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La reprise du Christ Jean 12, 12-20

LECTURE BIBLIQUE : Jean 12, 12-20

Le lendemain, la grande foule venue à la fête apprit que Jésus arrivait à Jérusalem ; ils prirent des branches de palmiers et sortirent à sa rencontre. Ils criaient : « /Hosanna ! Béni soit au nom du Seigneur celui qui vient, le roi d’Israël. /»

Trouvant un ânon, Jésus s’assit dessus selon qu’il est écrit : /Ne crains pas, fille de Sion : voici ton roi qui vient, il est monté sur le petit d’une ânesse/.

Au premier moment, ses disciples ne comprirent pas ce qui arrivait, mais lorsque Jésus eut été glorifié, ils se souvinrent que cela avait été écrit à son sujet, et que c’était cela même qu’on avait fait pour lui.

Cependant la foule de ceux qui étaient avec lui lorsqu’il avait appelé Lazare hors du tombeau et qu’il l’avait relevé d’entre les morts, lui rendait témoignage. C’était bien, en effet, parce qu’elle avait appris qu’il avait opéré ce signe qu’elle se portait à sa rencontre.

Les Pharisiens se dirent alors les uns aux autres : « Vous le voyez, vous n’arriverez à rien : voilà que le monde se met à sa suite ! »

PRÉDICATION DU PASTEUR RUDI POPP - Dimanche des Rameaux - 5 avril 2020

Le récit des Rameaux ne prend pas beaucoup de place dans notre mémoire, surtout dans la courte version selon Jean : des pèlerins réunis pour la fête de la Pâque juive, qui avaient compris le signe de la résurrection de Lazare, prennent des branches de palmiers - traditionnellement un signe de victoire - , vont à la rencontre de Jésus, et le saluent par un chant extrait du Ps 118 « Hosanna », c’est-à-dire « Sauve, accorde le salut ! ». Jésus s’assoit alors sur un petit âne. C’est tout !

Malgré la charge symbolique de la scène - le Christ est accueilli à Jérusalem comme un roi, sachant qu’il se rabaisse lui-même en choisissant un petit âne comme moyen de transport -, ce texte ne semble pas contribuer un élément central et lourd de sens à notre quête de concrétisation de la foi en temps de crise.

Pourtant, vous faites peut-être partie des personnes qui se souviennent de nombreuses fêtes des Rameaux, où catholique ou non, on repartait d’une église avec ses buis béni par le prêtres pour orner les pièces du domicile en signe de la gloire du Christ.

Cette année, confinement oblige, il n’y a pas de célébrations publiques des rameaux, et même dans l’église catholique, il n’y a officiellement aucune bénédiction de buis. (Selon la petite « liturgie domestique » proposée au familles catholiques en Alsace pour ce temps de confinement, on accrochera un simple bout de buis, d’olivier ou de thuya à une croix de table.)

Pour nous protestants, il n’en reste pas moins de souvenirs de cultes joyeux, de chants, de fêtes - si toutefois on a de quoi se souvenir… Car ce confinement long est particulièrement lourd non seulement parce qu’il chamboule notre ordre social et économique, mais aussi parce qu’il nous renvoie à notre mémoire pour interpréter la situation actuelle.

Par référence à ce que cette situation de crise et de confinement nous rappelle, nous sommes plus ou moins inquiets, plus ou moins attentifs, plus ou moins alertés. Les uns se souviennent ainsi (sans les avoir vécu forcément) de périodes de guerre, et curieusement cela les rassure, puisque l’appareil d’état continue paisiblement à fonctionner ; d’autres se souviennent des plus démunis dans notre société, et cela les inquiète, puisque notre système de solidarité notamment associatif est largement en arrêt ; d’autre se souviennent encore de leur entreprise, de l’économie et de l’écologie, et sont alertés, puisque le fonctionnement que l’on a connu ces dernières années ne pourra continuer, y compris pour des raisons écologiques. C’est par la mémoire, avec toutes ses défaillances, que nous essayons ainsi de comprendre ce qui nous arrive.

Et il se trouve que c’est exactement cela que l’évangéliste Jean veut nous dire, ce matin. Le passage décisif de notre lecture dans l’Evangile évoque à mon sens l’acte central de la spiritualité biblique et chrétienne, le moment-clé de notre vie devant Dieu. Et ce n’est pas la contemplation de Jésus sur l’âne, ou les frissonnement par les chants de la foule dont il est question, mais de la mémoire.

