Loading

Naufragés des Alpes À la rencontre des hommes qui risquent leur peau dans les cols alpins pour passer en France. Comme en 1946, quand les clandestins étaient italiens.

« C’est terrible mais au printemps, on s’attend à découvrir des corps. » Dans le Briançonnais, ces mots fatalistes reviennent comme un refrain. Les corps que l’on craint de retrouver dans ce territoire des Hautes-Alpes, limitrophe de l’Italie, ce sont ceux des « naufragés de la montagne ». Ces migrants africains très mal équipés qui, après de longues heures de marche, franchissent le col de l’Échelle à 1762 mètres d’altitude et atteignent la France.

Déjà deux accidents graves

Côté français, pour le moment, aucun mort n’a été recensé. Mais à deux reprises des drames ont été évités de justesse. Une première fois en mars 2016, quand deux migrants ont été hospitalisés après de graves engelures : l’un a été amputé au niveau des pieds, l’autre au niveau des mains. Et une autre fois cet été, quand deux migrants repérés par la police, ont été grièvement blessés dans une chute. L’un des deux miraculés a passé plusieurs jours dans le coma.

« Plus la police pousse loin la surveillance de la frontière, plus les migrants empruntent des chemins détournés, toujours plus risqués », plante Pauline Rey, bénévole au collectif Réfugiés solidaire (CRS) à Briançon. Le CRS, c'est une ancienne caserne de compagnie républicaine de sécurité. Mise à disposition par l’intercommunalité, elle a été aménagée par des volontaires en centre d’accueil provisoire pour les migrants qui ont franchi la frontière. L’idée est qu’ils puissent se reposer après le passage du col et enfiler des vêtements chauds avant de reprendre la route vers leur destination finale.

Aboubacar n'est pas moniteur de ski à l'ESF de Serre-Chevalier comme l'indique l'écusson sur sa poitrine, l'anorak lui a été donné par le collectif Réfugiés solidaire de Briançon. Comme presque tous les migrants rencontrés là-bas, il est arrivé avec seulement une veste de survêtement sur le dos – il la porte encore sous son manteau.

Au plus fort des traversées cet été, le centre a accueilli jusqu’à 130 personnes certaines nuits. « Depuis juillet, 1600 personnes sont passées par le CRS », a recensé Luc Marchello directeur de la MJC et du centre social de Briançon. En ce moment, ils sont autour d’une quarantaine de migrants à dormir dans l’ancienne caserne des compagnies républicaines de sécurité.

Pour la très grande majorité, ils sont arrivés en train à Bardonecchia, côté italien, puis se sont lancés à pied dans l’ascension du col de l’Échelle, le plus souvent de nuit. Dès lors, chacun son itinéraire pour éviter d’être pris par les forces de l’ordre, très visibles sur la route entre Briançon et le col où l’on croise pêle-mêle : fourgons de gendarmerie, voitures des douanes et même véhicules de l’armée.

Les migrants les plus chanceux en ont pour cinq heures pour accomplir le trajet d’une trentaine de kilomètres entre Bardonecchia et Briançon. Ça, c'est quand une bonne âme les dépose en ville en voiture et leur épargne les derniers kilomètres. D’autres restent là-haut de très longues heures parce qu’ils attendent que des gendarmes rebroussent chemin ou parce qu’ils se perdent. Aucun n’est préparé à subir aussi longtemps une température qui descend la nuit jusqu’à -10°C au sommet du col en ce mois de novembre. Ils savent qu’ils peuvent passer en France à cet endroit, pour le reste…

« Ce n’est qu’une fois sur place que j’ai su qu’il fallait que j’escalade la montagne », explique un Malien tout juste arrivé au CRS de Briançon. À côté de lui, Quentin, ivoirien, acquiesce et raconte son périple à pied dans la montagne : « J’ai eu peur du début à la fin. Je ne sentais plus mes doigts, ni mes pieds. » Très mal équipé pour une traversée pareille, il portait un sweat à capuche pour toute protection contre le froid et n’avait jamais vu la neige auparavant.

Une fois passé le col de l'Échelle, la vallée de la Clarée sépare encore les migrants de Briançon. Des automobilistes les prennent parfois en voiture pour leur épargner les dernier kilomètres à pied.

Une fois atteints les versants côté français, Quentin a attendu plusieurs heures dans des bois avec ses compagnons de cordée, par peur d’être pris et renvoyé en Italie. « Finalement, l’un de nous s’est décidé a arrêté une voiture. Le conducteur nous a demandé combien nous étions et a appelé quelqu’un pour qu’il vienne nous récupérer. » Quentin s’en est tiré sans gelure.

