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Les soignants se cachent pour souffrir

Ni super-héros, ni professionnels comme les autres, les soignants bretons racontent avec pudeur leur mal-être, après une année de lutte contre le Covid. Pour les accompagner, des numéros verts, la médecine du travail et des unités de soins spécifiques existent. Mais pour les professionnels de santé, ces moyens restent insuffisants. Et surtout, la reconnaissance de leurs maux se fait encore attendre.

Au détour de l’un de ces virages pentus dont la petite ville de Châteaulin, dans le centre Finistère, a le secret, seuls quelques panneaux permettent de distinguer l’entrée de la clinique en santé mentale de Kerfriden. Derrière la façade blanc cassé d’un bâtiment tout en longueur, les portes coulissantes s’ouvrent sur le hall, où les patients défilent en silence. À l’étage, les unités de soins portent des noms d’îles et les pots de fleurs prennent le soleil. Sur les 86 chambres disponibles, la direction de la clinique a pour projet d’ouvrir une dizaine de lits réservés aux professionnels de santé de toute la région. L’objectif : les prendre en charge au plus vite, eux qui ont tendance à retarder leurs soins par culpabilité ou honte de s’arrêter.

« Les numéros verts ne suffisent pas et certains ont besoin d’être extraits de leur milieu, de façon rapide et intensive », justifie Christine Bebin, la directrice. Sortie en vitesse d’une réunion en visio, elle s’improvise guide dans la partie de la clinique qui deviendra prochainement une unité de soins pour les professionnels de santé (USPS). En cas de souffrance psychologique, les soignants accepteraient une prise en charge jusqu'à vingt-quatre jours en moyenne, d’après une enquête menée par l’association Soins aux professionnels de santé (SPS). Cela correspond à environ trois semaines de vacances, et leur permet de rester discrets sur leur santé. D’où ce besoin de prendre en compte leur frilosité à être soignés avec le reste de la population, notamment par peur de croiser un collègue ou un patient. « À Châteaulin tout de suite, il y a moins de risques ! », glisse la directrice. En regroupant des patients-soignants confrontés aux mêmes problématiques, cette unité leur permettra aussi de libérer une parole commune sur leur mal-être. « On accueille déjà des soignants et on voit qu’ils se retrouvent sur un vécu similaire, sur leurs missions, leurs valeurs et leur implication professionnelle », détaille Christine Bebin.

Aujourd’hui, une dizaine d’établissements en France proposent ce dispositif spécifique. D’autres unités sont en projet, et celle de Kerfriden devrait être la première à voir le jour en Bretagne. Mais l’autorisation par l’Agence régionale de santé (ARS) se fait attendre, semble-t-il pour des raisons de surcoût financier. La directrice est pourtant convaincue que l’actuelle détresse des soignants donnera raison à ce projet encore dans les cartons.

Traumatisme froid

Les professionnels de santé sont déjà très exposés aux risques psycho-sociaux par la confrontation avec la maladie et la mort. À cela est venu s’ajouter, depuis un an, le stress lié à la méconnaissance du Covid, les craintes face aux risques de contamination et le sentiment d’impuissance face au manque de moyens. Dès le mois d’avril 2020, les premiers signes de souffrance étaient visibles : dans une autre étude menée pour l’association SPS, certains soignants disaient se sentir anxieux (41 %), épuisés (27 %), et en manque de soutien (26 %). D’autres ont craqué à l’automne, exténués par la deuxième vague et le reconfinement. Un médecin sur deux présentait à cette époque des symptômes d'épuisement professionnel, selon le site Medscape. En 2018, ils n’étaient que 30 %. Un an après le début de l’épidémie, c’est la persistance d’un climat anxiogène et d’une surcharge de travail qui pèse. Entre novembre 2020 et janvier 2021, un professionnel de santé sur trois était sous traitement et 39 % se sont vu prescrire un arrêt de travail, rapporte le collectif national de professionnels Santé en danger.

