La guerre contre Daech sur le Charles-de-Gaulle Parti en septembre, le groupe aéronaval a contribué au lancement des batailles de Mossoul en Irak et Raqqa en Syrie. Le porte-avions rentre mercredi à Toulon pour subir un arrêt technique majeur à mi-vie. Reportage de quatre jours au cœur du navire et des opérations.

MÉDITERRANÉE ORIENTALE (AU SUD DE CHYPRE). Dans la nuit d’encre, le vent menaçant et les creux d’une mer formée, on distingue d’abord une minuscule lumière, puis un avion majestueux et un bruit monstrueux. Contrairement à la journée, où les Rafale doivent réaliser «l’hippodrome», une volte autour du Charles-de-Gaulle avant d’apponter, de nuit, les deux avions de retour de mission au-dessus de l’Irak ou de la Syrie se posent directement sur le pont. La manœuvre est d’une violence inouïe. La crosse, qui pend à l’arrière du Rafale cabré, attrape l’un des trois brins d’arrêt, des câbles d’acier reliés à une presse de frein, qui stoppe l’aéronef en moins de 100 m. Cette nuit-là, en raison des conditions météos délicates, un des pilotes doit s’y reprendre à trois fois pour rejoindre le bercail flottant.

Le groupe aéronoval termine la mission Arromanches 3 contre Daech. Photo AFP

Depuis les attentats du 13 novembre 2015, le porte-avions, outil autant politique que stratégique, a aligné 232 jours de mer, dont 200 en opérations. Ses 24 Rafale ont effectué plus de 450 sorties (bombardements préparés ou en soutien des troupes au sol, reconnaissances), 70 la semaine précédente pour 10 frappes et 11 objectifs neutralisés. En totale coordination avec Inherent Resolve, la coalition internationale anti-Daech (64 pays mais 13 procédant à des frappes aériennes). « C’est la troisième mission en moins de deux ans, ce qui démontre un savoir-faire et une disponibilité des hommes et du matériel », indique le capitaine de vaisseau Éric Malbrunot, le «pacha», le commandant du bateau.

C’est dire l’efficacité d’un navire puissant et mobile (42 000 tonnes, soit 4 tours Eiffel, capables de faire 1 000 km par jour et de voguer à 27 nœuds face au vent pour faire décoller les avions). Il a conclu vendredi le ballet de ses sorties de l’opération Arromanches 3 et accostera à Toulon mercredi avec le sentiment du devoir accompli. Pour une pause de dix-huit mois et une refonte à mi-vie colossale avec changement du combustible nucléaire.

Une vraie chorégraphie

Dans la pénombre et le calme impressionnant du centre des opérations, le capitaine de frégate Didier, commandant adjoint des opérations, décrit la phénoménale coordination et cohérence du dispositif : international avec la coalition dont le QG est au Koweït, le centre des opérations aériennes (CAOC) au Qatar, national avec les 12 Rafale de l’armée de l’air basés en Jordanie et aux Émirats Arabes Unis, enfin marine avec le groupe aéronaval composé de trois frégates (Forbin pour la défense aérienne, Jean-de-Vienne pour la lutte anti sous-marine, la frégate légère furtive Guépratte), d’un bâtiment de commandement et de ravitaillement (Marne), d’une frégate étrangère (USS Mason) et d’un discret sous-marin nucléaire d’attaque. « Le niveau du porte-avions, c’est le fruit de 40 ans de travail, explique l’officier. Les mouvements du groupe aéronaval sont une vraie chorégraphie. En fonction de la situation, des besoins et des connaissances de l’environnement, on enverra le meilleur capteur au meilleur endroit. »

Notamment pour prendre en compte le déploiement de l’homologue russe et son porte-aéronefs Amiral Kouznetsov. « On a besoin de maîtriser notre action dans un environnement donné. On observe, on s’observe. On ne se parle pas », avoue le capitaine de frégate Antoine, chargé de la planification des opérations aériennes.

Depuis le 12 novembre, le porte-avions russe Kouznetsov croise au large de la Syrie. Photo AFP

Les deux groupes aéronavals évoluent pourtant dans une zone voisine, dans un large polygone autour de Chypre mais s’évitent soigneusement. Les engagements sur le théâtre syrien sont si antagonistes qu’il serait fâcheux d’envenimer la situation. « On pourrait se parler à la radio ou se saluer. On s’ignore », illustre un pilote qui croise régulièrement des MIG russes sur la route du Levant, cet Orient décidément compliqué.

«Aujourd’hui, Daech est retranché»

Le contre-amiral Olivier Lebas, commandant de la Task Force 473 rappelle l’effort français à un moment clé de la campagne.