Mais l’arrivée de l’hiver, sa neige et ses températures toujours plus basses peuvent faire craindre le pire pour les prochains candidats au passage par le col de l'Échelle. « C’est un public pas du tout connaisseur de la montagne, très mal équipé, parfois affamé, alerte Alain, accompagnateur de montagne à la retraite. Le danger est démultiplié. » C’est la raison pour laquelle il fait des rondes à la rencontre des marcheurs échoués sur les pentes, dans le but de leur venir en aide. Cela lui a valu une déposition à la gendarmerie quand il a été contrôlé avec deux migrants mineurs à bord de sa voiture. Pas de quoi le faire reculer : « Quoiqu’il arrive, je continuerai à secourir des gens », brave-t-il. Avec l’hiver de nouveaux dangers guettent ceux qui franchissent le col : risque d’avalanche – « le versant qui donnent sur l’Italie est très raide » –, froid glacial – « la température est descendue jusqu’à -24°C l’an dernier au sommet du col » – et égarement – « on peut très vite s’y perdre, ça m’est arrivé l’an passé, un jour où il neigeait à l’horizontal ».

Col de l'Échelle, altitude 1762 mètres.

En 1946, deux à trois clandestins italiens mouraient chaque mois dans un col voisin

Des migrants sont déjà morts dans les Alpes, c’était il y a 70 ans. Lors de l’hiver 1945-1946, deux à trois clandestins italiens mouraient chaque mois dans le col de la Roue, à dix kilomètres à peine au nord du col de l’Échelle, dans leur tentative de rejoindre la ville française de Modane depuis Bardonecchia – déjà. C’est ce qu’indique alors un message d’un agent du renseignement militaire italien retrouvé par le chercheur et historien Sandro Rinauro dans les archives du ministère de la guerre.

À l’époque, la « pression migratoire » était d’une autre intensité : en 1946, 30 000 clandestins italiens sont arrivés en France, pour beaucoup via les cols alpins. À la fin de l’année 1946, 300 affluent quotidiennement à Bourg-Saint-Maurice, en Savoie. Parmi eux, mon grand-père, Bruno. Avec sa mère, ses deux frères et sa sœur, il a franchi en septembre 1946 depuis la vallée d'Aoste le col du Petit-Saint-Bernard. Le but : retrouver son père, Leone, passé en France six mois plus tôt en raison du manque de travail en Italie.

Pour atteindre le territoire français, Leone a gravi ce même col à 2188 mètres d’altitude en février 1946. « Mon père m’a raconté qu’il avait croisé plusieurs cadavres sur le chemin », se souvient mon grand-père Bruno. Un reportage des « Actualités françaises » tournée à peu près au même moment, montre les conditions dantesques dans lesquelles les migrants italiens passaient le Petit-Saint-Bernard, pour certains au péril de leur vie.

Quelques mois plus tard, en septembre, mon grand-père, âgé de 12 ans, et le reste de la famille quittent à leur tour la petite ville qu’ils habitaient à côté de Bergame pour le rejoindre. Ils prennent le train jusqu’à Pré-Saint-Didier dans la Vallée d’Aoste où un passeur les conduit à l’arrière d’une camionnette bâchée jusqu’à La Thuile, la ville située au pied du col. De là, ils entament l’ascension à pied. « Notre situation était différente de celle des migrants africains aujourd’hui, tient à atténuer mon grand-père. Nous étions des Bergamasques [des habitants de la région de Bergame] : nous venions de la montagne, c’est un environnement qu’on connaissait. »

Quand ils passent le col, son plus jeune frère a dix mois et le passeur le porte dans ses bras. « Il y avait une tempête et le bébé à cause du vent n’arrivait pas à respirer, raconte mon grand-père. Le passeur nous a dit qu’il fallait faire demi-tour et il est redescendu avec le reste de la famille. Moi, j’ai continué avec d’autres personnes pour avertir mon père qui nous attendait de l’autre côté. » À l’aube, il arrive à Bourg-Saint-Maurice où déjà à l’époque des bénévoles les logent dans des baraquements pour la nuit et les cachent de la police.

Le lendemain, il retrouve sa famille au complet, ils partent pour Morzine en Haute-Savoie où son père travaille au noir dans le bâtiment. Après plusieurs mois comme irréguliers, ils font une demande de titre de séjour quand Leone finit par trouver un emploi déclaré, avec un contrat de travail en bonne et due forme. À l’époque, la régularisation était quasiment systématique dans cette situation. Les temps ont changé.

