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L'Islande, victime de son succès Quand le tourisme menace un pays

Un reportage de Marion Fontaine

(Crédit photo ci-dessus : Nicolas J Leclercq)

Du vert à perte de vue, le fracas de l’eau se jetant avec violence d'une falaise, des oiseaux jouant dans les embruns et au loin, un volcan enneigé qu’on pourrait presque toucher du doigt. Nous faisons face à la chute Skógafoss, au sud de l’Islande. Un paysage à couper le souffle, si on arrive à oublier la horde de touristes qui se déversent des cars et se pressent pour prendre des selfies, le ballet des cliquetis des appareils photos numériques et le brouhaha des cris. Derrière, les voitures et les bus se relaient sans discontinuer sur le petit parking de gravier. Ils ne restent rarement plus d'une vingtaine de minutes, le temps de prendre la photo parfaite.

C'est une scène habituelle un jour de juin pour l'une des cascades les plus populaires de l'île. Un mois plus tard, lors de la haute saison, les touristes y seront encore plus nombreux à ses abords.

(Crédit photo : Yan Berthemy)

Depuis quelques années, l’Islande est devenue une destination incontournable. L’île de 350 000 habitants voit ses villages et ses sites naturels se faire prendre d’assaut par les bus touristiques et les voitures de location.

En moins de dix ans, le nombre de visiteurs a plus que triplé, passant de près de 490 000 en 2010 à 2 300 000 en 2018.

C'est un engouement soudain alors qu’il y a quelques dizaines d’années, l’Islande était encore une petite île de pêcheurs dont on parlait peu. Elle s’est douloureusement rappelée au monde en 2008, alors que la crise économique la plongeait au bord de la faillite. Incapable de payer ses dettes, le pays tombe alors dans une grave récession, pousse à la démission son gouvernement dans une “révolution des casseroles”, et envoie en prison ses banquiers frauduleux. Le cours de la couronne islandaise dégringole. Sa valeur étant désormais faible, il est devenu moins cher pour les étrangers occidentaux de se rendre en Islande.

Deux ans plus tard, l’Islande revient sur la scène médiatique. Le volcan Eyjafjallajökull (ei-ya-fia-tla-yeu-koutl, pour les plus courageux) entre en éruption en 2010 et paralyse pendant plus de six jours le trafic aérien européen et nord-américain. Craignant une mauvaise publicité pour l’île, le gouvernement riposte en “lançant une grande campagne de marketing pour faire du pays une destination touristique”, explique Elías Bj. Gíslason, directeur du pôle Qualité et Développement de Ferðamálastofa, l’Agence nationale du tourisme. Grâce à la publicité, aux campagnes sur les réseaux sociaux, aux vidéos parfois humoristiques et aux invitations de journalistes, le monde entier découvre les paysages uniques et torturés de l’île. Cette opération de communication a un nom : "Inspired by Iceland" (Inspiré par l'Islande),

Ci-dessus : une des vidéos promotionnelles de la campagne Inspired by Iceland, publiée en octobre 2017

Ses falaises, glaciers et vallées lunaires ultra-photogéniques percent également au petit et au grand écran, servant de cadre dans de nombreux films et séries grand publics (Star Wars, Interstellar ou Game of Thrones pour ne citer qu’eux). Ils font alors rapidement le bonheur des influenceurs et photographes. Sur Instagram, plus de 10 millions de publications comportent le hashtag #iceland (en comparaison, le hashtag #quebec, lui, ne compte "que" 5 millions de publications).

L’Islande devient la destination touristique du moment.

Alors qu’en 2005, seulement huit compagnies aériennes internationales desservaient l’île, elles sont près d’une trentaine aujourd'hui. En l'espace de cinq ans, le tourisme devient le premier pilier de l’économie islandaise. Il représente en 2017 près de 45% de son PIB, devant l'aluminium (17%) et la pêche (14%).

