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TOM, DAN et FREDERIC ARAGON "Vous allez voir le diable"

Ce matin, j’ai rencontré Frédo, place du Mandarous, le coude gauche sur la portière, vitre baissée et la banane des petits matins chantonnant. Il fut le premier à descendre de son beau camion de pompier. La porte avant droite s’ouvra, Daniel sauta du marche pied puis leur chef, le capitaine Guillot ainsi qu’Eric, tous les trois la bouille réjouie des matins frétillant. «On attend la bouffe». Un quatrième compère arriva de la Mie Câline, lui aussi la mine fraîche des matins taquins, les baguettes sous le bras. J’ai pensé « ils partent se faire une virée dans les tripes tortueuses du Causse Noir. Je me ferai bien une petite place sur la banquette arrière ». Tout juste « on part en exercice à l’aven du Puech Nègre », j’ai chambré Frédo « ah oui, l’aven du Puech Nègre, c’est l’aven mythique ».

J’avais retenu la leçon car deux jours plus tôt, cette fois au bureau des Templiers, j’avais observé Frédo se triturer les mains noueuses, de vrais battoirs, avec le regard profond, les yeux plissés, les lèvres pincées comme s’il cherchait en parlant à percevoir cette lumière qui l’obsède, la lumière des abîmes. Il m’expliquait « traverser un causse de part en part, c’est mythique ». En l’écoutant, je me laissais guider à imaginer moi-aussi sentir ce petit souffle frémissant annonciateur d’un vide, d’une galerie. J’en retenais cette autre leçon : la spéléo, ça se vit comme pourchasser par les démons de minuit. Plonger dans les abîmes, c’est mettre à nu l’équation de la vie avec ce frisson qui électrise l’échine. C’est obsédant, c’est addictif, c’est jouissif. Frédo est accro à la spéléo.

Frédo est un enfant des avens, initié au jumar dès son plus jeune âge par un père lui-même pompier secouriste des profondeurs. Il fait ses armes dans Puech Nègre «c’est le chef d’œuvre » s’exclame-t-il, le premier – 400 mètres des causses découvert en 1978 à deux cordées de Longuiers et du Caoussou. Puis il se spécialise dans l’exploration, rampant ventre sous terre depuis 25 ans, dans le gouffre Lépineux à la Pierre St Martin connu pour son réseau hydrogéologique d’exception. Au Picos de Europa, il y établie son record de profondeur, - 1589 mètres en deux bivouacs et aujourd’hui, Frédéric Aragon s’est fait un nom comme sauveteur et plongeur spéléo expérimenté, engagé dans de nombreux sauvetages comme en 1999 au gouffre des Vitarelles pour remonter par un forage un spéléo bloqué 10 jours dans les ténèbres. Localement, il réussit l’exploration du Siphon du Renard dans la grotte éponyme avec l’aide de 6 porteurs. Il insiste « dans ce genre d’expédition, il faut obligatoirement garder une part de conscience. Tu n’as pas le droit de jouer ». Il martèle « c’est interdit ». Pour aller jusqu’au bout de sa passion, il est même devenu propriétaire d’un carré de causse «le promoteur m’a dit « tu as 10 minutes pour trouver 55 000 euros » pour acheter l’entrée de l’aven Lacas du nom de Marcel Lacas qui en fut le découvreur en 1951 sur le causse de Sauveterre « c’est le plus grand réseau de galeries souterraines. 16 kilomètres sont aujourd’hui connus » avec cette idée obsédante, trouver la sortie finale, cette quête de la lumière absolue, se faire éblouir et crier de toute son âme en débouchant de l’autre côté du causse.

Autant dire que le Larzac, le Noir, le Méjean, le Sauveterre n’ont plus guère de secret pour ce gaillard aux allures de poids moyen, éducateur sportif dans un CAT, jouant parfois les filles de l’air lorsqu’il s’évade d’un causse à l’autre dans la lumière scintillante des petits matins « si je me suis mis à courir, c’est à cause de Christian Rigal, un bon coureur et un grand spéléo. On avait remarqué qu’il allait plus vite que nous sous terre. Il nous chambrait «mais moi, je cours». Ca nous a énervés et je me suis mis à courir». A 18 ans, première expérience de novice, il s’inscrit aux 100 bornes « cette course, c’est la culture de Millau et en plus j’ai l’âge des 100 bornes ».

