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La Carène : vingt mille sons sous les mers par Johanna Seban & La FEDELIMA (Crédits photos : Erwan Amice / Vincent Ducard / Vincent Malassis)

Avec le projet Sonars, la salle de concert la Carène a imaginé une résidence d’artistes étonnante : trois musiciens s’approprient des enregistrements sonores captés en milieu marin par des scientifiques. La collaboration, qui a déjà donné lieu à diverses créations (enregistrements, expositions, lives…) séduit un large public, notamment grâce aux différentes actions menées par la salle pour inscrire le projet dans le territoire.

Devinette : quel est le rapport entre un musicien électronique et une coquille Saint-Jacques ? Réponse : la Carène. Depuis 2018, la salle de concert brestoise, à travers le projet Sonars, fait collaborer trois artistes - Maxime Dangles, François Joncour (Poing) et Vincent Malassis - avec des chercheurs : ces derniers enregistrent des sons marins, que les premiers utilisent pour des projets de création (enregistrements de morceaux, concerts, expositions, etc.). Pour mieux comprendre cette étonnante résidence au long cours, il faut d’abord revenir au travail effectué depuis des années par les scientifiques de l’écologie marine. Et découvrir par la même occasion l’histoire de la coquille Saint-Jacques qui murmurait à l’oreille de l’homme.

L’homme en question se nomme Laurent Chauvaud. Il est directeur de recherche du laboratoire BeBEST à Brest et spécialiste de l’écologie benthique. « Dans la mer vous avez deux catégories, explique-t-il. Il y a le pélagos, la colonne d’eau. Puis tout ce qui est posé sur le fond – les animaux et les structures – qui appartient au benthos. D’où le nom d’écologie benthique. » S’il a d’abord étudié la coquille Saint-Jacques à Brest, Laurent Chauvaud a ensuite élargi ses recherches pour aller observer les invertébrés du côté des îles Spitzberg et de l’archipel Saint-Pierre-et-Miquelon.

De ces années de recherches, ponctuées par de nombreuses plongées en eaux fraîches (jusqu’à – 1,8° en milieu polaire !), est ressorti un constat inédit : la coquille Saint-Jacques est un outil formidable pour diagnostiquer les fonds marins. « D’abord on s’est aperçu que la coquille Saint-Jacques se comportait comme un arbre : elle dépose une marque hivernale chaque hiver. Quand vous la regardez, c’est comme si vous regardiez un arbre coupé, vous pouvez compter les années. Ensuite on a découvert qu’elle fabriquait aussi une marque tous les jours, c’est donc une bestiole-calendrier ! Et qu’en prélevant une petite bande et en étudiant sa chimie, on pouvait calculer la température de l’eau de mer ce jour-là. Et qu’on pouvait donc faire ça tous les jours depuis 25 millions d’années en Bretagne ! » La prochaine fois que vous mangerez des coquilles Saint-Jacques, gardez en tête que vous êtes sur le point de déguster un livre d’Histoire. « Tout est archivé dans le squelette d’une coquille Saint-Jacques. On y voit la salinité de l’eau de mer, les contaminations, les essais nucléaires, l’explosion de Tchernobyl, les contaminations planétaires ou locales… »

Forts de ces découvertes, les scientifiques ont prolongé leurs recherches en greffant des capteurs sur la coquille Saint-Jacques afin d’enregistrer ses mouvements. Cherchant une méthode d’observation moins intrusive, l’équipe est finalement arrivée à une idée plus simple : écouter la coquille. « Elle fait un bruit différent quand elle cherche à s’enfouir, ou quand l’eau devient toxique par exemple. » Après des essais en aquarium, les chercheurs ont installé des hydrophones directement dans la mer, pour enregistrer ces fameux bruits. Surprise lors de la session d’écoute : ils ont découvert un univers très bruyant, éloigné du fameux monde du silence du Commandant Cousteau. « C’est un véritable chorus de sons... On entend tout : les vagues, la pluie, les coquilles Saint-Jacques, le crabe qui va passer à côté, la crevette, les oursins... » Moteurs de bateaux, frottements d’antennes servant à la communication entre crustacés, crissements d’icebergs : les sons enregistrés permettent de donner un diagnostic de l’écosystème marin et, surtout, témoignent de la crise écologique en cours. « Ce qu’on entend, c’est la beauté d’une catastrophe, les glaciers en train de fondre. On a doublé le niveau sonore des bateaux des touristes aux îles Spitzberg en dix ans. Un bateau de touristes s’entend à 100 km…. Et on a trouvé des informations acoustiques qui nous disent que certaines espèces ont disparu. »