Un groupe de randonneurs escalade le deuxième plus grand glacier d'Islande, Langjökull (Crédit photo : Claire Nolan)

Un cadeau empoisonné

Pour la petite île de l'Atlantique nord, le tourisme devient une manne inestimable, qui l'aide à panser les plaies du krach boursier de 2008. "Grâce à notre soudaine popularité, observe Elías Bj. Gíslason, la valeur de la couronne islandaise est vite remontée et, aujourd’hui, notre économie est très forte”. Selon l’Agence nationale du tourisme, l’industrie touristique rapporterait même près de 7 000€ par habitant chaque année.

Le tourisme a changé la vie de beaucoup d’Islandais. Ils sont nombreux à avoir délaissé leurs anciens jobs pour cette nouvelle industrie florissante, à avoir vendu leurs terrains à des hôtels et à proposer leurs logements en location courte durée. Attirées par ce marché en pleine expansion, des entreprises internationales spécialisées dans la location de voiture ou encore l'organisation de voyage s'implantent sur l'île. En sept ans, le nombre d’emplois dans le tourisme a doublé, passant de 16 000 en 2010 à près de 32 000 en 2017. S'ils se trouvent dans l’hôtellerie et la restauration, de plus en plus d’emplois se créent au sein d'agences de voyage et des tour operators.

Mais l'éruption du tourisme n'a pas eu que des effets bénéfiques pour les Islandais.

Comme ailleurs, la demande massive en logements de courte durée a fait exploser les loyers pour les habitants. “Dans beaucoup de villes, notamment la capitale Reykjavik, Airbnb est devenu un gros problème” déplore Elías Bj. Gíslason. Il est parfois plus rentable pour les propriétaires de louer leurs biens aux touristes pour quelques nuits plutôt que pour une plus longue durée. Résultat : les citadins peinent à trouver des logements disponibles pour eux.

Une loi entrée en vigueur le 1er janvier 2019 cherche à endiguer ce problème. Désormais, les propriétaires sont autorisés à louer au maximum deux de leurs biens pour un total de 90 jours par an ou pour un revenu maximal d'un million de couronnes islandaises (soit près de 10 500 dollars canadiens). S'ils veulent louer plus longtemps ou engranger plus de bénéfices, ils seront obligés d'obtenir des licences au même titre que les hôtels, les auberges de jeunesse ou les maisons d'hôtes.

Reykjavik, 130 000 âmes, capitale de l'Islande

(Crédit photo ci-dessus : MoreToTheShell)

Un autre problème soulevé par le tourisme de masse est la multiplication des accidents, surtout de voiture. Ólafur Jónsson sillonne les routes islandaises à bord de son camion depuis plus de 20 ans. Il côtoie chaque jour sur l'asphalte des voyageurs à bord de leurs voitures de location. Il s'agace : "Certains touristes sont vraiment dangereux au volant. Ils ne respectent pas les limitations de vitesse et les règles de conduite. Parfois, ils sortent à peine du concessionnaire qu'ils ont des accidents."

"Quelques conducteurs ont très peu d'expérience en conduite... Ils ont sûrement dû recevoir leurs permis sur internet" !, ironise Elías Bj. Gíslason. "L'Agence nationale du tourisme travaille conjointement avec les entreprises de location de voiture pour sensibiliser et éduquer les voyageurs aux conditions de conduite en Islande."

Les conditions de conduite sont parfois éprouvantes. Toutes les voitures peuvent circuler sur la Route 1 - la route principale, qui fait le tour de l'île - et les routes secondaires, généralement bétonnées ou faites de gravier. Néanmoins, dès que l’on veut s’aventurer sur les pistes intérieures, les F-roads, il faut avoir un 4×4 : les routes sont sportives, on y rencontre des passages à gué, des nids de poule et des bosses. De plus, la météo est extrêmement instable : des vents violents ont déjà renversés des voitures.

Galvanisés par la beauté des paysages, les voyageurs ne se rendent pas compte des dangers. Les sorties de routes sont d'ailleurs la cause de la majorité des accidents. Dernier accident mortel en date (sans compter ceux qui n'ont causé que des blessés) : le 27 décembre 2018, une voiture chute d'un pont et tue trois de ses occupants, de nationalité britannique.