Pourtant, beaucoup de soignants continuent d’évoquer leurs difficultés avec une grande pudeur. Quand nous les rencontrons et leur demandons comment ils ont vécu ces derniers mois, ils nous parlent d’abord de leurs patients ou de leurs collègues. Au « je », ils préfèrent le « nous » de leur profession. Ils relativisent leur situation par rapport à d’autres services, d’autres régions plus touchées que la Bretagne. Ils nous racontent s’être finalement habitués au Covid, avant d’avouer à demi-mot leur épuisement psychologique, les cauchemars la nuit, le stress le jour. Le plus souvent, ils veulent rester anonymes, afin d’éviter que leurs patients ne soient au courant de ce qu’ils peuvent rencontrer.

« C’est comme si on avait été traumatisés et qu’on n’avait pas eu le temps de s’en rendre compte », Amélie, psychologue à l'hôpital de Brest.

Derrière son masque, Sarah*, aide-soignante dans le service gériatrie de l’hôpital de Brest, témoigne de cette impossibilité de s’arrêter pour parler de ce qu’elle ressentait, du fait de l’urgence de la situation, en particulier pendant la première vague. La quadragénaire ne s'autorise qu'aujourd'hui à évoquer cette période de stress aigu. « Il fallait éviter d’éparpiller nos angoisses personnelles pour les patients et les collègues, on le vivait intérieurement. On était aussi dans une sorte de protection, pour pouvoir gérer le stress et l’inconnu devant nous. » Aux côtés de Sarah, sa collègue Amélie*, psychologue au sein du même service, opine du chef. « La parole ne circulait plus. Alors que c’est le cœur de notre métier de pouvoir échanger. » La jeune femme pointe du doigt ce manque violent qui laisse des traces : « Il y a une certaine blessure aujourd’hui, car on était dans un état de sidération. On a appris à vivre avec l’angoisse, mais pas à la gérer. C’est comme si on avait été traumatisés et qu’on n’avait pas eu le temps de s’en rendre compte ».

« Traumatisme froid ». En psychologie, c’est le terme qui décrit un vécu critique maximal pour lequel on n’évoque pas les conséquences. « La désorientation ajoute de l’angoisse à l’angoisse : vous n’avez plus tout à fait conscience de la façon dont vous pouvez être blessé moralement. » Comme ses collègues, Cyril Hazif-Thomas, psychiatre en gériatrie à l’hôpital de Brest, décrit une forme d’autocensure des soignants, même quand ces derniers jugent les ordres de leur hiérarchie absurdes ou inadmissibles. « Ce sont de bons petits soldats, ils ne vont pas forcément dire ce qui ne va pas. Ne pas s’autocensurer prend du temps. »

À la pudeur, se mêle aussi le sentiment de ne pas être légitime pour se plaindre, alors que la Bretagne a été moins touchée que d’autres zones. Aujourd’hui, selon Santé Publique France et l’ARS Bretagne, au bout d’un an de pandémie, seuls 2,32 % des cas de Covid recensés viennent de la région, alors que les Bretons représentent près de 5 % de la population française. Mais avec le virus, est arrivée une nouvelle charge mentale pour les soignants de toute la France, qui ont dû s’adapter rapidement à une réorganisation totale de leur travail, même en dehors des hôpitaux.

« C’était tout aussi épuisant psychologiquement d’éviter la maladie que de la traiter », Vincent, médecin généraliste.