« Ce qu’on entend, c’est la beauté d’une catastrophe, les glaciers en train de fondre. On a doublé le niveau sonore des bateaux des touristes aux îles Spitzberg en dix ans. Un bateau de touristes s’entend à 100 km…. Et on a trouvé des informations acoustiques qui nous disent que certaines espèces ont disparu. »

Pour donner un écho à ces observations, le laboratoire BeBEST a eu l’idée de faire appel à des artistes. Dans un premier temps, les chercheurs ont embarqué plasticiens et photographes (notamment Jean Gaumy, de l’agence Magnum) dans leurs expéditions. « Pour nous les scientifiques, il y avait une difficulté à exprimer la beauté que nous avions vue lors de nos missions, et à parler de ce que nous avions observé et qui nous alarmait. On a fait appel à des artistes d’abord de façon égoïste, pour avoir à nos côtés des personnes capables d’exprimer ces émotions. Ensuite, on a posé l’hypothèse que les deux parties seraient tirées vers le haut si on mélangeait art et science. » C’est dans la lignée de ces frottements entre scientifiques et artistes qu’est née l’idée d’une collaboration avec la Carène. « On m’a présenté la démarche, explique Gwenn Potard, directeur de la salle. On a compris qu’il y avait derrière tout ça une mine d’or pour des musiciens : des sons que personne n’avait jamais entendus, qui ont un sens actuel, qui racontent à la fois un parcours scientifique et l’état du monde. L’idée d’une résidence de musiciens a germé. On a pensé qu’il fallait que cela se fasse sur la durée. Et que le préalable était l’interconnaissance chercheur-artiste. »

Trois artistes ont alors rejoint l’aventure : Maxime Dangles, François Joncour (Poing) et Vincent Malassis. Quand on interroge ce dernier sur la genèse de cette collaboration, il le reconnaît volontiers : le travail de BeBEST lui était totalement étranger. « On a découvert cet univers qu’on ne connaissait pas du tout, on partait de zéro, explique celui qui est à la fois photographe, compositeur et artiste sonore. Il fallait visiter les labos, découvrir les machines, se familiariser avec un nouveau vocabulaire. Les spectrogrammes de masse et les isotopes ! Ça n’est pas un groupe de métal ! (Rires). »

Maxime Dangles, François Joncour (Poing) et Vincent Malassis en résidence

Rapidement, les musiciens ont installé leur studio dans le laboratoire des scientifiques afin d’enregistrer les bruits des machines et d’échanger avec les chercheurs. Ils ont aussi effectué une sortie en mer à la recherche des fameuses coquilles Saint-Jacques. « J’ai été marqué par les récits de Laurent, poursuit Vincent Malassis. La façon dont il racontait comment il choisissait l’endroit pour faire un trou dans la glace dans ses missions polaires, puis le froid et le noir. Et j’ai été surpris par les sons qu’on a eus à disposition. Je ne m’attendais pas du tout à ça. C’est drôle, on a tendance à se raccrocher à des sons qu’on connaît. Il y en a un qui ressemble à une bouteille que tu débouches ! » Pour le centre d’art contemporain La Passerelle, Vincent Malassis a imaginé l’exposition The Noisy World, mêlant photos, installations et musique. Se réappropriant et transformant les sons enregistrés dans les fonds marins, il a façonné plusieurs morceaux (réunis sur un vinyle) dont le titre Lobster Resistance, en clin d’œil à Underground Resistance, label et collectif techno de Detroit. « J’ai appris que les homards établissaient une sorte de hiérarchie à travers un son qu’ils émettent. Mais la pollution sonore provoquée par l’homme fait qu’ils ne s’entendent plus et qu’ils finissent par se taper dessus. J’y ai vu un parallèle avec la boîte de nuit où les humains ne s’entendent pas et où ça se termine souvent en bagarre. » Pour l’exposition, Vincent Malassis a aussi imaginé une grande harpe bleu homard, que lui a inspirée sa découverte du système de dialogue entre les langoustes. « Grâce à des vues prises au microscope, j’ai découvert cette espèce de triangle qui bouge et qui vient frotter sur des cordes, via lequel les langoustes communiquent. Cela m’a fait penser à une harpe. »