Frédo, c’est un homme de chiffres, il hésite à dire « je suis un peu autiste, j’ai la mémoire des chiffres ». Les dates de naissance, la profondeur des gouffres, les dates d’intervention et...les chansons paillardes aussi, mais ça, il oublie de le dire...dans ce chapelet de chiffres, il peut vous aligner la dizaine de chronos réalisés sur 100 kilomètres avec un record à 9h58’46’’ « et cette année encore, j’étais au départ avec Natacha ». Une jeune femme de 36 ans touchée par la sclérose en plaques il y a 14 ans, une ancienne joueuse de foot de niveau national qui pendant 11 heures fut poussée dans son chariot par 7 relayeurs «ce fut magique, nous étions portés pour donner ce que l’on ne trouve pas ailleurs. A l’arrivée, on avait envie de chialer».

Ca, c’est le Frédo qui sous la carapace du baroudeur des profondeurs est capable de s’encorder pour jouer les grands cœurs. Avec une façon bien à lui de parler, les deux avants bras posés sur la table comme s’il était en appui pour ramper dans un étroit boyau, il vous raconte également l’histoire de Lucio touché par le cancer « mais il a fait quoi ce gamin pour avoir cette maladie ». Le jour de notre rencontre, il portait un tee-shirt de couleur orange avec sur la poitrine cette inscription « je cours avec Lucio » sérigraphiée en noir « en pensant à lui, tu avances, tu n’as pas le droit de te plaindre quoi qu’il arrive, on y va, on n’a pas le droit de s’arrêter ».

Inscrit cette année sur l’Endurance Trail, Frédo sera au départ avec le tee shirt orange moulé sur ses larges épaules avec l’idée secrète de se qualifier pour la Western States, son rêve. Et comme souvent chez les Aragon, une tribu caussenarde de bons vivants, c’est à l’apéro que tout s’emballa «c’est une mauvaise blague de ma sœur Laeticia. C’était à Noël». Elle claironna à toute l’assemblée «moi je cours les Templiers et toi, je t’offre l’inscription à l’Ultra, ca ça sera le jour de ton anniversaire».

Ce ne sera pas une première car Frédo fut de l’aventure des Templiers dès la première édition en 1995. Une torture, il termine dernier. L’année suivante « je pète une goupille, j’avais les neurones qui se touchaient », c’est son expression. Le couple bat de l’aile, Tom et Dan, les jumeaux ont à peine deux ans, il s’inflige des 1000 et des 1000 « et je pète deux heures à mon temps. J’avais besoin de cela ». Et quatre ans plus tard, avec Benoit Tomzak, un jeune pompier arrivé à la caserne de Millau, il participe à la première édition de l’Endurance Trail. Par la suite, Benoit sera longtemps régulateur au PC Secours des Templiers.

Chez les Aragon, les Templiers seront une nouvelle fois une affaire de famille car Tom et Dan, les jumeaux de Frédo se sont ajoutés à la liste. Le dimanche, ils seront épaule contre épaule à écouter s’élever dans la nuit noire, les premières notes symphoniques de l’hymne du départ. Les deux fistons ont presque l’âge des Templiers, nés le 22 novembre 1994, l’un à 7h30, le second à 8h. Deux gamins taillés comme le père, du pur jus de cade et de genévrier, des robustes, qui toute leur enfance, collés serrés ne se sont jamais séparés pour chasser la bécasse, pêcher la truite dans la Dourbie mais surtout pour mener de brillantes études en dentaire, tous les deux ont présenté avec succès le 25 septembre dernier leur thèse de doctorat à la Fac de Clermont Ferrand. Ils se sont également entraînés ensemble avec les conseils du père qui a cette impatience non dissimulée de les voir s’engager dans l’inconnu comme lorsque l’on se faufile dans une étroiture sans en connaître l’au delà. L’homme qui depuis 35 ans caresse les ténèbres ne leur a pas cachés «vous allez voir le diable »

Frédéric Aragon a conservé soigneusement son premier tee-shirt des Templiers 1995
Created By
GILLES BERTRAND
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Credits:

Gilles Bertrand Photography

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