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Campagnes oubliées Les agriculteurs gallois face au Brexit

Son dos est courbé, son visage marqué et sa voix hésitante. Mais son regard, lui, témoigne d’une certaine assurance. Morris Trumper est né en 1931, dans une ferme non loin d’Abergavenny, au pays de Galles. Bien qu’officiellement retraité, le Gallois de 87 ans prête toujours main forte à son fils, à qui il a légué son exploitation agricole. En baladant ses yeux bleu clair sur ses terres, il en retrace l’histoire, la voix empreinte de nostalgie.

« J’ai vécu ici toute ma vie. Mes parents sont arrivés vers 1921. Mon père avait été grièvement blessé lors de la bataille de la Somme [pendant la Première Guerre mondiale, ndlr]. Il a été soigné dans le sud de la France et a rencontré ma mère, une infirmière française. Quand les parents de mon père sont tombés malades, ils sont revenus ici. C’était une petite ferme, sans toilettes, sans douche, sans électricité. Ça a dû faire bizarre à ma mère ! » raconte-t-il, l’œil rieur. L’exploitation est ensuite réquisitionnée pendant la Seconde Guerre mondiale, et Morris déserte l’école pour aller y travailler. Il ne la quittera plus.

En plein doute

Morris Trumper, 87 ans, travaille dans son exploitation depuis ses dix ans.

Les Trumper élèvent désormais moutons, dindes, cochons et bœufs. Tous les animaux vivent en extérieur. Morris et son fils préfèrent rester proches d’une agriculture traditionnelle, quitte à être moins performants économiquement. « Nous travaillons sept jours par semaine, 365 jours par an. Mon fils travaille douze, treize heures par jour, et je suis encore en activité. Ça nous permet de survivre, ni plus ni moins », explique le fermier, sans une once de plainte dans la voix.

La ferme Trumper élève moutons, dindes, cochons et bœufs.

Je ne pense pas qu'on gagne le salaire minimum

Pour quel salaire ? Morris marque une pause. Il se frotte le visage, dont chaque sillon témoigne des difficultés de la vie de fermier, avant de répondre avec franchise. « Vu le nombre d'heure que nous travaillons, je ne pense pas qu'on gagne le salaire minimum. Même avec les aides européennes que nous recevons. »

Là encore, nulle trace de reproche ou de complainte. Ce n’est qu’à l’évocation du Brexit que la voix du petit homme se voile, entre colère et honte. « Le principe même du Brexit et tout ce que nous sommes en train de faire est désolant, dénonce-t-il en se prenant la tête entre les mains. Je suis vraiment en colère. J’ai voté pour les Conservateurs toute ma vie. Mais plus jamais je ne voterai pour ce parti. »

Morris habite dans sa ferme depuis toujours.
La majorité des fermes ne survivrait pas sans subventions de l'Union européenne

Lui qui possède une petite ferme traditionnelle craint particulièrement les conséquences de la sortie de l’Union européenne. Au pays de Galles, 88 % de la superficie du territoire est utilisée pour l'agriculture selon des chiffres de 2015. La majorité des exploitations agricoles se tourne vers l’élevage de bétail. Plus petites que dans le reste du Royaume-Uni, elles sont aussi plus pauvres. Elles touchent 320 millions d'euros de subventions directes de la politique agricole commune (PAC). Ainsi, plus de 80 % des revenus agricoles du pays de Galles proviennent d'un financement européen. Dans l'ensemble du Royaume-Uni, la moyenne est de 35 à 56 %.

Morris fait partie des bénéficiaires, comme 17 000 agriculteurs gallois (sur 30 000 agriculteurs à temps plein). « La majorité des fermes ne survivrait pas sans subventions de l’Union européenne. Pour notre cas personnel, 20 % de nos revenus proviennent de l’Union européenne, mais en termes de rentabilité, c’est 100 %. »

L’agriculteur est lucide. « Dans la vraie vie, produire de la nourriture n’est pas vraiment viable. » Sans les subventions, son avenir lui semble bien incertain. Et les arguments des pro-Brexit ne le rassurent pas vraiment. « Ils n’arrêtent pas de répéter que nous allons avoir de nouveaux marchés. Mais il faut déjà les trouver. On pense pouvoir concurrencer les agriculteurs argentins et néo-zélandais alors qu’ils sont sur ces marchés depuis bien plus longtemps que nous et que leurs produits sont moins chers. »

Claire Hallet, productrice de cidre.