« Au premier moment, les disciples de Jésus ne comprirent pas ce qui arrivait, mais lorsque Jésus eut été glorifié, ils se souvinrent que cela avait été écrit à son sujet, et que c’était cela même qu’on avait fait pour lui. »

Sur le coup, dit l’Evangile, les disciples ne comprennent rien du tout à cette histoire de rameaux et d’ânes - seulement lorsqu’ils s’en sont souvenu, elle leur a parlé. La foule, elle, comprend, parce qu’elle se souvient de la résurrection de Lazaré - aux amis de Jésus, même ce souvenir proche n’avait rien imprimé, comme on dit !

Car l’acte central de la spiritualité biblique et chrétienne, le moment-clé de notre vie devant Dieu, ce n’est pas l’observation ou la contemplation du présent ; ce ne sont pas les émotions religieuses procurées par les fêtes et les foules ; mais c’est la capacité à faire mémoire. Voici le message de Jean pour les Rameaux en bref : pour comprendre le présent, il faut savoir se souvenir.

Cela nous concerne directement : Car nous aussi, nous vivons un temps difficile à interpréter. On dit souvent que c’est l’Histoire qui permet d'éclairer et de comprendre le présent, que ceux qui ne peuvent se souvenir du passé sont condamnés à le répéter.

Apprendre à se souvenir implique que l’on trouve un moyen pour se référer à ce qui nous échappe au présent. Parmi les traces de ce qui nous échappe, il y a d’abord notre mémoire personnelle, lié à notre histoire et aux expériences de vie ; elle est limitée d’un côté par l’inconscient, de l’autre côté par l’oubli. Une deuxième trace sont pour nous des images, des photos, des films, des objets ; ils sont limités par ce qui n’y figure pas, par l’absence flagrante de l’invisible. Parmi les traces de ce qui nous échappe au présent, je crois la plus féconde reste alors l’écriture. Certes, un texte non plus ne dit jamais tout ; il peut aussi bien qu’une image trahir ce qu’il représente. Mais un texte d’écriture permet, par la lecture méthodique et éclairée, de comprendre davantage que ce qui est dit. (C’est d’ailleurs pourquoi notre spiritualité repose sur la lecture de textes, dont on perd la trace en en faisant un film ou des images.)

Souvenirs personnels, images, films, objets, écriture. Tout ces moyens permettent de cultiver la mémoire. Et ce souvenir-là, la mémoire historique, est importante ; elle donne une orientation à l’avenir, elle aide à éviter les répétitions de l’histoire. Mais ce n’est pas ce type de mémoire dont parle l’Evangile.

La mémoire qui fait d’abord défaut aux disciples de Jésus, et à laquelle ils accèdent par l’expérience de Pâques, n’est pas une technique sophistiquée d’évocation du passé. Elle ne vise pas à éviter des répétitions de l’histoire, elle use même d’une forme spécifique de recommencement pour donner du sens au présent par la mémoire. La tradition chrétienne l’a appelée anamnèse - ce que je traduirai par « la reprise ».

Bien sûr, dans la liturgie chrétienne, l’anamnèse désigne techniquement une partie de la prière eucharistique par laquelle l’Eglise fait mémoire, à chaque célébration de la cène, de la Passion, de la Résurrection et du retour glorieux du Seigneur, par exemple dans la formule « Nous proclamons ta mort, Seigneur Jésus, nous célébrons ta Résurrection, nous attendons ta venue dans la gloire ».

Mais la mémoire dont parle Jean n’évoque pas un souvenir croyant, mais bien l’acte central de toute spiritualité, le moment-clé de notre vie devant Dieu : la « reprise » de ce qui nous échappe, pour le rendre vivant.

Ce que les disciples comprennent, une fois que la scène des Rameaux leur ré-apparait par le souvenir des Ecritures, après Pâques, n’est pas une simple identification de Jésus aux figures de la Bible hébraïque : Jésus ne remplace pas le roi d’Israël qui transporte d’allégresse Sion, « juste et victorieux, pauvre et monté sur un âne, sur un ânon, le petit d’une ânesse ».

