : « À notre arrivée, la zone était contrôlée mais il y avait encore des combats autour. Il a fallu faire tout un travail pour vérifier qu’il ne restait plus de mines. »
Depuis quelques jours, Ivan a le sourire. Il sait que l’heure de la relève approche : « La mission a été longue. Il me tarde de revoir ma copine. » De retour du Mali, via Niamey au Niger, il fera escale en Crète, pour un “SAS” de décompression psychologique de trois jours dans un hôtel de Chania : « En rentrant, j’aurai quelques jours de repos, puis je réintégrerai ma section et poursuivrai ma formation. » Et ce, en attendant sa prochaine opération, avec passion et un zeste d’impatience...
L'opération Barkhane, le plus important déploiement de la France en "opex"
4 500 soldats sont actuellement déployés dans le Sahel, où opèrent plusieurs groupes terroristes armés. Explications.
Aussi mystique soit-elle, la bande sahélo-saharienne (BSS) vit au quotidien une réalité peu réjouissante. Oubliée des élites africaines, la population de cette région vaste comme l’Europe fait face depuis les années 2010 à la menace des groupes armés terroristes qui fragilisent l’équilibre géopolitique et humanitaire, du Mali principalement, mais aussi du Niger, du Tchad, de la Mauritanie et du Burkina Faso.
Vers un retrait progressif de la force ?
Afin d’éviter une jonction des différents foyers jihadistes et l’instauration éventuelle d’un califat, l’armée française coopère depuis août 2014 avec les forces locales et la Minusma, via l’opération Barkhane. Depuis, celle-ci n’a eu de cesse de se densifier, puisque 4 500 soldats français sont actuellement déployés dans cette région, faisant de la force Barkhane le plus important déploiement français en opération extérieure (Opex).
Sur le terrain, la France mène plusieurs missions : la lutte contre des groupes armés qui mutent et se reforment sans cesse est la plus visible. Pour faire accepter sa présence, l’armée vient également en aide aux populations en menant des actions civilo-médicales (accès à l’eau, au soin, à l’éducation, etc.). Et ce, tout en formant et livrant du matériel aux armées nationales du G5 Sahel, afin qu’elles puissent un jour assurer la sécurité de la région de façon autonome. Un objectif qui, une fois atteint, justifiera le retrait progressif des troupes françaises.
En attendant, celles-ci disposent de trois points d’appui permanents, un à Niamey, un à N’Djamena et le dernier à Gao, au plus près de la zone de turbulence. Parti de rien en 2013, cette base est devenue une vraie petite ville, à l’intérieur de laquelle évoluent « entre 1 000 et 2 000 soldats, auxquels viennent s’ajouter 200 travailleurs extérieurs », précise le colonel Olivier Vidal, représentant le Comanfor à Gao. Adossée à l’aéroport local, cette base est en perpétuel aménagement. Elle inaugurera par exemple dans les prochains mois une piste de décollage longue de 2,5 km qui permettra de « multiplier les rotations militaires et faciliter les vols internationaux ». Dans son dispositif, l’armée dispose aussi d’une demi-douzaine de postes avancés et des détachements temporaires dans le désert, à partir desquels sont lancées les actions les plus risquées, tels que le démantèlement de caches d’armement et de moyens de communication.
Nouvelle escalade de violence
Malgré les raids nombreux, les saisies d’explosifs et le reflux des terroristes, l’opération Barkhane a encore du mal à contenir la menace sur l’ensemble du territoire. Principalement autour de Gao et dans les villages, au nord-est du Mali, où une nouvelle organisation, baptisée Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (GSIM), multiplie ces dernières semaines les actes de banditisme et les crimes sanglants à l’encontre de la population soutenant l’armée malienne. Une escalade de violence qui rend prématurée la stratégie de sortie de la France, espérée au plus tôt d’ici quelques années.
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Infographies : Sophie WAUQUIER (Midi Libre)