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Il y a 75 ans, Saint-Étienne était bombardée C'était un vendredi du printemps 1944. Une belle matinée, douce et ensoleillée. Une journée de guerre et d'occupation, une de plus et celle-ci s'annonçait agréable malgré les circonstances. Jusqu'au retentissement de la sirène à 10 heures... Ce jour-là, 26 mai 1944, Saint-Étienne vit le jour le plus douloureux de son existence.

Saint-Étienne et la zone sud sont occupés par les forces allemandes depuis novembre 1942. En juillet 1943, les Alliés reprennent pied sur le continent en débarquant dans le sud de l’Italie. Ils intensifient alors leurs bombardements pour toucher le potentiel économique allemand et de ses territoires occupés. La région stéphanoise est visée le 10 mars 1944 : l’aviation britannique bombarde l’usine Nadella à La Ricamarie. Celle-ci fabrique des roulements à billes pour l'armée allemande. Les bâtiments sont détruits et les alentours touchés par les bombes. Pour la première fois néanmoins, la région proche de Saint-Étienne est touchée par les objectifs aériens des Alliés...

Le "Transportation plan"

À partir de mars 1944, la stratégie alliée change avec le "Transportation Plan". Elle ne visent plus autant les industries ou les centres de production économique. Il s’agit d’attaques aériennes sur des installations dispersées entre la France, la Belgique et les Pays-Bas. Ces bombardements doivent paralyser les communications de l'ennemi (axes routier et ferroviaire) afin de limiter le déplacement et le ravitaillement des troupes allemandes, et de préparer le débarquement. Les Alliés cherchent à rendre les transports de troupes difficile et isoler le futur champ de bataille en Normandie.

Avec l’approche imminente de cet événement, les bombardements s’intensifient en avril et mai. La lecture des journaux rend compte de multiples attaques à Paris et sa région bien sûr mais également dans toute la France. Le 26 mai plusieurs villes sont inscrites à l'ordre du jour des bombardiers américains : Nice, Chartres et dans la région Grenoble, Chambéry, Lyon et Saint-Étienne.

Saint-Étienne, un carrefour stratégique

Le bassin stéphanois est un centre industriel important. Mine, sidérurgie, métallurgie, arme, textile et de nombreuses entreprises travaillent de gré ou de force pour l'armée allemande : la Manufacture nationale d’Armes, Giron Frères, les Aciéries et Forges de Saint-Étienne, les Ateliers du Furan... La ville et son industrie bénéficient d'un important dispositif ferroviaire qui les relient aux centres de décision (Lyon) comme aux autres pôles de production et de transformation. Bref, c'est un important nœud ferroviaire du sud-est de la France tant pour les voyageurs que les marchandises. La ville compte plusieurs gares : Châteaucreux permet de rejoindre Lyon ; Carnot et la Terrasse Clermont-Ferrand et Roanne ; le Clapier et Bellevue, le Puy-en-Velay en Haute-Loire. Un rapport du service de renseignement américain note concernant Saint-Étienne :

« Il y a de nombreuses usines d'armes, dont certaines sont proches de la gare de triage. En plus de la gare elle-même, le dépôt des locomotives, sur le côté nord et la rotonde au nord-est, sont très importants au système français surchargé ».

La Défense passive

Depuis le début de la guerre, et même avant, dès le milieu des années 1930, la crainte des attaques aérienne est prise très au sérieuse par les autorités qui ont créé une administration spéciale : la Défense Passive (DP). Celle-ci s’occupe de la sécurité et de la protection de la population en cas d’attaque aérienne. Elle la forme par des exercices grandeur nature en ville et dans les écoles. Elle s’occupe de consolider les caves et les sous-sols, de construire les tranchées de protection et de distribuer les masques à gaz. La plupart des places de la ville sont en travaux dans les années 1940-1942 : la municipalité fait construire des tranchées-abris places Badouillère, Jules Ferry, Marengo... Des dizaines de « trous » sont creusés, la ville est en chantier. La tranchée de la place Villeboeuf a d'ailleurs été redécouverte intacte en 2018 et se visite par les services municipaux.

En outre, les habitants doivent limiter les lumières visibles pour priver l’assaillant de repères et les propriétaires doivent approvisionner l’immeuble en sable, tenir une réserve d’eau pour lutter contre les incendies et désigner un responsable par immeuble.

Le siège du commandement est à l’Hôtel de Ville. Un officier départemental donne l’alerte, d’autres agents assurent les liaisons en cas d’attaque. La Défense Passive forme et organise les secours : les sapeurs-pompiers, les équipes des quatre cantons, les volontaires et les services de déblaiement.