Certaines routes sont en très mauvais état et doivent être parcourues par des voitures tout terrain (Crédit photo : Tim Trad)

Un environnement menacé

"Nous voulons éviter que l'Islande ne devienne une destination touristique trop prisée"

Ainsi s'exprimait en 2017 Þórdís Kolbrún Gylfadóttir, ministre du Tourisme, alors qu'elle dévoilait un rapport alarmant sur les effets néfastes du tourisme sur l'écosystème fragile de l'Islande. Selon ce rapport, Geysir, Skógafos, Landmannalaugar ou encore Gulfoss, plusieurs sites naturels, emblématiques de l'île donc particulièrement prisés des touristes, sont arrivés à saturation. Ils sont maintenant en danger de destruction.

"Il faut être attentifs à là où vont les touristes, indique Elías Bj. Gíslason. Puisque nous sommes tant au nord, nous avons une végétation particulière et très fragile." Notamment en cause, la mousse, une plante endémique islandaise, extrêmement vulnérable, qui met des centaines d'années à pousser.

En 2015, Justin Bieber tourne le clip de sa chanson "I'll show you" en Islande, notamment dans le canyon de Fjaðrárgljúfur où il marche et se roule dans la mousse. Auparavant peu connu, le canyon a vu sa fréquentation exploser avec cette vidéo. Quatre ans plus tard, "il ne ressemble plus du tout à ce qu'il était avant, la mousse est gravement endommagée et parfois même arrachée" se désole Elías Bj. Gíslason. Face à l'ampleur des dégâts, les autorités ont décidé en mars de fermer l'accès au canyon pendant quatre mois.

La mousse islandaise est souvent arrachée et vandalisée par les touristes (Crédit photo : Kai Gradert)

En 2017, l'OCDE a même alerté dans un rapport le gouvernement islandais sur les "dommages environnementaux sur certains sites qui sont irreversibles". Même si le budget islandais alloué à la protection de l'environnement a augmenté de près de 7% entre 2009 et 2016, l'organisation économique s'alarme que "les efforts réalisés pour protéger l'environnement et contenir le tourisme ont rencontré des difficultés" et précise que "les politiques doivent être adaptées pour préserver la nature tout en rejoignant les attentes des touristes".

Alors faut-il fermer tous les sites naturels islandais pour les protéger ? Si la tendance va vers une tentative de limiter l'accès (de nombreux sites naturels se dotent désormais de parking payants et le gouvernement réfléchit à la possibilité de faire payer une licence pour se rendre sur les sites les plus prisés), le rapport du ministère de l'Environnement met l'accent sur la nécessité de développer les infrastructures, comme les routes, les chemins de randonnées, les parkings ou les sanitaires. Le gouvernement espère ainsi limiter les sorties de route et les stationnements intempestifs qui endommagent l'écosystème, mais aussi en finir avec le problème récurrent des touristes qui font leur besoin partout sur l'île, notamment dans les endroits qui ne sont pas prévus à cet effet .

De son côté, l'Agence nationale du tourisme a demandé aux régions de développer leur propre "managment destination plan". "Nous voulons prendre en compte l'avis des régions sur ce qu'elle veulent ou ne veulent pas être vis-à-vis du tourisme", explique Elías Bj. Gíslason. Par exemple, à la demande des régions, certains endroits demeuront secrets et fermés aux touristes en raison de leur extrême fragilité.

Pour Elías Bj. Gíslason, la protection de l'environnement passe surtout par l'éducation. Il conclut : "Nous ne pouvons pas priver les gens de la nature islandaise. Mais il faut les sensibiliser sur les questions de protection de l'environnement. Ainsi, nous pourrons construire un tourisme durable".

Le canyon Fjaðrárgljúfur, préféré de Justin Bieber (Crédit photo : Serey Morm)
Created By
Marion Fontaine
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Credits:

Inclut des images créées par Nicolas J Leclercq - "untitled image" • Yan Berthemy - "untitled image" • Claire Nolan - "untitled image" • MoreToTheShell - "iceland reykjavik panorama" • Tim Trad - "untitled image" • Kai Gradert - "untitled image" • Serey Morm - "untitled image"

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