Entre mars et juin 2020, Vincent*, médecin généraliste dans une petite commune du Morbihan, n’a reçu que deux patients positifs. Pourtant, il exerce tout près des premiers clusters en Bretagne. Chez lui, la nouvelle est tombée le 1er mars 2020, date à laquelle plusieurs cas de Covid ont été identifiés sur le territoire d’Auray, Carnac et Crac’h. Les soignants de la zone se sont retrouvés propulsés sur le front avant les autres. « On a été cueillis à froid, raconte le Morbihannais. Psychologiquement, cela a été très éprouvant. »

Pour se protéger, Vincent a installé une vitre en plexiglas sur son bureau. Deux mètres de largeur sur un mètre de hauteur, qui le tiennent à distance de ses patients. « Je suis assez chaleureux en temps normal, mais là, j’étais devenu d’une rigidité terrible. On est là pour soulager les gens et on a eu l’impression de faire les gendarmes. » Ces nouvelles règles sanitaires l’ont aussi suivi chez lui. « Le soir, je me déshabillais dans le garage, je mettais mes affaires dans un sac poubelle, et je me frottais comme un malade sous la douche, le visage, les bras », se souvient-il.

Vincent a conscience de s’être infligé une manière de vivre contraignante, malgré un faible nombre de contaminations dans la région. « On a eu les premiers malades, les premiers décès, puis les choses se sont vite calmées, réalise-t-il. Mais le stress est resté présent. Chez nous, l’enjeu était de ne pas tomber malade. C’était tout aussi épuisant psychologiquement d’éviter la maladie que de la traiter. » À l’époque, il a finalement peu parlé de ses difficultés à ses collègues ou à sa femme et ses enfants. Comme beaucoup de ses pairs.

« Je m’attendais à ce que l’on soit débordés, mais ça n’a pas été le cas », Clémence Larrieu, psychologue à Brest.

Dès le début de la crise, les appels aux lignes d’écoute se sont multipliés, mais sont restés peu nombreux au regard des besoins réels. Entre mars et décembre 2020, la plateforme nationale de l’association Soins aux professionnels de santé (SPS) a enregistré 6 123 appels de personnels soignants, soit autant que tous les appels cumulés des quatre années précédentes. En Bretagne, le ratio est le même : sur la même période, 201 appels y sont recensés, soit un appel tous les deux jours. Les Hauts-de-France ont enregistré le même nombre d’appels, alors que le taux d’incidence est pourtant en moyenne plus élevé. Mais, selon une autre enquête menée par l’association SPS, seuls 3,5 % des soignants ont contacté une plateforme de soutien psychologique au printemps 2020.

En Bretagne, le nombre d'appels de soignants vers la plateforme de l'association SPS en 2020 est le même que celui sur les quatre années précédentes cumulées.

À l’hôpital de Brest, Clémence Larrieu, psychologue, fait le même constat. La professionnelle est responsable de la CUMP (cellule d’urgence médico-psychologique) du département. Celle-ci a ouvert, dès mars 2020, une plateforme d’écoute spécifique "Covidpsy", à destination des professionnels de santé. Habituée à être sollicitée pour des situations traumatiques et exceptionnelles, la cellule brestoise, comme celles des autres territoires, s’est adaptée. Dès les premiers jours du confinement, Clémence Larrieu se tenait près de son téléphone, dans son bureau. « Je m’attendais à ce que l’on soit débordés, mais cela n’a pas été le cas, raconte-t-elle. Il y a eu une semaine où on a eu six appels. Mais généralement, on en recevait un par semaine. »

« On a beau avoir des connaissances médicales, on fonctionne comme tout le monde quand arrive une menace », Cyril Hazif-Thomas, psychiatre à l'hôpital de Brest.

Par pudeur ou parce qu’ils ont minoré leur souffrance, certains soignants ont gardé le silence. Car ils ont été élevés au rang de « super-héros », capables d’endurer plus que les autres. Cette injonction a induit une pression et un rapport bien particulier des soignants à leur souffrance. Bien sûr, la reconnaissance, les applaudissements ont pu faire plaisir un temps. Mais ils ont aussi eu un effet pervers. « On avait cette double contrainte : avoir à lutter avec les mêmes défenses que la majorité des gens mais en fait, ne pas lutter avec les mêmes défenses car on était des héros. Donc au-dessus, explique le docteur Cyril Hazif-Thomas de l’hôpital de Brest. Or, on a beau avoir des connaissances médicales, être psychologue et psychiatre, on fonctionne comme tout le monde quand arrive une menace. »

Pris en tenaille entre la volonté de soigner à tout prix et la difficulté à tenir dans la durée, les professionnels de santé ont vu leur parole à la fois amplifiée et écrasée par l’urgence sanitaire. « Il y a un effet loupe et extincteur à la fois, résume Eric Galam, médecin et représentant au sein de l’Observatoire national de la Qualité de Vie au Travail. Le risque de craquage est là, mais le soignant continue. On court dans le vide, mais on n’est pas encore tombés. » Le soignant donne, et si on ne l’arrête pas, il donne encore.