Le contre-amiral, Olivier Lebas, chef du groupe aéronaval français. Repro « La Voix »

– Quel bilan tirez-vous de l’engagement du groupe aéronaval ?

« Au sein de la coalition et avec l’ensemble des moyens français, les 24 Rafale du porte-avions et les 12 Rafale de l’armée de l’air déployés depuis deux ans, le bilan illustre la volonté française d’intensifier les efforts pour l’automne, qui correspondait à un moment clé de la campagne avec le début de la bataille de Mossoul et l’encerclement de Raqqa. »

– Comment peut-on illustrer cet effort ?

« Cela se traduit par plusieurs centaines de sorties et plus de cent frappes du groupe aérien depuis fin septembre, essentiellement en soutien des opérations terrestres, ce qu’on appelle les «CAS » (Close Air Support). Nous sommes dans une phase de combinaison de moyens aériens et terrestres car aujourd’hui, Daech est retranché, se concentre sur Al-Bab, Raqqa en Syrie et Mossoul en Irak. Bien sûr, Daech mène des actions de diversion, dans la vallée de l’Euphrate et dans la zone des trois frontières (avec la Jordanie), mais rien de déstabilisant. À Mossoul, les troupes avancent maison par maison et la progression se complexifie avec plus d’imbrications. Dans ce type de combat, il faut beaucoup de méthode, de sang-froid, de coordination entre la coalition, les forces de sécurité et les forces spéciales irakiennes, les Peshmergas (kurdes). Ça va prendre du temps. »

– Comment se répartit l’apport aérien de la coalition ?

« Entre 60 et 70% de l’effort aérien se porte sur Mossoul en ce moment même si ça varie. Partout ailleurs, il faut maintenir la pression. Et il y a Raqqa, dont la France a rappelé l’importance avec un dispositif adapté à la progression des forces qui combattent Daech au nord de la ville. Ce sont des frappes d’opportunité ou préparées. Cette semaine, par exemple, la coalition a mené du côté de Raqqa un raid combiné avec une très forte partie française air et marine, huit SCALP (missiles avec guidage GPS) tirés contre une usine de fabrication d’armements, avec suspicion d’armes chimiques. »

– Le porte-avions rejoint Toulon mercredi, comment va-t-il être remplacé ?

« La coalition va s’adapter avec une génération de forces, en fonction des plans et des contributions de chaque pays. La France va continuer à s’investir, avec les avions de l’armée de l’air et une adaptation du dispositif que je ne peux pas annoncer là… »

Le Rafale marine, désormais seul et maître à bord

C’est l’enseigne de vaisseau Christophe, né à Lille, qui parle le mieux de l’apport de l’avion multirôles Rafale, désormais seul et maître à bord depuis la mise à la retraite du Super-Étendard modernisé (SEM): « Le Super-Étendard, c’était la R5, le SEM la Super Cinq et le Rafale, c’est la Porsche. Quand on est en exercice avec les Américains, la supériorité est flagrante .» Il n’est jamais monté dedans mais on peut croire Christophe, officier de lancement et «chien jaune» de son état, aux premières loges sur le pont d’envol quand il abaisse son drapeau vert.

Malgré la fiabilité (95% de disponibilités selon le commandant des services techniques aviation, le capitaine de frégate Loïs), cet avantage a un coût: 140 techniciens dans le hangar sous le pont d’envol se consacrent aux 24 Rafale des flottilles 11F et 12F. Le tout Rafale change aussi l’armement avec une capacité d’emport supérieure. Jusqu’à six bombes et missiles… Tous les spécialistes s’inclinent devant l’avion de Dassault, capable de remplir tous les types de mission: bombardement, combat aérien, renseignement.

Photo Dassault Aviation

Le modèle Marine pèse près de 300 kg de plus de son cousin de l’armée de l’air. Principalement en raison du renforcement du train avant qui encaisse tous les jours l’extraordinaire choc de la catapulte. Le train est plus haut, plus gros, le nez de l’avion se relève. « Il est quand même beaucoup plus beau que le poulet de l’armée de l’air », taquine un pilote.

