Le retour de la fracture sociale PICARDIE - À Florange comme chez Goodyear, le candidat Hollande avait multiplié les promesses que le président, une fois élu, n’a pas su ou pas pu tenir.

Dans le cadre de la campagne présidentielle, le Courrier picard propose une série de 12 reportages proposant des états de lieux thématiques au cœur de la Picardie. Aujourd’hui, la politique de l’emploi, la désindustrialisation, la loi Travail. Prochaine parution, vendredi 24 mars sur le mariage pour tous.

Inox récurés et sols impeccables. Dans la cantine désertée, les chaises ont été soigneusement empilées contre le mur. Inutiles, comme le reste des installations de l’ex-site Bigard d’Ailly-sur-Somme. Le 2 décembre dernier, la vie s’est brusquement figée dans l’usine spécialisée dans le désossage et le parage de carcasses de bœufs et de veaux. «Du jour au lendemain on a demandé aux gars de rester à la maison. Depuis, les gens sont chez eux, sauf ceux qui ont accepté d’aller travailler à Flixecourt». Gérald Philippon, élu CGT au CE et CHSCT fait partie des rares personnels demeurés sur le site: «Il n’y a plus que nous, les salariés protégés qui faisons partie du comité de suivi du plan de sauvegarde de l’emploi. C’est sûr, voir l’usine comme ça, ça a un côté déprimant».

«Un beau numéro de claquettes»

Ici, beaucoup avaient voté avec enthousiasme François Hollande, heureux de tourner la page des années «Sarko bling-bling». «On l’avait vu pendant la campagne de 2012, rendre visite aux copains de Goodyear en lutte. On y a cru à son discours contre la finance, à ses promesses sur Florange. Un beau numéro de claquettes! Alors forcément, la suite on l’a prise en pleine figure…» Stéphane Domerval a la dent dure. Contre ces patrons qui licencient à tour de bras y compris quand leurs entreprises réalisent des bénéfices; 2 milliards de dollars pour Goodyear, 65 M€ pour Bigard. Et surtout contre les politiques qui les laissent faire quand ils ne les aident pas: «J’ai écrit à Macron et El Khomri pour les alerter sur ce qui se passe ici. Ils m’ont répondu qu’ils ne pouvaient rien pour nous. Et pendant ce temps, Bigard a touché 357 000€ de CICE, tout ça pour 2 000 euros d’investissements dans l’usine. Merci Macron! On se fout vraiment de nous…»

Sentiment d’écœurement, de colère aussi. Depuis quelques jours, les élus CGT et FO reçoivent en compagnie de la DRH du groupe, un à un, les 91 salariés du site fermé pour qu’ils se positionnent sur leur avenir: «Vingt-quatre sont partis à Flixecourt. Les autres envisagent tous de jeter l’éponge, de se barrer avec un chèque, rappelle Gérald Philippon. La plupart ne veulent plus entendre parler de l’industrie… Quant à la politique, on évite d’en causer. Les copains sont tous dégoûtés et se tournent vers les extrêmes. Quand je pense à la loi El Khomri. Jamais ils n’avaient parlé de ça avant l’élection».

Chausson à Creil, Flodor à Péronne, Abelia-Décor à Abbeville, Case-Poclain à Crépy (Somme), Caterpillar à Rantigny (Oise), NLMK Coating à Beautor (Aisne), Honeywell et Magneti-Marelli à Amiens, Continental à Clairoix… Déjà longue comme le bras, la liste des sites industriels picards fermés ou massivement dégraissés ces 15 dernières années est venue s’enrichir en cours de quinquennat de quelques cas emblématiques: Goodyear Amiens avec ses 1200 salariés jetés à la rue, Call Expert à Abbeville et bientôt Whirlpool Amiens… Dans une région où le poids de l’emploi industriel reste globalement supérieur à la moyenne nationale, la crise – elle a parfois bon dos – et les licenciements boursiers sont venus frapper de plein fouet une population ouvrière déjà très fragilisée.

«Quand je les vois au 20 heures, je zappe»

Didier Lambert a fait les trois-huit pendant 31 ans chez Goodyear. Il adorait ça, même si «la nuit c’était dur». Viré comme les autres, il a choisi à 51 ans de se reconvertir dans le contrôle technique des véhicules. Sept mois de formation à la mécanique auto à Calais, puis autant de spécialisation au contrôle technique à Saint-Ouen-l’Aumône… Il est aujourd’hui employé sur la zone d’activités de Camon, chez Guillaume Droussent, un autre ancien de Goodyear qui a choisi de créer son entreprise.