François Joncour est musicien (notamment avec son projet Poing) et ex-coordinateur pédagogique de La Luciole, école des musiques actuelles à Brest. Il a lui aussi trouvé le projet très excitant dès le départ. « J’avais un intérêt fort pour le Field recording : je m’amusais à aller à l’extérieur pour glaner des éléments sonores, que ce soit dans la nature ou dans des univers urbains. Le projet m’a semblé d’emblée très singulier et la matière sonore très attirante. C’est une matière que j’avais envie de malaxer ! Ceci étant, les données brutes que nous obtenions des scientifiques en parallèle étaient sombres. Cela m’a donné envie de garder une forme d’énergie, de l’ordre de la colère ou de l’engagement, dans les morceaux créés. » Pour réaliser ces morceaux, François a imaginé des portraits sonores des chercheurs rencontrés. « Je leur ai posé des questions sur leurs pratiques scientifiques et je les ai soumis à un questionnaire de Proust, pour avoir une idée de leurs goûts et de leurs esthétiques. Laurent avait toujours une tasse fétiche The Clash et aimait le punk, alors le morceau que j’ai écrit avait un pulse post-punk. Un autre scientifique aimait Rachmaninov et les sons de la marée basse alors j’ai composé en fonction… » Les titres, qu’il façonne avec la violoniste Mirabelle Gilis et sur lesquels il ajoute de la guitare, seront enregistrés au printemps. Une première démo du morceau « Les Gorgones » (portrait du chercheur Youenn Jézéquel) est déjà disponible : elle a été réalisée notamment à partir du « cri » de la langouste, du bruit des bulles des cuves où est cultivé le phytoplancton et du son d’un moteur de bateau capturé par un hydrophone. « Petit à petit, ça a tendance à tendre vers des formes assez pop, alors que la matière nous emmènerait naturellement vers une musique expérimentale… »

Maxime Dangles, producteur electro au large CV (sorties chez Kompakt et Skryptöm, projets sous Mod3rn ou DNGLS) et troisième artiste participant à Sonars, fut le premier à entendre des bruits enregistrés sous l’eau « Je lui ai fait écouter quelques sons et je lui ai demandé si ça avait un intérêt musical, se souvient Gwenn Potard. Après ça, il ne m’a plus lâché ! Rapidement, il m’a envoyé un morceau fait avec des sons marins – des oursins et des araignées qui mangent, des sons de la banquise... » A Océanopolis, pour le festival Electr()cution, Maxime Dangles a d’abord présenté un projet en son binaural : devant la manchotière, le public était invité à écouter, au casque, un live réalisé avec des sons marins. Pour les festivals Astropolis puis pour Scopitone à Nantes – dans le cadre d’une coproduction avec Stereolux –, il a ensuite investi un dôme de 13 mètres et réalisé une performance sonore spatialisée. Cette utilisation d’un système de diffusion et d’immersion sonore, dans un dôme conçu sur le modèle de celui de la SAT (Société des Arts Technologiques de Montréal), permet de se rapprocher du son et de ses mouvements tels qu’ils sont entendus dans les fonds marins. La coproduction entre Maxime Dangles et la SAT à Montréal se prolongera cette année : son nouveau live sera présenté en première le 25 août à la SAT, dans le cadre du festival Mutek (sous réserves). « Les pistes artistiques, résume Gwenn Potard, ont été radicalement différentes avec les trois artistes. »

Pour faire vivre le projet, pour l’inscrire dans le territoire et séduire un large public, la Carène multiplie les actions : résidence dans l’école primaire brestoise du Forestou, ateliers entre artistes et collégiens avec le studio itinérant Cool Bus, participation à des expositions (La Passerelle, Arctic Blues aux Capucins l’été dernier), formations des enseignants du primaire et secondaire aux dynamiques croisées art-science... « Le but du jeu, résume Gwenn Potard, c’est que les gens parlent de Sonars. On n’est pas dans une proposition élitiste ou compliquée. On veut toucher les enfants, les politiques, les étudiants. On a fait une présentation dans un forum des nouvelles initiatives en milieu scientifique à Grenoble pour montrer qu’on peut parler de sciences par d’autres biais. On a aussi installé le dôme pour des lives aux Capucins l’été dernier. »

La Carène multiplie les actions sur son territoire

Cet été, Sonars sera présenté lors des Fêtes maritimes de Brest – organisées tous les quatre ans, les fêtes ont attiré 600.000 personnes lors de la dernière édition. Dans les tuyaux également, un nouveau live 360° pour le festival Scopitone à Nantes, une collaboration avec le Festival Maintenant aux Champs Libres à Rennes, des expérimentations avec la Cordonnerie à Romans-sur-Isère ou encore la création d’un spectacle mêlant danse et musique avec François Joncour et Caroline Denos. Du côté des artistes, enfin, des départs en mission sont envisagés pour accompagner les chercheurs en Arctique et en Atlantique. « On arrive à la fin d’une première phase, conclut Gwenn Potard. On réfléchit actuellement à la façon dont on va pouvoir capitaliser tout ça pour aller plus loin dans tous les domaines. »

Credits:

Erwan Amice