Appontage sur un terrain de tennis qui bouge

Le capitaine de frégate Alban a réalisé plus de 450 appontages sur le Charles-de-Gaulle en dix ans de carrière au sein de la flottille de Rafale marine 11F, dont il assure le commandement. Alors, la poussée de 3G, de 0 à 300 km/h en 75 m et moins de 3 secondes, lors du catapultage, le fait sourire d’un œil sans bouger l’autre. « Au bout de dix ans, c’est surtout un moyen de partir en mission. »

Un Rafale M en train d'apponter. Photo « La Voix »

Comment traduire en mots la fabuleuse sensation, le coup de poing dans le dos ? : « La première fois, c’était juste incroyable mais il se produit un sevrage avec le temps. On s’habitue à la charge, issue de manœuvres, certes délicates, mais répétées et intégrées jusque dans le cortex cérébral. » Il touche du doigt le choc au retour de permissions, quand l’heure de l’entraînement a sonné : « On revient et on dit "Ah, la vache, quand même !" Ça fait mal, dans le dos, la nuque, ça tire fort au point qu’on est content de sortir du pont pour aller remplir notre mission. »

L’appontage produit l’effet inverse. Le pilote réaccélère à fond (en cas d’échec, il peut redécoller) quand la crosse du Rafale attrape l’un des trois brins d’arrêt en fils d’acier de 300 m qui ceinturent le navire pour stopper net, en moins de 100 m, par un système de poulies et un piston géant, le pilote épuisé après plus de six heures de vol, un ravitaillement et une mission au-dessus d’un territoire hostile. « Si la décélération est progressive, on est quand même pendu aux bretelles. Il y a un visu à bord qui est bordé de caoutchouc. On comprend pourquoi un ingénieur a pensé à ça. Parfois, on va péter la tête avec le casque… »

Le Charles de Gaulle est équipé de deux catapultes à vapeur C 13-3 américaines. Photo « La Voix »

Un avion de ligne atterrit après s’être aligné à 20 km de la piste, le Rafale marine fait un virage pour se caler à 2 km de l’arrière à 150 m d’altitude grâce à un miroir aux lumières réflectrices qui indique la pente idéale. « Sur un terrain de tennis qui bouge, parfois dans tous les sens », précise le commandant Alban. Les missions se terminant, il restait concentré sur les objectifs : Mossoul en Irak, Raqqa en Syrie. « À mon niveau, on a du mal à savoir pourquoi on frappe ici ou là. On est finalement à l’échelon fantassin des opérations aériennes. » Diable, un pilote modeste !

Après deux mois et demi d’opérations Arromanches 3 au profit de la coalition internationale anti-Daech, le porte-avions Charles-de-Gaulle accostera au port de Toulon demain mercredi. La participation française revient de 36 aux 12 Rafale de l’armée de l’air. Un trou béant. « Avant de faire un trou, ça a surtout fait un apport à un moment-clé de la campagne », rappelle le contre-amiral Olivier Lebas, le patron du groupe aéronaval, la Task Force 473.

Pire, le porte-avions va subir l’ATM2, l’arrêt technique majeur à mi-vie, qui va l’immobiliser pendant dix-huit mois ! La sempiternelle question de l’absence d’un second porte-avions français se pose à chaque retour et arrêt technique. La cohérence opérationnelle ne se pose pas. L’investissement en milliards d’euros dépasse largement ce cadre.

« Disposer en permanence d’un porte-avions a un sens militaire manifeste. Acquérir cette permanence est une décision politique », rappelait récemment l’amiral Christophe Prazuck, le nouveau chef d’état-major de la marine (CEMM). Après avoir abandonné le concept, les Britanniques sont en train de construire deux porte-aéronefs.

« Un porte-avions, c’est plusieurs milliards, mais plusieurs milliards qui irriguent l’industrie française »

Le plaidoyer du « pacha » du bord, le capitaine de vaisseau Éric Malbrunot, touche la cible en plein cœur : « Un porte-avions, c’est plusieurs milliards, mais plusieurs milliards qui irriguent l’industrie française et offrent au président de la République un véritable outil d’autonomie stratégique. C’est d’abord l’équipe France qui gagne. »

Le Charles-de-Gaulle est prévu pour durer encore vingt ans mais c’est maintenant que s’étudie la conception de son ou ses successeur(s). Propulsion nucléaire ou pas, taille (60 000 tonnes contre 42 000 pour l’actuel), drones embarquées, guerres du futur, le défi s’annonce extraordinaire.

« un niveau de complexité assez unique »

Comme toujours, il s’agit de savoir ce que le politique veut. L’excellence technique, technologique, organisationnelle du Charles-de-Gaulle permet également de maintenir une foule de compétences de très haut niveau. Rappel du CV Malbrunot : « Sur un espace de 260 m par 60 m, on a deux chaufferies nucléaires, un dépôt de munitions, plus de 1500 m3 de TR5, de kérosène, le plus grand restaurant de la marine qui sert 4 000 repas par jour, 2 000 habitants, un hôpital, des ateliers de maintenance aéronautique de niveau semi-industriel. Et au-dessus de tout ça, vous avez une base aéronavale qui se déplace de 1 000 km par jour et qui fait de 40 à 50 mouvements par jour. C’est d’un niveau de complexité assez unique. C’est un savoir-faire français. »

Dix-huit mois d’arrêt pour en reprendre pour vingt ans

Le porte-avions rentre à Toulon où il va subir, à partir du début 2017 (jusqu’à mi-2018), une refonte à mi-vie qui « va permettre de conserver ses capacités opérationnelles et son potentiel technique pour les vingt prochaines années », selon son « pacha » le CV Malbrunot.

