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Risque à crues Gérard, Chantal et Didier habitent au bord de l’eau. Ils sont souvent inondés, mais hors de question de partir. Pourtant, avec le dérèglement du climat, les crues s’enchaînent. Enquête sur le douloureux apprentissage de la culture du risque.

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Chapitre introductif. Temps de lecture : 5 minutes.

Décembre 2019, à l'approche de Noël. Parti de Rennes, notre TER file au travers des pâtures, le long de la Vilaine. Il traversera bientôt les gares de Guichen, Pléchâtel, Messac-Guipry… On s'ennuie. On regarde par la fenêtre. C'est peut-être le blues de l'hiver qui parle, mais on a l'impression qu'il pleut sans discontinuer depuis le début du mois. La Vilaine est d'humeur sombre elle aussi. Le fleuve est sorti de son lit. Les arbres des derniers bocages ont les racines immergées. À l'approche de Redon, nous traversons ce qui paraît être un lac éphémère : les prairies sont complètement inondées.

Toute la presse régionale s'est saisie du sujet. « La Vilaine en crue à Guipry-Messac. Des riverains évacués », signalait France 3 Bretagne, le 21 décembre. Le jour suivant, l'attention se tournait vers la ville de Quimperlé, « épargnée grâce à des barrières anti-crues ». Le 26, le Morbihan et l'Ille-et-Vilaine étaient toujours placés en vigilance jaune par Météo France. À Guipry-Messac, quelques-unes des familles évacuées ont passé leur Noël dans le réfectoire de la Maison familiale rurale : parmi eux, Guy et Chantal, amoureux de l’eau et désormais habitués des crues. À l'instar de ce couple de Guipryens, de nombreux Bretons sont établis dans des Territoires à risque important d'inondation (TRI). Trois zones sont identifiées : le sud du Finistère, le long des rives de la Laïta ; la « Vilaine médiane », de Rennes à Redon ; et Saint-Malo et la baie du Mont Saint-Michel. Soit 91 communes, 73 000 habitants et 69 000 emplois. Ça en fait, des personnes concernées.

Cartographie des TRI bretons. Crédit : Observatoire de l’environnement en Bretagne

Dans la région, 66 % des arrêtés préfectoraux pour catastrophe naturelle sont liés aux inondations. Des sinistres majoritairement hivernaux : à la saison froide, la différence de pression atmosphérique entre les Açores et l'Islande provoque l'arrivée de masses d'air chargées en eau sur l'ouest de la France. La péninsule armoricaine est alors aux premières loges. Son sous-sol granitique – une roche dure, peu perméable – complique l'infiltration de l'eau de pluie. L'évacuation de l’eau gorgeant les sols est donc principalement due à l'évaporation : or, la chaleur est rarement au rendez-vous entre décembre et mars. Mais que se passerait-il si les hivers devenaient plus doux ?

Les degrés qui font déborder le vase

Laurent Labeyrie, géochimiste et paléo-océanographe ayant travaillé au sein du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (Giec) a constaté une perturbation dans la pluviométrie, même si on reste loin des fameux épisodes cévenols, les pluies torrentielles du sud de la France. « Au total, on aura autant d'eau. Mais ça fait déjà vingt ans qu'elle tombe de plus en plus à l'automne, hiver et printemps. Le phénomène va s'accélérer. » Mélanie Bardeau, directrice du Bureau de recherche géologique et minière (BRGM) Bretagne abonde dans son sens : « On nous prévoit peut-être pas moins de pluie en Bretagne, mais des événements plus extrêmes, donc des pluies plus brutales qui vont beaucoup ruisseler. »

Chaque degré gagné représente 7 % d'humidité en plus dans l'atmosphère

Tout est une question de chaleur et d'évaporation. Dans le jargon scientifique, on parle de la relation de Clausius-Kapeyron : chaque degré gagné représente 7 % d'humidité en plus dans l'atmosphère. Jean Jouzel, climatologue breton et collègue de Laurent Labeyrie, l'explique ainsi : « Les hivers doux sont favorables à des masses d'air très chargées en vapeur d'eau et donc plus de précipitations... Donc il y aura plutôt des augmentations de précipitations en hiver. »