Dans les locaux de la CUMP (cellule d’urgence médico-psychologique) de l’hôpital de Brest, l’accompagnement s’est adapté à ces réticences des soignants. Pour ceux qui parlent, il faut aller droit au but, rassurer et expliquer que c’est normal d’être en difficulté. Mais pour ceux qui ne parlent pas, l'ouverture d’une salle de permanence ou d’un numéro vert ne suffit pas. Quand les ressources nationales sont peu identifiées par le personnel, c’est alors l'informel du terrain qui prend le relais : des maraudes dans les services permettent aux intervenants de la cellule d’accompagner les soignants. Dans son bureau, face au vestiaire du personnel du SAMU, Clémence Larrieu, la psychologue responsable de la cellule, garde un œil sur les départs et les retours des équipes. Plusieurs fois, elle reçoit ceux qui reviennent d’évacuation sanitaire. Le temps d’une écoute, d’une séance de relaxation, ou juste d’une pause, la pression retombe.

85 % des soignants ne se sont pas sentis soutenus

Dans certains établissements, des soignants franchissent le pas, mais peinent à être accompagnés faute de moyens. Face à l’urgence, la souffrance psychique du personnel n’est pas toujours la priorité. Et puis, ce qui était envisageable pendant une crise de deux ou trois mois devient difficilement gérable quand celle-ci dure depuis plus d’un an…

Autre lieu, mêmes maux : au sein du Groupement hospitalier territorial (GHT) Rance Emeraude qui réunit les sites de Saint-Malo, Dinan et Cancale, une cellule de soutien téléphonique a été mise en place depuis le printemps 2020. Les débriefings et les groupes de parole se sont faits plus nombreux à partir de l’été. Mais la direction peine à remplacer la médecin du travail du site de Saint-Malo, partie en avril 2020, et le psychologue du travail doit gérer à lui seul plus de 4 000 agents. Ce sont alors les psychologues cliniciens des services, normalement destinés à accompagner patients et familles, qui ont pris le relais de façon informelle.

Face à cette pénurie de professionnels, l’ARS (Agence régionale de santé) Bretagne tente d'accompagner les établissements dans le développement de leurs services de santé au travail. Mais cela reste encore à l’étape de la réflexion, avec la mise en place d’un groupe de travail en 2019. Cette année, l’agence est surtout venue appuyer les EHPAD et établissements médico-sociaux, jugés plus en difficulté dans la gestion de la crise.

Revenue d’un burn-out il y a trois ans, Delphine*, aide-soignante à l’hôpital de Saint-Malo, estime que même après le Covid, rien n’a été fait pour accompagner le personnel. « On ne nous parle pas assez du burn-out. Et quand l’épuisement est là, on vous lâche. Je ne pense pas que qui que ce soit se sente soutenu à l’hôpital aujourd’hui. » Selon l’étude menée par l’association Soins aux professionnels de santé (SPS) en mai 2020, 85 % des soignants ne se sont pas sentis soutenus sur le plan psychologique pendant la crise. 72 % d’entre eux se disent aussi pas ou peu satisfaits par les dispositifs d’écoute, et 64 % insatisfaits du soutien hiérarchique.