L’Evangéliste Jean cite ici le livre du prophète Zacharie, non pas parce que celui-là aurait déjà vu et prévu la scène des Rameaux, mais parce que la mémoire des Ecritures donne du sens à l’expérience de vie des disciples. Pour comprendre la présence du Christ, il faut savoir se souvenir de sa trace dans l’écriture : c’est cet acte de « reprise » dont est fait toute la vie chrétienne depuis, jusqu’à nos jours. Ce qu’on appelle la foi chrétienne repose sur cette forme spécifique de « recommencement » par la lecture, de re-lecture, pour donner du sens au présent par la mémoire, mais qu’il ne s’agit pas de confondre avec une simple répétition.

Je voudrais vous citer un exemple mémorable, celui de Soren Kierkegaard. Ce philosophe protestant danois du 19e siècle, dont l’oeuvre a fondé toute une partie de la philosophie du 20e, a combattu une mauvaise compréhension de ce qu’il appelle justement « reprise », et qu’il ne faut pas confondre avec l’illusion qu’on puisse répéter le passé. Dans son traité « La reprise », il montre comment il s’est laissé bercer par cette illusion, concernant l’impression qu’il avait gardé d’une pièce de théâtre. Pensant pouvoir revivre le « souvenir vivant » d’une pièce à laquelle il avait déjà assisté, Kierkegaard a été très déçu de voir quel ennui lui produit ce spectacle lorsqu’il le revoit. Le plaisir que ce spectacle lui avait inspiré n’était et ne pouvait être autre chose qu’un souvenir.

A cette occasion, Kierkegaard donne d’ailleurs une recommandation qui représente une vraie consolation en temps de confinement :

« Qu’on reste tranquillement dans sa chambre, puisque tout est vanité et passe, et l’on voyagera encore plus vite qu’en chemin de fer, sans même bouger de place. »

L’argument de Kierkegaard vise en fait l’expérience chrétienne proprement dite : cette « reprise » dont parle l’Evangile ne doit pas être trouvée en dehors de chacun de nous, mais elle doit l’être en nous, devant le texte des Ecritures.

L’Evangile des Rameaux, avec l’aide de la philosophie chrétienne de Kierkegaard, nous éveille donc au sens profond de l’amour de la vie en Christ : elle est opposée à la sclérose de l’habitude, de la fausseté et de l’hypocrisie, elle est un « gage de vie, dit Kierkegaard, constamment ranimée par des renouvellements incessants, car tout amour implique la conscience de l’éternité ».

Vivre en chrétien se confond en quelque sorte avec la pratique de cultiver une certaine forme du faire-mémoire. Nos assemblées qui nous manquent tant ces temps-ci, et dont ce culte télévisé fait humblement mémoire, sont en fait des lieux qui créent et raniment constamment, par un recommencement permanent, notre capacité de nous souvenir de la réalité, fragile mais vivante, du corps du Christ. Par cet acte central de la spiritualité chrétienne, par cette « reprise » de notre vie devant Dieu par la méditation des Ecritures, ce qui nous échappe sera rendu présent ; ce qui n’avait pas ou plus de signification devient vivant ; l’histoire qui semblait continuer son petit train-train s’ouvre à la nouveauté.

Les récits de la semaine sainte, à commencer par celui des Rameaux, nous invitent à vivre le temps selon la « reprise », la mémoire du Christ. Ils nous invitent à nous détacher de ce qui existe dans l’immédiateté des sentiments d’inquiétude ou d’alerte, ou du vécu du confinement, pour mieux regagner la vie sous une forme radicalement différente, et sans reculer devant l’inconnu que réserve l’avenir.

Pendant la Semaine sainte, nous devenons libres de reprendre vie par le souvenir du Christ, non pas dans le sens que « tout sera comme avant », mais pour créer autre chose, qui ne nie pas ce qui a été, mais le retrouve sous un autre visage : voici la figure du Ressuscité. Amen !

Created By
Rüdiger Popp
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Credits:

Inclut des images créées par Noah Windler - "At the Messenplatz in Basel, Switzerland" • Brooke Lark - "We bought this beautiful indoor palm for our new home. And the poor thing was unhappy from day 1. Before saying goodbye to the last little frond, I grabbed my camera to capture it’s pretty shape." • Aaron Burden - "Fountain pen on a journal" • Mr Cup / Fabien Barral - "Vintage portrait photography collection" • Babak Fakhamzadeh - "untitled image"