A 6 heures des avions décollent

Les bombardiers américains sont des B17 dits «forteresses volantes». La stratégie américaine prévoit des bombardements de jour et à haute altitude par crainte de la DCA (défense contre l'aviation), qui n’est pourtant pas installée à Saint-Étienne. Les appareils décollent de Foggia dans le sud de l’Italie vers 6 heures. La mission comprend entre 120 et 180 bombardiers et parcourt 1 253 kilomètres pour atteindre Saint-Étienne. Les avions de chasse les rejoignent au-dessus de Menton pour les escorter. Les avions sont repérés remontant la vallée du Rhône.

À Saint-Étienne comme dans d'autres villes, l’alerte sonne. Les Stéphanois entendent la sirène. Comme d'habitude. Comme presque chaque jour. Faut-il vraiment descendre dans les abris alors que tout un chacun est occupé, un travail à faire, les courses à finir ou un enfant à chercher ? Dans l'ensemble, les Stéphanois continuent leur vie quotidienne. Les soldats allemands, par contre, obéissent aux consignent et s'acheminent vers les abris. Il est 10 heures.

10 h 17-10 h 35 : un déluge de fer et de feu

Trois vagues d'avions bombardent la ville pendant près de 20 minutes. Au sol, c'est la panique. Les habitants cherchent les abris, certains quartiers sont particulièrement visés. Entre 1 400 et 2 100 bombes sont lâchées.

C’est une journée ensoleillée du mois de mai et les habitants vaquent à leurs occupations. L’alerte est donnée à 10 heures, les sirènes hurlent au-dessus de la ville. Les Stéphanois descendent dans les caves, courent dans les rues pour trouver un abri, mais la plupart par lassitude des fausses alertes, continuent leurs activités. Car depuis le temps, les habitants descendent de moins en moins dans les abris. C'est une alerte, une de plus... Elles sont quasiment quotidiennes. La veille, un chef de secteur de la Défense passive note dans son rapport : « Dans l'alerte de ce soir, beaucoup de commerçants se refusent à fermer leurs devantures, les passants ne veulent entrer dans l’abri. Tout le monde circule... même bicyclettes et autres véhicules. Impossible d'assurer aucun service ». La population observe sans crainte les premiers avions qui brillent comme « des étoiles dans le ciel ».

L'approche des avions

L'escadrille américaine s'approche, disposée en trois vagues. Les Mustang, les avions de chasse, encadrent et escortent les bombardiers B 17, surnommés les « forteresses volantes ». Givors est dépassé par la première vague de bombardiers à 10h08 alors que la deuxième s’en approche.

L'aviation américaine n'agit pas comme son homologue britannique. À La Ricamarie, le 10 mars 1944, par exemple, les avions anglais ont bombardé de nuit et à basse altitude, bien renseignés par la Résistance sur leurs objectifs à atteindre. Les Américains procèdent autrement : ils opèrent de jour, et à haute altitude (entre 6 000 et 7 000 mètres) pour se protéger des tirs de la DCA (absente à Saint-Étienne). Les aviateurs, le 26 mai 1944, ont trois objectifs : la gare de Châteaucreux et sa rotonde, la gare de triage du Pont de l’Âne et la voie ferrée en direction du Puy-en-Velay.

Il est 10h16... les premiers avions aperçoivent la gare, ceux de la deuxième vague distinguent la ville. L'histoire de Saint-Étienne est sur le point de basculer.

10h17...

À 10h17, le bombardement commence et les premières bombes tombent sur la gare de Châteaucreux. L'enfer est sur terre, à Saint-Étienne. À ce moment-là, la deuxième vague aperçoit la ville, la troisième atteint Givors.

La gare est très durement touchée du premier coup. Chaque bombardier lâche simultanément 12 bombes de 220 kg puis s'en va. Les premières bombes tombent et le bruit approche comme un « train lancé à toute vitesse ». Elles se rapprochent des habitations, un tram est écrasé dans la Grand’rue. Depuis Saint-Roch, on observe les avions bombarder le quartier de Tardy. Au même moment, les Stéphanois encore dans les rues cherchent à rejoindre les quartiers peu construits comme le Jardin des Plantes. Dans les rues gisent les corps meurtris par les bombes. Partout c’est la panique, des cris résonnent au milieu du cauchemar.

À 10 h 20 la première vague s’éloigne par le sud-est, la deuxième arrive et bombarde de manière moins précise : la fumée du premier bombardement rend la ville bien moins visible. Les pilotes visent le milieu des nuages de poussière. La dernière vague est encore plus gênée et les bombes se font imprécises. A 8 000 mètres d'altitude, cela fait des dégâts. Car tous les objectifs sont proches des milieux de vie : la gare de Châteaucreux voisine avec les quartiers du Soleil et Saint-François, celle du Pont de l’Âne est toute proche et jouxte Monthieu. Quant à la voie ferrée, elle traverse plusieurs quartiers dont celui de Tardy.

