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Objectifs en liberté très surveillée

Dans les lieux de concerts et autres manifestations culturelles, les artistes imposent de plus en plus souvent des conditions drastiques aux photojournalistes. La liberté de la presse serait-elle menacée ?

Au Foreztival, Keny Arkana a refusé toute photo de presse

Samedi 4 août, au beau milieu d’un champ immense, à Trelins. La musique s’échappe de grosses enceintes, le site est cafi de monde. Pour sa deuxième soirée, le Foreztival attend 10 000 personnes. Un record. Une programmation riche et variée, des têtes d’affiche plébiscitées par le public… Un engouement sans pareil dans le département de la Loire.

Un peu à l’écart du site principal, autour d’une grande table, de nombreux journalistes s’installent, prêts à couvrir l’événement du mieux possible pour leurs lecteurs, leurs auditeurs, leurs téléspectateurs. Ordinateurs, appareils photo, caméras, micros, téléphones portables… Tout le monde s’active pour préparer ses comptes rendus.

Bien vite, pourtant, une discussion s’engage entre confrères : Keny Arkana, petite perle du rap et grande star de la soirée, refuse catégoriquement toute photo de presse.

"Une habitude" pour les journalistes qui, depuis quelques années, se retrouvent très souvent confrontés à ce genre de situation. "Une habitude" qui entraîne pourtant toujours autant de déception chez ceux qui ont à cœur, concert après concert, d’informer la population.

Liberté entravée

Keny Arkana est une immense artiste. Une pépite. Qu’elle soit sur scène en plein cœur du Forez, sur un territoire que l’on a parfois tendance à mépriser et, encore plus fort, qu’un festival associatif soit parvenu à la convaincre de se produire ici est déjà un événement.

Son refus d’être photographiée est donc, à ce moment-là, perçu comme une entrave à l’obligation qu’ont les journalistes de donner à voir cet événement. Et plus généralement, à la liberté de la presse.

Aujourd'hui, on nous empêche de travailler.

"Depuis quelques années, on a vu fleurir une mode des restrictions de la part des artistes, explique Celik Erkul, photographe de presse au journal Le Progrès. Aujourd’hui, c’est à mon sens très excessif. On nous empêche de travailler. On ne peut plus choisir les angles de prise de vue, on t’impose systématiquement un profil, sans aucune justification. On demande à vérifier tes photos, ce que je refuse systématiquement. Parfois, on est même carrément interdit de salle. On n’a plus aucune liberté de création. On n’a pas le temps de travailler. On n’a pas le choix, on est parfois condamnés à faire des photos de merde (sic), et, en plus, tous les photographes ont la même."

Les photographes bridés, le public prend des photos en toute liberté

Une situation d’autant plus rageante que, tandis que le photographe de presse est aujourd’hui régulièrement laissé sur la touche, le public, lui, est libre de photographier, avec ou sans flash, depuis la salle et de filmer.

Des "chefs-d’œuvre" souvent immédiatement publiés sur les réseaux sociaux, quelle que soit la qualité de l’image, la tête de l’artiste au moment de la captation, l’audience du spectateur sur les réseaux, et les légendes et commentaires qui peuvent s’y ajouter par la suite… Et à ce jeu, il ne boude jamais, jamais son plaisir.

Je fais attention à toujours mettre en valeur les artistes.

Dans la profession, cette contradiction sème l’incompréhension. Jacky Mazin est photographe de presse depuis de nombreuses années. À Saint-Étienne, il est connu comme le loup blanc. Concerts, manifestations populaires, théâtre, soirées mondaines… Il est partout et, lui aussi, admet rencontrer de plus en plus de difficultés pour "shooter".

"C’est difficile de comprendre parce qu’on ne nous donne jamais d’explications. De mon point de vue, je crois que les productions et attachés de presse des artistes y sont pour beaucoup. On a le sentiment qu’ils se la jouent un peu. D’un autre côté, on sait aujourd’hui que les jeunes artistes ont une préférence pour les réseaux sociaux. Pour ma part, je suis sûr de mon travail. Je fais attention à toujours mettre en valeur les artistes, à toujours choisir les photos où ils sont le plus à leur avantage. C’est d’autant plus pénible. Une chose est sûre, c’est que ça devient de plus en plus difficile de bosser."