Claire Hallet partage ces appréhensions. Cette Ecossaise s’est installée au pays de Galles il y a 30 ans. Elle y possède une petite exploitation, près de Newbridge, dans le sud du pays. Avec son mari et son fils, elle produit environ 80 000 litres de cidre de pommes par an. « C’est le maximum que nous puissions faire à la main, et nous ne voulons pas d’une fabrication industrielle. » Comme Morris Trumper, elle a voté contre le Brexit et comme lui, elle a du mal à comprendre les agriculteurs qui ont pu voter Leave.

On ne peut pas commencer à vendre au reste du monde, parce que ça coûte trop cher

Après le départ de l’UE, le cidre gallois ne pourra plus profiter de son indication géographique protégée. « C’est un standard européen alors il ne sera plus applicable pour notre cidre, regrette Claire. Ça va affecter l’appréciation de sa qualité ! » Elle s’inquiète également pour les exportations. « Dire que la sortie de l’UE nous permettra de vendre au reste du monde, ça ne marche pas pour les petites entreprises. Pour nous, c’est facile d’exporter aux Pays-Bas. On ne peut pas commencer à vendre au reste du monde parce que ça coûte trop cher. Pourquoi supprimer notre marché le plus proche pour vendre à des pays bien plus loin ? C’est stupide. »

C’est impossible de se préparer pour le Brexit. On ne sait pas ce qui va nous arriver !

Installée derrière son bureau, elle pointe les affiches accrochées au mur où l’on distingue le logo de Hallets Real Cider, sa marque de cidre. « C’est grâce à des fonds européens que nous avons pu faire cette campagne de communication. » Elle évoque aussi les équipements achetés aux pays voisins ou encore les possibles hausses de prix.

« C’est impossible de se préparer pour le Brexit. On ne sait pas ce qui va nous arriver ! Peut-être que ça va être pire, peut-être pas. Peut-être que nous allons vendre plus de cidre au Royaume-Uni parce que les gens ne l’achèteront plus à l’étranger, notamment en France. Ou peut-être que vendre du cidre deviendra plus cher et que les gens s’en procureront moins parce qu’ils seront plus pauvres. » La sexagénaire ne décolère pas : « C’est la grande inconnue. Et un grand gâchis. »

En passant aux abords de la salle de production, Claire détaille les étapes de la fabrication du cidre, avec enthousiasme.

Son mari et son fils sont à l’œuvre. Claire s'occupe plutôt des ventes.

Les revenus des ventes ne leur suffisant pas pour vivre, la famille s’en est sortie en aménageant une chambre d’hôte dans leur ferme. Là encore, Claire espère que le Brexit n’aura pas d’effets sur cette activité secondaire, de nombreux agriculteurs comptant sur le tourisme pour compléter leurs revenus.

Nouveau départ ou saut dans le vide ?

Je peux leur garantir que nous protégerons les petites fermes de la disparition

Le gouvernement gallois se veut pourtant rassurant. « Je comprends la peur de la communauté agricole », pose d’emblée Alun Davies, ancien ministre-adjoint à l’agriculture, la nourriture, la pêche et les programmes européens, désormais responsable des autorités locales et des services publics. « Mais soyons honnêtes, tempère-t-il en laissant apparaître un certain agacement. Les agriculteurs n’aimaient pas les régulations, mais ils aimaient l’argent. Maintenant ils veulent se passer des premières mais toujours avoir le second? Je pense que la majorité d’entre eux ont voté Leave… Même si je pense qu’aujourd’hui, ils se sentent floués. »

Il n'existe pas de chiffres officiels concernant le vote des agriculteurs gallois au référendum de 2016. Plusieurs sondages, menés notamment par le site Farmers Weekly attestent toutefois que le Leave l'a emporté au sein de la communauté agricole. Mais Alun Davies, membre du parti travailliste, l'assure : « Je peux leur garantir que nous protégerons les petites fermes de la disparition. »

Le gouvernement gallois a annoncé que les aides européennes devraient être remplacées par deux nouveaux plans de financement, à partir de 2020. Le premier, appelé « plan de résilience », doit distribuer des aides ciblées aux agriculteurs afin qu’ils améliorent leur productivité. Le second, le « plan de bien public », alloue des fonds aux exploitations en fonction de leur participation au « bien public », par exemple en améliorant la qualité de l’eau, ou en préservant l’environnement.