« Je crois qu’il y a un psychologue à qui on peut parler dans l’hôpital. Mais on ne nous a jamais orientés vers lui, même pour les décès Covid. » Au bout du fil, Annabelle*, infirmière à Saint-Malo, dans un service transformé en unité Covid entre mars et mai 2020, évoque elle aussi son sentiment d’absence de soutien pendant la première vague. « Je m’occupais des décès, je mettais les corps dans les sacs et je les désinfectais avant qu’ils soient emmenés, sans que les familles ne puissent les voir. » La jeune femme marque un silence. Pour elle, demander du soutien auprès des cadres supérieurs a toujours été compliqué : « C’est bizarre de dire “j’ai besoin de parler". On a l’impression qu’on les embête et qu’ils vont nous rigoler au nez. Et comme c’est ce qui arrive, on se dit que cela ne vaut même pas le coup d'essayer. »

Thierry Lugbull, secrétaire général du groupement hospitalier Rance Emeraude, se dit lui « très surpris » de ce sentiment de manque de soutien de la part de la direction. « Les cadres sont sélectionnés justement pour leur capacité à écouter. Ce n’est pas que ces derniers ne veulent pas écouter : ce sont certains personnels qui n’osent pas parler. »

« Puis le soufflé est retombé : “Qu’ils se taisent, maintenant !” », des représentants du personnel à l'hôpital de Saint-Malo.

Pas assez d’accompagnement, donc. Plusieurs personnes rapportent même de vives tensions. En septembre 2020, au sein du service de Psychiatrie 1 de l’hôpital malouin, des personnels échangeaient en privé sur l’application Messenger dans le but de rédiger un courrier collectif exprimant leur mal-être au travail. Mais les conversations ont fuité, et les soignants auraient ensuite été convoqués par la direction. Cette situation renforçant la souffrance des personnels, treize arrêts de travail se sont enchaînés, jusqu’à la fermeture du service le 18 décembre, faute d’effectifs suffisants pour assurer la continuité des soins.

Le secrétariat général de l’établissement dément cependant tout malaise au sein du service : « Il y avait uniquement un personnel jeune et non formé, qui a un peu paniqué, et un problème d’encadrement et de suroccupation du service. » Thierry Lugbull réfute aussi les rumeurs de convocations d’agents suite à des messages ou témoignages sur les réseaux sociaux. Mais la direction entend garder une certaine vigilance sur ce point : « Sur les réseaux, il y a des choses qu’on ne peut pas dire. La vie professionnelle ne s’affiche pas là-dessus. Si l’on voit quelque chose de pénalement ou disciplinairement répréhensible, on va demander des comptes. »

En face du service de psychiatrie, depuis leur petit local surchauffé, des représentants du personnel de l’hôpital de Saint-Malo racontent leur combat autour d’une tasse de café, sans cesse interrompus par des coups de fil. « Avec le Covid, les soignants ont eu un pouvoir. On a été écoutés, on avait du poids, et puis le soufflé est retombé : “Qu’ils se taisent, maintenant !” » Les représentants souhaitent rester anonymes, par peur de sanctions. Depuis plusieurs années, le personnel de l’hôpital malouin se mobilise pour défendre ses conditions de travail, notamment à travers le groupe Facebook “Les tenues blanches de l’hôpital de Saint-Malo”. Aujourd’hui, pour les délégués syndicaux, le temps du zoom médiatique sur la souffrance des soignants est bel et bien révolu. Et cela fait d’autant plus mal que la fenêtre météo était belle. « En juin, on avait de l’espoir. On avait manifesté et fait une chaîne humaine autour des remparts de Saint-Malo. Il y a eu un rayon de soleil au début, et puis on s’est pris le couvercle sur la tête. »

Après le premier confinement, la prime Covid et le Ségur de la santé sont arrivés avec leurs promesses de reconnaissance de l’effort des soignants. Mais ils ont déçu une grande partie des professionnels. Les augmentations de salaires prévues par le Ségur ne pourront pas être financées à long terme par le budget de la Sécurité sociale. Beaucoup de soignants ont aussi vu dans la prime un simple effet d’annonce : dans certains hôpitaux comme à Saint-Malo, du fait de la moindre ampleur de l’épidémie par rapport au reste de la France, seuls 40 % du personnel ont pu la toucher. Alors les crispations sont montées entre services, et la prime a divisé. Le retour d’ascenseur attendu par certains, il a fallu le réclamer, le quémander. Ne pas se sentir reconnus une fois de plus a entraîné chez beaucoup de la colère et de la frustration. Le dégoût est palpable dans les rangs, quand fin mars 2021, Emmanuel Macron demande aux soignants « un effort supplémentaire » dans la lutte contre l’épidémie.