Le problème, c'est qu'il n'existe aucune étude estimant quelle sera l'augmentation exacte de ces précipitations. Du moins pas sur le Vieux Continent. En 2015, Philippe Roudier participait à une vaste recherche européenne sur le sujet. Le chercheur travaille aujourd'hui à l'Agence française de développement (AFD). Pour un scénario de réchauffement de 1,5°C et de 2°C supplémentaires par rapport à l’époque pré-industrielle, son étude dresse les conclusions suivantes : les pluies décennales – dont l’intensité est telle qu’elles n’ont qu’une chance sur dix de se produire chaque année – deviendraient plus récurrentes. Ces projections concernent les pays situés au sud du 60e parallèle nord, l’une de ces lignes qui découpent la planète d’est en ouest. La Bretagne est donc concernée, mais à quel point ? Comment s’organiseront les Guy et les Chantal de demain ?

Inondation à Guipry-Messac, en 2001. Crédit : Isabelle Palierne

Cités englouties, îles perdues ?

+1,5°C, c’est le réchauffement planétaire attendu entre 2030 et 2050 par les membres du Giec. +2°C, c’est ce qui va suivre si nous ne faisons rien. Et ce réchauffement ne provoque pas uniquement des inondations fluviales : le littoral, quant à lui, doit faire face à l'élévation du niveau des mers.

La question de la submersion marine fait l’objet de moins de débats scientifiques que celle de l’évolution des pluies. Blaz Kurnik, un expert de l’Agence européenne pour l’environnement, déclarait dans Le Monde, le 10 février : « Dans ce scénario le plus optimiste, sur la côte ouest en France, les risques d’inondations seront près de deux cents fois plus importants qu’en 2010. » Son agence venait alors de mettre en ligne une compilation de cartographies illustrant les conséquences du dérèglement climatique sur notre continent, à l'horizon 2100. Mais même à l’échelle de 2040, des projections existent. Selon le Giec, le niveau de la mer monte de 3,6 millimètres par an : deux fois plus vite qu’au siècle dernier. Pour un scénario de +1,5°C, le bureau de scientifiques prévoit des effets « sévères et étendus » et annonce un haut degré de confiance en ses estimations.

Pour un scénario de +1.5°C, le Giec s’attend à des effets « sévères et étendus » en matière de submersion marine.

Le littoral français s’avère particulièrement sensible à ce problème, comme nous le souligne Jean Jouzel : « Il y aurait, en France, pratiquement un million d'habitants qui chaque année subiraient au moins une inondation, dans les régions côtières. » Or, la Bretagne regorge de ces régions fragiles, à la topographie très plate. Île d’Arz, île de Sein, Presqu’île de Quiberon… Mais aussi Saint-Malo et ses 46 000 habitants. La carte interactive de Climate Central dépeint une cité corsaire sous les eaux dès 2040. Si la cartographie, établie à partir de données satellites de la Nasa, n’intègre pas l’action des digues et autres ouvrages de défense côtière, elle interroge sur leur capacité à préserver efficacement le littoral breton dans les années à venir. David Poncet, responsable de la protection contre les inondations à Saint-Malo Agglomération, admet une certaine incertitude à ce sujet : « Au-delà d'un mètre, je ne sais pas comment pourraient réagir les ouvrages, ils seraient nettement sous-dimensionnés. »

Selon les projections de Climate Central, une large part de la ville de Saint-Malo serait sous le niveau de la mer dès 2040. Crédit : Climate Central

La Bretagne verra-t-elle deux de ses grands symboles – la pluie et les embruns – se retourner contre elle ? Pour mieux comprendre la région de demain, nous vous racontons l’histoire de celles et ceux qui font déjà face aux aléas climatiques. Pendant que les riverains du Meu et du Garun réclament des ouvrages de protection, à Guipry-Messac, Chantal et son époux préfèrent vivre au rythme des crues et au contact de la nature. Monter les meubles sur des parpaings, s'installer dans un camping-car sur un terrain voisin... Certains espèrent apprivoiser les eaux, mais le risque zéro n’existe pas. À Saint-Malo, enfin, les élus sont dans le flou : difficile de concilier temps de l'action politique et temps du climat.

Trois chapitres, trois manières différentes de vivre avec la montée des eaux. De quoi inspirer une Bretagne qui doit peut-être se préparer à avoir les pieds dans l'eau.

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Crédit photo : Isabelle Palierne.