Une large consultation a été organisée en novembre auprès des agriculteurs gallois pour connaître leur ressenti sur ces propositions. Les résultats ne sont pas encore parus, mais les premiers à s’être prononcés sont loin d’être convaincus. Définitions trop floues, impréparation, absence de véritable test… Les critiques des agriculteurs sont nombreuses, si bien que les deux principaux syndicats gallois, le NFU (National Farmers’ Union) Cymru et le FUW (Farmers’ Union of Wales) se sont alliés malgré leurs divergences habituelles, et ont adopté une position commune contre les mesures annoncées. Ils réclament une sortie en douceur du système européen.

Brian Bowen a fait ses classes dans le FUW, jusqu’à en devenir le secrétaire général. Dans sa grande exploitation, près de Tredegar, il explique calmement, mais avec vigueur : « C’est le mauvais moment pour faire ça. Quand la transition avec le Brexit sera faite, on pourra penser à une nouvelle plateforme, mais pas maintenant. » Plus que le contenu, c’est surtout la précipitation qui déplaît. « C’est comme si nous sautions d’une falaise, mais qu'en plus nous le faisions avec un bandeau sur les yeux ! »

David Bowen possède une grande exploitation à Blaenau Gwent, dont il s'occupe avec son fils et ses parents.

Même écho du côté de John Davies, le président du NFU Cymru. S’il rejoint David Bowen sur le manque de préparation de la réforme, c’est surtout l’absence de paiement direct aux agriculteurs qui l’inquiète. « Avec l’Union européenne, 72 % des subventions sont payées directement au producteur », rappelle-t-il. Il craint qu’en conditionnant les aides, le gouvernement gallois ne les réduise finalement. Et que le revenu des agriculteurs baisse par la même occasion. « On ne demande pas le même pourcentage, mais nous devrions au moins avoir la même base. Nous devons être sûrs de préserver notre agriculture. »

Installé à la table de son salon, Morris n’est pas convaincu, lui non plus, par la réforme du gouvernement. En particulier par la notion de bien public. « Ils ne veulent pas admettre que produire de la bonne nourriture, c’est aussi du bien public, ça n’a aucun sens ! » Lui en est persuadé, l’agriculture survivra. Mais laquelle ?

« L’allocation du gouvernement est arbitraire, si nous ne prouvons pas que nous allons augmenter notre productivité, alors nous n’obtenons rien. Les petites fermes traditionnelles qui en ont le plus besoin ne pourront pas avoir ces fonds, contrairement aux grosses exploitations. Cela ne va pas aux bonnes personnes. »

On n'éprouve pas vraiment de plaisir à faire de l'élevage intensif

L’octogénaire se préoccupe du traitement des animaux, de l’environnement et reste persuadé que le Brexit va ouvrir la porte à une agriculture de plus en plus intensive. Il évoque le cas des cochons gallois, dont la production n’est pas subventionnée. « L’élevage de cochon est devenu bien plus intensif, il y a désormais de grandes unités de productions. On n’éprouve pas vraiment de plaisir à faire de l’élevage de cette manière. »

Et pourtant, c’est le manque de productivité des éleveurs traditionnels qui est pointé du doigt par le gouvernement gallois. « Nous devons changer quelque chose dans ce système. Nous avons subventionné les producteurs les moins efficaces, et le secteur ne s’est pas modernisé », précise Alun Davies, l'ancien ministre. Morris Trumper le concède, cette agriculture n’est pas rentable. « Ce n’est pas viable. Et nous en sommes responsables, d’une certaine manière, parce que nous respectons les traditions. » Il défend pourtant son système, avec force. Ses bêtes, il les aime, il les élève avec tendresse.

« Si nous étions au goût du jour, nous aurions un nouveau bâtiment, les cochons seraient dedans toute la journée, nous serions probablement plus rentables », continue-t-il. Les Trumper pourraient alors mieux vivre de l’agriculture. « Peut-être, avoue le vieil homme, l’air las. Si nous le voulions. »

Laura Andrieu et Martin Lavielle

Created By
Martin Lavielle
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Credits:

Laura Andrieu

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