« On s’est vraiment sentis mis de côté », Lucille, médecin généraliste.

D’après le baromètre national de 360 medics, 57 % des soignants exerçant en structure ont vu leur charge de travail augmenter au printemps 2020. Du côté des professionnels en libéral, la situation est tout autre : pour 65 % d’entre eux, leur charge a diminué de manière considérable, pendant que les patients désertaient leurs cabinets. Les médecins libéraux ont eu le sentiment d’être inutiles, mis de côté, quand toute l’attention était concentrée sur l’hôpital.

À Auray, dans le Morbihan, la fréquentation de la maison médicale de santé a diminué drastiquement en mars 2020. La structure regroupe trois médecins généralistes et un cabinet infirmier. Lucille* y était remplaçante pendant le premier confinement, avant de devenir collaboratrice en janvier 2021. Derrière son bureau, la médecin généraliste triture son stylo. « Les patients n’osaient plus sortir, mais ils appelaient pour avoir des informations, sur les personnes à risques par exemple. On était censés en avoir mais en fait, la presse les avait avant nous… C’est difficile en tant que médecin de devoir répondre “je ne sais pas” aux questions des patients. » Lucille raconte sa frustration lorsque l’on entendait partout que les médecins étaient débordés et que l’on applaudissait les soignants : « On s’est vraiment sentis mis de côté. On voulait être utiles, mais on ne nous a donné aucun rôle ». Depuis quelques mois, la généraliste vaccine au cabinet une fois par semaine avec ses collègues : elle se sent plus impliquée, plus actrice, plus utile.

Au plus fort de la crise, la grande cuisine commune de la maison de santé a servi de quartier général pour s'organiser. « J’ai passé toute la première vague assis là, en face de ma collègue, à manger et à discuter de ce qu’on devait faire », se rappelle le docteur Eric Henry, à l’origine de la création de l‘espace de santé, et président de l’association Soins aux professionnels de santé. Pour le généraliste, le rôle des libéraux dans la crise sanitaire, lors des tests ou de la vaccination par exemple, n’a pas du tout été reconnu un an après. « En libéral, on est corvéable à merci, on est le bouchon du système. »

Eric Henry, médecin généraliste à Auray et président de l'association Soins aux professionnels de santé.

À l’entrée du bourg de Saint-Glen, près de Lamballe (Côtes-d’Armor), on repère tout de suite la maison en pierre décorée à l’effigie de la structure d’aide à domicile Yvette & Maria. Ce jeudi après-midi, les salariées se retrouvent pour leur réunion d’équipe hebdomadaire. Dans une petite salle dissimulée derrière des rideaux orange vif, elles sont une dizaine, en blouse aux couleurs de l’entreprise, ou en tenue de ville pour celles qui ne travaillent pas ce jour-là. Toutes partagent ce sentiment d’avoir été oubliées. Leur profession est déjà peu valorisée : les tâches d’accompagnement qu’elles réalisent au quotidien sont souvent associées à celles d’une aide-ménagère bien plus qu’à celles d’une soignante.