Des quartiers dévastés

Militairement, l'aviation américaine a rempli sa mission. Les deux gares visées sont très endommagées et les rotondes inutilisables jusqu'à la fin de la guerre. Les ponts ferroviaires sont détruits et la ligne de chemin de fer en direction du Puy-en-Velay est coupée pendant trois semaines. S'il est encore trop tôt pour faire le bilan humain, forcément tragique, le paysage urbain montre une ville en partie en ruines. 800 immeubles sont touchés dont près de 250 complètement détruits. L'hôpital des Houillères est détruit au Soleil. Même le cimetière est touché. La zone du Marais compte plusieurs entreprises bombardées : la Manufacture d'armes, les Fonderies, forges et aciéries de Saint-Étienne, les Forges stéphanoises... Le quartier dans son ensemble est très touché. Idem à Saint-François : le quartier proche de la gare a reçu beaucoup de bombes et l'église elle-même est détruite. La coupole du bâtiment construit dans les années 1910 reste seul et miraculeusement debout. Une bombe a atterri sur le plafond de la crypte et toutes les personnes qui s'y sont réfugiées sont mortes. A côté, la rue de la Montat compte 52 maisons détruites dont certaines des établissements Casino. De l'autre côté de la ville, Tardy est meurtrie : la voie ferrée bien sûr mais 10 mètres à côté, l'école aussi... Près d'une vingtaine de bâtiments sont démolis dans le quartier.

L'incompréhension

La troisième et dernière vague repart à 10h35. Les Stéphanois, à ce moment-là, ne le savent pas encore mais le bombardement est terminé. Ils viennent de découvrir la guerre et ses ravages. Ils se cachent, parfois dans les abris, parfois sous une table, couchés dans un terrain vague. Certains sont morts faute de protection suffisante, de ne pas avoir respecté les consignes de sécurité ou simplement pour avoir été au mauvais endroit, au mauvais moment, là où aucun abri ne protège contre la bombe qui tombe.

A 11h l’alerte est levée. La population découvre les rues ravagées, les incendies et les fumées envahissent la ville. On retourne à la maison espérant que tout est debout. On s’inquiète pour toute la famille. Il faut se retrouver. Après avoir erré dans les rues, on retrouve un proche en vie, parfois au bout de quelques jours. L'heure est à l'angoisse et aux hurlements des sirènes des pompiers de la Défense passive.

Une ville dévastée, une population traumatisée

Les avions sont partis, le bombardement fini. L'heure est aux secours, aux traumatismes et aux larmes

Il n'est pas 11h. Les sapeurs-pompiers, les bataillons de la Défense Passive, les équipes de la Croix-Rouge, la Milice et la population agissent dans l’urgence. Les champs de ruines entravent parfois les interventions : les pompiers ont beaucoup de mal à circuler rue de la Montat, complètement dévastée, pour atteindre le quartier du Soleil. On soigne les premiers blessés dans les dispensaires et les postes de secours, parfois dans les pharmacies restées ouvertes. On s’active pour retrouver des survivants dans les décombres. Les sapeurs-pompiers des communes voisines viennent prêter main-forte aux secours stéphanois. Les camions vont à toute vitesse à l’Hôpital de Bellevue, les premiers corps sont déposés aux Bains Douches, à la Bourse du Travail puis rassemblés à l’École nationale Professionnelle rue Fontainebleau.

Au 17 juillet la Mairie donne le nombre de 925 victimes et de 22 500 sinistrés. Les récentes recherches historiques établissent un bilan d’environ 1 000 victimes. Un rapport de la Défense passive déplore le manque d'utilisation des abris :

« À Saint-Étienne, le 26, aucune tranchée ou cave-abri construite par les services de la Défense passive n'a été atteinte, le grand nombre de victimes s'explique par le fait que les maisons généralement vétustes n'ont pas résisté aux coups directs ».

Cela explique que l'occupant allemand ne compte aucun mort : outre leur localisation dans le centre-ville épargné, tous les soldats sont descendus dans les abris.

Des dons sont envoyés à Saint-Étienne depuis plusieurs villes du département et de toute la France . Parmi les donateurs on trouve le maréchal Pétain, la principauté de Monaco, l’Ordre des médecins de la Loire, les Houillères de la Loire, la papeterie Valfuret.

Les plus gros dommages se situent autour de la gare de Châteaucreux, certains bâtiments des quartiers voisins sont à terre. Dans un courrier du 1er juin 1944, le Préfet précise les dégâts : les quartiers les plus touchés sont Châteaucreux, le Pont-de-l’Âne, le Soleil, Saint-François, Monthieu, le Marais, Tardy. Dans l’allocution du maire Amédée Guyot le 8 juin, la liste est élargie : la Richelandière, la Montat, le Monteil, Bel-Air, Michon, le Jardin des Plantes, Saint-Jean-Bonnefonds, la Talaudière.