Le navire va être entièrement désossé et mis en cale sèche dans un bassin dédié. Au-delà du remplacement du combustible nucléaire et du contrôle des chaufferies, pris en charge par AREVA tous les dix ans (sa puissance électrique équivaut à éclairer à l’année une agglomération comme Toulon...), le Charles-de-Gaulle va rajeunir avec le changement d’un radar de veille dans les trois dimensions (azimut, distance et altitude) au profit du SMART-S MK2 de Thales, un capteur optronique, le miroir d’aide à l’appontage (qui date du Clemenceau !)...

Un Rafale M attendant la catapulte pour être paré à décoller. Photo « La Voix »

Conçu dans les années 80 et fabriqué dans les années 90, le Charles-de-Gaulle souffre également d’une logique obsolescence du réseau et du matériel informatiques. Même si le calculateur et intégrateur de système, qui permet 35 000 combinaisons de réglages dans le centre de commandement des opérations, devrait rester en place.

Enfin, si on pouvait remettre un coup de peinture et de jeune aux douches, aux postes et aux restaurants, ce ne serait pas du luxe…

Avec les Nordistes du bord

Capitaine de frégate Vincent, commandant adjoint navire

Malgré une carrière menée entre Brest, Toulon et les mers du monde, le capitaine de frégate Vincent*, le chef technique du navire, garde un pied solidement enraciné dans le Nord-Pas-de-Calais. Il fait même construire une maison, pas très loin de son Outreau natal, dans la campagne du Montreuillois. « J’y garde des attaches très fortes » et une admiration sans failles pour le père garagiste qu’il s’emploie à imiter : « Mon père avait trois ouvriers mais je ressens le même sentiment de fierté à en commander 350. »

Le COMANAV (commandant adjoint navire) est à la fois « un militaire, un marin et un ingénieur ». Passé à 18 ans par le lycée naval à Brest, l’École navale, le tour du monde avec la Jeanne-d’Arc, le bâtiment de commandement et de ravitaillement Somme, avant de plonger dans les sous-marins avec un diplôme de génie atomique pour finir chef machine du sous-marin nucléaire lanceur d’engins, Le Vigilant, entre 2009 et 2011.

Depuis l’été 2015, il se plaît à « gérer la complexité » du porte-avions, « ses chaufferies nucléaires sous l’eau, à quelques mètres de fusées Ariane (les missiles) ». « C’est un bateau très riche humainement et techniquement. »

(*) Pour des raisons de sécurité, nous ne pouvons citer que le grade et le prénom des militaires interrogés.

Matelot Vincent, brigade de sécurité

On a oublié de vous le préciser mais les Nordistes se comptent par dizaines à bord du Charles-de-Gaulle, héritage d’une tradition militaire bien ancrée dans notre région qui a subi tant de guerres et d'occupations, de l’attirance pour la mer et l’aventure.

Le matelot Vincent, 23 ans, n’échappe pas à la règle. Il s’est engagé en 2014 car il ne s’imaginait pas faire fructifier son BTS après-vente auto. Il aurait dû faire valider son diplôme de mécanique machine quand une proposition d’affectation pour la brigade de sécurité du porte-avions s’est offerte à lui.

Cette unité, en deux quarts de dix personnels, est en charge en permanence de la lutte contre les incendies, les voies d’eau, les risques liés à l’expansion du sulfure d’hydrogène (issu du pourrissement des déchets). Avec des avions, des bombes, des chaufferies nucléaires et 2 000 personnes à bord, ça se comprend !

Quartier-maître Jérémy, boulanger

Né à Oye-Plage il y a 26 ans, Jérémy terminait son cursus de cuisinier au Centre de formation des apprentis à Dunkerque quand un copain lui a parlé de la marine nationale en 2008. Sans regret après deux ans en Nouvelle-Calédonie et une affectation comme boulanger (alors qu’il est cuisinier) sur le porte-avions l’été 2015 qu’il a choisie pour « revenir dans le sud avec (s)a femme ». Son port d’attache étant Toulon.

Jérémy est boulanger de nuit (de 20 h à 8 h), se coltine 500 kg de farine, dix pétrins de 50 kg, plus des viennoiseries et parfois des pains spéciaux pour contenter le bord. Un poste stratégique pour le moral de l’équipage.

Created By
Olivier Berger
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