Stacy, vingt-deux ans, est auxiliaire de vie chez Yvette & Maria depuis deux ans. Après avoir travaillé pendant tout le confinement, la jeune femme a enchaîné les signes d’épuisement : une entorse, de l’eczéma et des troubles du sommeil, qui l’ont conduite à prendre des vacances forcées. Derrière son air discret, Stacy a beaucoup de choses à dire sur le malaise dans sa profession : « Avant la crise, je faisais mon travail sans forcément voir que le jour où je serai absente, cela poserait un souci. Notre métier est vraiment indispensable pour le maintien des personnes à domicile, rappelle-t-elle. Mais on ne nous a jamais remerciées pour ce qu’on faisait. “Travailleurs invisibles”, c’est vraiment le terme. »

À la réunion de ce jeudi, la question de la reconnaissance occupe une bonne partie de l’ordre du jour. « On ne se sentait pas concernées par les applaudissements ou le mot de “héros”. De toute façon, aujourd’hui, on n’applaudit plus beaucoup… », regrette une des collègues de Stacy. Le lancement, début mars, 2021 du Service civique Solidarité Seniors, qui vise à recruter des jeunes pour accompagner des personnes âgées isolées, n’a pas été bien perçu par les auxiliaires, qui préféreraient que l’on revalorise leur métier. Peut-être une éclaircie à l’horizon : le 1er avril 2021, une promesse de hausse de 13 à 15 % des salaires des personnels a été annoncée pour le 1er octobre 2021.

La crise sanitaire a, en tout cas, donné encore plus envie aux auxiliaires de vie de se battre pour être reconnues comme soignantes. En juin 2020, certaines, dont Stacy, ont commencé à se fédérer au sein du collectif national « La force invisible des aides à domicile » et ses déclinaisons locales.

Prévenir le blues de travail

Sans attendre la reconnaissance, collectifs de professionnels, associations et formateurs se battent pour faire changer le regard des soignants sur leur propre mal-être. C’est aussi une mission investie par certains cadres de santé.

À Saint-Glen, dans les Côtes-d’Armor, c’est l’heure de la pause. Adeline, la gérante d’Yvette & Maria, est en pleine opération commando. Au milieu de leur réunion hebdomadaire, elle fait sortir de la salle toutes les salariées. L’objectif : s’aérer un peu, et mesurer le taux d’oxygénation dans les masques. Une attention au bien-être de ses salariées, non négligeable pour ces dernières. « C’est vraiment différent d’avoir un employeur qui demande si on va bien et qui nous remercie, insiste Valérie, auxiliaire de vie chez Yvette & Maria et en EHPAD. Je sais que si je casse la voiture, Adeline va faire plus attention à mon état qu’à celui de la voiture, alors qu’ailleurs… »

Chez Yvette & Maria, même entre collègues, les auxiliaires de vie se confient difficilement sur ce qu'elles ont vécu cette année.

La gérante met aussi en place des formations pour que les salariées s’auto-initient à des techniques de communication non-violente, de gestion du stress et des situations de détresse. En janvier 2021, les interventions à domicile ont été suspendues pendant deux heures, pour que les auxiliaires puissent suivre une séance avec une sophrologue. L’objectif : travailler sur la respiration, pour gérer la pression entre chaque intervention. D’ailleurs, plusieurs salariées ont ensuite pris des rendez-vous personnels avec la sophrologue. Preuve en est que les interventions non-médicamenteuses peuvent séduire lorsqu’il s’agit de prendre en charge la souffrance au travail des soignants.

« Sortir du dogme de la médecine triomphale et assumer le risque de l’imperfection », Eric Galam, médecin généraliste et responsable du diplôme Soigner les soignants.

Apprendre à faire avec les émotions, les conflits et les fragilités que l’on a en tant qu’être humain, fait donc aussi partie de l’auto-formation des soignants. « Mais on n’est pas habitués à les travailler, on fait comme si cela n’existait pas. Cela fait partie d’un curriculum caché. » Depuis son cabinet médical à Paris, Eric Galam, médecin généraliste et co-responsable du diplôme inter-universitaire "Soigner les soignants", revient sur la naissance de cette formation. Créée en 2015, elle vise à donner aux professionnels des clés pour être vigilants sur leur état psychique et celui de leurs collègues. Notamment en les faisant changer de perception sur leur santé mentale. « L’objectif est que les soignants comprennent qu’ils sont des gens comme les autres, qu’ils ont besoin de soin. Et qu’ils ont aussi des besoins spécifiques liés à leur profession », précise Eric Galam. Pour le médecin, il est donc essentiel de leur donner les ressources qui leur manquent pour « sortir du dogme de la médecine triomphale, assumer le risque de l’imperfection, et l’humilité ».