La gare de Bardonecchia, camp de base improvisé

En revanche, soixante-dix ans après, les villes transalpines comme Bardonecchia restent un point de départ pour ceux qui veulent rejoindre la France à toute force. Hier, les Italiens qui tentaient de rejoindre la ville française de Modane par le col de la Roue au péril de leur vie, aujourd’hui les Africains.

En cet après-midi de novembre 2017, une dizaine de migrants originaires d’Afrique patientent dans la gare de Bardonecchia. Cette salle d’attente est le seul lieu chauffé de la ville accessible gracieusement. Parmi les visages souvent éprouvés par une première tentative de passage, deux sont poupons. Ces deux garçons originaires de Guinée disent avoir 15 ans – comment en douter devant leurs traits juvéniles ?

Yaya et Ibrahim se réchauffent à la gare de Bardonecchia. Ces deux adolescents guinéens ont été refoulés à la frontière par des gendarmes français la nuit précédente.

D’une voix fluette, Yaya raconte qu’ils ont tenté de passer en France la veille. Partis de Bardonecchia à pied à 17h, ils ont atteint les versants côté français à 22h. Mais à peine la frontière franchie, « des gendarmes nous ont arrêtés » rapporte l’adolescent. « Ils nous ont fait signé un refus d’entrée sur le territoire, nous ont ramené à la frontière et nous en dit de retourner en Italie, à pied », détaille son compagnon d’infortune Ibrahim, guinéen lui aussi. « Je peux vous poser une question ?, demande Yaya manifestement troublé. Est-ce qu’ils ont le droit de faire ça ? ». Pas vraiment. Normalement, la loi prévoit que les mineurs étrangers non accompagnés soient pris en charge par le département. Et pourtant, « c’est tous les jours qu’ils refoulent des mineurs de cette façon », explique une bénévole du CRS. D’autres migrants passés en France lors de leur seconde ou troisième tentative racontent le même genre d’histoire.

Yaya et Ibrahim, eux, ne retenteront pas leur chance ce soir, Yaya veut d’abord réchauffer ses pieds. Seulement chaussé de fines baskets, il a souffert des températures glaciales lors de leur tentative de la nuit passée. Et cet après-midi, son pied droit paraît anormalement gonflé. Même s'ils ne se lancent pas une nouvelle fois dans l'ascension ce soir, les deux adolescents n’ont que quelques heures au chaud devant eux. Ils seront mis dehors peu après 23h, quand la gare ferme après l’arrivée du dernier train. Ce sera leur troisième nuit en plein air à Bardonecchia, par des températures négatives.

L'objectif de la police italienne: les dissuader de passer

Côté italien, rien n’est prévu pour accueillir ceux qui ont été refoulés ou qui attendent de tenter leur chance. Il n’y a pas de centre d’hébergement provisoire dans cette ville perchée à 1300 mètres d’altitude. Ceux qui sont là sont livrés à eux-mêmes, dehors. Un policier italien prétend qu’une salle chauffée avec salle de bain est mise à disposition quand la gare ferme. Cette salle, aucun des migrants rencontrés en France ou en Italie ne l’a vue. « C’est parce que nous ne voulons pas que ça se sache trop, réplique-t-il sérieusement. Ça ferait des débordements. »

L’agent affirme que leur rôle est de dissuader les migrants de passer : « Notre peur c’est de retrouver des corps quand la neige aura fondu. C’est pourquoi notre préoccupation est que personne ne mette sa vie en danger. » Pourtant en ce mois de novembre, une quinzaine de personnes continuent à passer tous les jours, sans compter celles qui se font refouler sur les pentes du col.

Consignes aux bénévoles du collectif Réfugiés solidaire de Briançon.

Au CRS de Briançon, le drame paraît inéluctable, l'angoisse est ordinaire. Jacky, l’un des bénévoles, raconte qu’ils ont reçu un coup de téléphone très préoccupant deux jours auparavant. Un homme paniqué et manifestement perdu leur a demandé de l’aide : « Nous n’avons pas réussi à le rappeler et il n’y a aucune trace de lui à la gendarmerie ou à l’hôpital de Briançon. Peut-être qu’il a été soigné au centre hospitalier d’Oulx, côté italien. Ou peut-être que... On n’en sait rien. »

Clément Varanges

Created By
Clément Varanges
Appreciate

Credits:

Clément Varanges

Report Abuse

If you feel that this video content violates the Adobe Terms of Use, you may report this content by filling out this quick form.

To report a Copyright Violation, please follow Section 17 in the Terms of Use.