Que dit la loi ?

La diffusion du cliché d’une personne publique, prise dans un lieu public, n’est autorisée que si elle est relative à son activité publique. Un photographe de presse est donc dans son bon droit lorsqu’il shoote un concert, tant que l’exercice "ne dérange pas le bon déroulé de l’événement".

Un flou juridique qui permet aux artistes de légitimement interdire l’utilisation de flashs par les photographes… Ou parfois les photos de face, ou en gros plan, de manière peut-être un peu moins légitime.

Certains artistes sont devenus plus durs à l’égard de la presse parce qu’ils ont été confrontés à des déconvenues, à un manque de professionnalisme.

Benjamin Befort, chargé des relations presse pour le label Chinese Man

Photo Léo Berne

"Avec Chinese Man, on autorise généralement les photographes à prendre des photos live au cours des cinq premiers titres de chaque concert. Je crois que certains artistes sont devenus plus durs ces dernières années à l’égard de la presse parce qu’ils ont été confrontés à des déconvenues, à un manque de professionnalisme d’un certain nombre de personnes dans la manière de faire du journalisme.

Nous avons d’ailleurs nous-mêmes décidé de restreindre un peu nos accords en ce qui concerne les interviews. Nous acceptons ou refusons en fonction de la qualité du média qui nous sollicite, parce qu’il est usant d’entendre un jeune journaliste ou blogueur nous demander pourquoi on s’appelle Chinese Man, alors que ça fait plus de dix ans qu’on répond à cette question… Ça n’apporte rien à personne.

Pour ce qui est des images captées par le public… Je pense que les artistes se disent simplement qu’elles ont moins de portée qu’un journal qui publie une photo d’eux alors qu’ils font une horrible grimace. La situation pourrait être désamorcée avec un peu plus de tri, dès le départ. Que seuls les plus professionnels, qui travaillent pour des médias sérieux et reconnus, puissent avoir la possibilité de shooter."

Un métier à réinventer ?

Emmanuel Wino est Parisien. Il est spécialisé dans la photo de concert depuis six ans. AC/DC, les Rolling Stones, Coldplay, Alice Cooper, Blur, The Cure… À 43 ans, le photographe a shooté les plus grands concerts de France, ceux dont on peut supposer qu’ils sont les plus difficilement accessibles.

Le photographe le reconnaît, lui aussi, de nombreuses contraintes pèsent sur le métier de photographe aujourd'hui. "On nous place, on a souvent droit qu’aux trois premiers titres du concert…"

Mais, ces obligations, il a décidé de faire avec. "Je les trouve plus frustrantes que problématiques. Je ne le vis pas comme une censure mais j’imagine que cela doit être plus compliqué pour les photographes d’agence de presse que pour moi qui travaille en free-lance. On a tous envie de faire un truc chouette, de se démarquer des autres. Or, aujourd’hui, notre boulot, c’est d’illustrer un concert pour un média."

Tout faire pour être fiers de nos photos.

Pour Emmanuel Wino, toutes les contraintes imposées sont surtout dues à la multiplication du nombre de photographes. "Sur les gros événements, on peut être parfois une centaine, voire plus. Mais on fait quand même encore un boulot plutôt sympa, où l’on assiste à de superbes moments… Reste à tout faire pour être quand même fiers de nos photos, malgré tout ce qu’on ne peut pas faire."

Dossier réalisé par Cerise Rochet. Photos : Stéphane Guiochon, Rémy Perrin, Sonia Barcet, Yves Salvat, Celik Erkul.

Credits:

Created with images by Austin Edwards - "untitled image" • rawpixel - "adults capture carefree" • Jordon Conner - "Experiences" • Nick Karvounis - "Sir The Baptist Live" • Pexels - "audience band club"

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