Mais dans les faits, alors que les effectifs du secteur médical sont déjà sous tension, attirer les soignants vers des dispositifs de prévention reste compliqué. Dans ces conditions, comment trouver le temps et l’énergie de se former ? Le climat d’urgence, en réduisant les temps de prévention, n’a de plus rien arrangé aux failles du secteur de la santé au travail depuis une dizaine d’années.

Les médecins du travail sont de moins en moins nombreux en France : d’environ 10 000 dans les années 1980, ils sont désormais passés à moins de 3 000 en 2020, selon la Société Française de Médecine du Travail. Ces effectifs réduits limitent leur rôle de prévention au sein des hôpitaux. D’autant plus que depuis 2011, la visite annuelle des personnels soignants n’est plus obligatoire, forçant les médecins à ruser pour faire de la prévention : en allant au devant des professionnels dans les services, ou en profitant des discussions sur la vaccination pour leur demander comment ils vont. Aujourd’hui, la priorité pour les médecins du travail en hôpital, ce sont surtout les visites à la demande de soignants déjà au bord de l’explosion. C’est alors la prise en charge des urgences individuelles qui domine, une fois que la souffrance est déjà installée. Pourtant, aux yeux des professionnels, il est indispensable de combiner l’accompagnement personnel assuré par les psychologues avec le travail de prévention collective mené par les médecins.

Du côté de l’ARS Bretagne, la majorité des actions porte aujourd'hui sur l’amélioration de la qualité de vie au travail. L’appréhension des risques psycho-sociaux, les groupes d’analyse de la pratique ou encore la prévention des troubles musculo-squelettiques font partie des priorités. En 2020, une enveloppe de près d’1,2 million d’euros a été ouverte pour quarante-huit établissements de santé, dans le cadre d’un appel à projets.

Les décisions sur le plan politique peinent à arriver

Il reste beaucoup à faire. Plusieurs acteurs de la santé travaillent à renforcer les relais locaux pour soutenir les soignants en difficulté dans toute la région. En Bretagne, l’Union régionale des professionnels de santé et l’association SPS ambitionnent de développer un réseau du risque psychosocial sur le territoire, encore plus crucial depuis la crise sanitaire. Si un mal-être est repéré dans un établissement, des acteurs divers (syndicats, ordres de santé, médecine du travail) pourraient alors être rapidement envoyés sur place. Le projet de déploiement national du remboursement des consultations de psychothérapie prescrites par un médecin généraliste - déjà expérimenté dans plusieurs départements dont le Morbihan - est aussi un signe d’une prise de conscience qui s’accélère avec la crise.

Mais les décisions sur le plan politique peinent à arriver. Sur le sujet des conditions de travail des soignants, les causes sont d’abord évoquées : le manque de moyens financiers, matériels et humains. Les conséquences sur la santé mentale restent en arrière-plan. En juin 2020, Jérôme Nury, député (LR) de l’Orne, avait adressé une question écrite au ministre des Solidarités et de la Santé sur « l'état de santé mentale des soignants victime du virus », dans laquelle il demandait si « le Gouvernement envisage des mesures afin d'assurer le bien-être mental des soignants post-crise et l'exercice des psychiatres en conséquence ». Presque dix mois après, la question, deux fois renouvelée, reste sans réponse.

*Les prénoms ont été modifiés.

Écrit par Loeiza Alle et Salomé Garganne, étudiantes en master Journalisme à Sciences Po Rennes

Crédits photos : Loeiza Alle et Salomé Garganne