Des lieux symboliques sont touchés et des victimes sont à déplorer : l’église de Monthieu, et celle de Saint-François où meurent les personnes venues se protéger dans la crypte mais également des écoles au Soleil, à Gaspard Monge, et surtout à Tardy où 24 élèves et 8 enseignants sont victimes des bombes.

Des centres d’hébergement sont ouverts en urgence à Tardy, à Châteaucreux, au Soleil, à Saint-François, au Marais, à Bel-Air et à Monthieu. Certains logent pour un temps chez des amis ou dans la famille.

Une ville en deuil

Le 30 mai la ville en deuil rend hommage aux morts lors d’une cérémonie officielle sur la place de l’Hôtel de Ville. Le cercueil d’une victime inconnue honore la mémoire des nombreux corps non-identifiés. Les tombes sont creusées dans une parcelle du cimetière de Côte-Chaude. Les corps non réclamés par les familles y sont inhumés. L’opinion publique est partagée par un sentiment contradictoire : choquée par « l’agression américaine », elle attend néanmoins l’arrivée de ses libérateurs. Mais pourquoi ont-ils bombardé de si haut ? La population ne comprend pas.

Au lendemain du bombardement, les autorités civiles et religieuses condamnent publiquement l’attaque meurtrière. La presse écrite utilise des mots violents à l’encontre des Alliés et tente de discréditer les Américains aux yeux de la population. Le Mémorial du 27 mai titre : « Les agressions contre la population française. L'aviation anglo-américaine a bombardé hier Saint-Étienne ».

Pour la Résistance, le bilan meurtrier aurait pu être évité. Trop de civils sont morts alors que des actions de sabotage auraient pu limiter le nombre de victimes tout en faisant autant de dégâts pour les Allemands. Alban Vistel, commandant militaire de la Résistance pour la région lyonnaise, envoie un communiqué à Alger demandant l’arrêt des bombardements :

«Prêts à tous les sacrifices mais pas si inutiles»

La pénurie de matériaux retarde et limite la reconstruction. Les travaux concernent d’abord les immeubles habitables. Dans un article de presse d’octobre 1944, on annonce que 29 chantiers ouvrent en souhaitant atteindre une cadence de 50 immeubles réparés par mois.

Les ruines de l’église Saint-François ne sont pas relevées pendant 10 ans, le marché se tient sur la place. Elle est reconstruite entre 1952 et 1954.

La situation du logement à Saint-Étienne, mauvaise avant-guerre, est encore aggravée par le bombardement. La ville choisit d’exclure les immeubles trop insalubres des reconstructions, et propose de nouveaux projets. En 1950, une étude est lancée pour la construction du projet Beaulieu dans les quartiers sud-est.

L'heure du souvenir

Plaques commémoratives et monuments du souvenir viennent honorer les victimes du bombardement. Deux lieux sont particulièrement importants : l'école de Tardy avec une représentation de la statue antique de la Victoire de Samothrace, et Saint-François. En 1954, une statue de la Vierge est construite sur la colline de Montferré en mémoire de toutes les victimes.

Pour les Stéphanois, le bombardement du 26 mai est l’expérience sensible la plus marquante de la Seconde Guerre mondiale. La ville à l’arrière des champs de bataille n’a jamais été bombardée, mais la population se retrouve plongée en un instant dans la situation d’une ville du front. Le bombardement reste ensuite pendant les années et les décennies suivantes dans les mémoires des habitants. Pendant la guerre froide, un sentiment anti-américain existe, bien relayé par l'opinion communiste. La mémoire devient plus apaisée dans les années 1980 et la disparition progressive des témoins. Les commémorations s'adressent alors au jeune public afin que la ville et ses habitants n'oublient pas.

Pétain le 6 juin 1944

Dernier moment marquant du bombardement, le 6 juin 1944, le Maréchal Pétain se rend à Saint-Étienne comme il le fait dans les villes bombardées du territoire. Il passe dans le quartier Saint-François puis au Monument aux morts place Fourneyron et prononce un bref discours à l’Hôtel de Ville. Le « chef paternel » quitte rapidement Saint-Étienne pour rejoindre Vichy, sans passer aux chevets des victimes à l’Hôpital de Bellevue : les Alliés ont débarqué en Normandie. Le débarque-ment donne alors tout son sens au bombardement. Celui-ci constituait bien une des opérations préalables à sa réussite...

Photos: archives municipales de Saint-Étienne et mise en page : C.C

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