Sa nouvelle vie? «Différente, forcément. En faisant les trois-huit, j’avais beaucoup de temps libre. Là c’est plus pareil. Mais la nuit je dors dans mon lit au lieu de produire des pneus. Et puis j’ai un travail qui me plaît, un salaire. L’autre jour, j’ai appris qu’un ancien collègue dort dans la rue».

Lui aussi a gardé un souvenir très précis de la venue de François Hollande chez Goodyear au lendemain de la primaire socialiste: «C’est gravé là, dans ma tête. Il s’est bien foutu de nous. Les politiques maintenant, c’est simple; quand je les vois au 20 heures sur TF1 ou France 2, je zappe».

Et l’action des pouvoirs publics, lorsque l’usine a fermé ses portes, ce 2 janvier 2015? «Rien! Tout ce qu’on a eu, les formations et tout le reste, c’est Goodyear qui a payé. Parce qu’on les y a obligés, nous autres, les ouvriers! Ce qu’on a obtenu, on le doit qu’à nous».

Dans la cantine vide de l’usine Bigard, Gérald Philippon et Stéphane Dormeval jettent un œil aux dossiers des salariés en cours de licenciement: «Elle, on ne pourra pas la recevoir ici. Elle ne veut plus mettre les pieds dans l’usine. On a rendez-vous au Café de la gare pour faire le point…» Dans leur dos, la grande baie vitrée s’ouvre sur la cour vide et grise. Au fond, le grand mur de béton blanc arbore en énormes lettres rouges, le mot «silence». Vestige d’une période révolue où les camions venaient charger, la nuit, les os des bovins. À l’époque où il y avait une vie ici.

PHILIPPE FLUCKIGER

Bleu de chauffe et tablier blanc

Il a troqué son bleu de chauffe pour le tablier blanc de boucher. Sans regret, même s’il lui a fallu apprendre à vivre avec un salaire net divisé par deux. Ex-salariés de Goodyear où il a fait les trois-huit puis les VSD (vendredi-samedi-dimanche) pendant 24 ans, Ludovic Lando a enfin réalisé son rêve. Quitter une industrie à laquelle il ne croit plus, pour embrasser un métier qu’il adore. «Que ce soit Goodyear ou Whirlpool, on voit bien qu’à partir du moment où les grands groupes décident de fermer boutique, rien ni personne ne peut les en empêcher. Surtout pas les politiques qui n’ont plus la main. Pour moi, l’industrie n’a plus d’avenir en France. C’est pour ça qu’elle part là où il y a moins de contraintes».

Une année complète de formation en alternance, un peu de chance – à la mairie de Camon on lui a parlé d’un patron boucher qui recherchait un salarié – et une bonne dose de volonté: «Quand j’ai compris que Goodyear allait fermer, j’ai pris les devants. Je crois que j’ai été un des premiers à déposer mon dossier pour la demande d’une formation». Comme tous ses copains d’atelier, il n’attendait pas grand-chose des pouvoirs publics. «Aide-toi et le ciel t’aidera»… Du coup, il n’est même pas vraiment déçu. Tout au plus perplexe. À 30 jours du premier tour de l’élection présidentielle, Ludovic Lando ne sait toujours pas pour qui il ira voter: «Jusqu’ici, ça ne m’était jamais arrivé. Mais oui, j’irai voter quand même…»

Promesse tenue

Entre ses renoncements sur la finance et les cadeaux à plusieurs dizaines de milliards faits aux entreprises, on ne peut pas dire que le quinquennat de François Hollande fut une histoire d’amour avec le monde salarié. Mais c’est la loi El Khomri qui aura bel et bien consommé la rupture entre un monde du travail et un président qui restera dans l’histoire (avec un petit «h») comme celui de toutes les promesses non tenues. Au moins sur le plan social. Florange a fermé, Goodyear aussi. Partout où le candidat Hollande s’était exhibé en campagne, les multinationales sont arrivées à leurs fins. Bien sûr, l’État a souvent tapé du poing sur la table. On aura même vu Arnaud Montebourg se promener en marinière Armor Lux pour promouvoir le made in France. Mais le résultat est là: François Hollande n’est pas parvenu à enrayer le déclin industriel de la France ni à inverser réellement la courbe du chômage. Au final, il n’aura tenu qu’une promesse; celle de ne pas se représenter en cas d’échec. PH.F

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