Au Caire, recycler pour (sur)vivre

Des milliers de chrétiens coptes s'activent dès l'aube, quand la capitale égyptienne sommeille et que la cacophonie des klaxons ne se fait pas encore entendre. Ils collectent puis trient, vendent ou réemploient près de 8 000 tonnes de déchets chaque jour, soit près des deux-tiers de ceux recrachés par la plus grande métropole d'Afrique. On les appelle "zâbbalin" (l'appellation française utilisée ici sera "chiffonnier"). 80% de ces richesses récupérables retrouvent une seconde vie entre ces mains expertes. Une prouesse régulièrement montrée en exemple. Pourtant, ce n’est pas par conscience écologique ou environnementale que les habitants du quartier de Muqattâm ont choisi cette voie. Le recyclage des déchets est le seul emploi possible pour les membres de cette communauté. Leur chemin de croix quotidien assure la propreté d'une des plus grandes villes au monde. Au Muqattâm, tout le monde travail dans le recyclage.

Un entassement d'ordures dans une rue à l'entrée du quartier de Muqattâm.

La route qui nous mène aux zâbbalins passe par la "Cité des Morts", l'immense cimetière du Caire. Aux abords de cette zone, à priori inhospitalière, notre fixeur vient nous chercher à l'entrée de la citadelle Salah-Ad-Din. À l'entrée du village des chiffonniers ("garbage village"), quelques clients partagent un falafel sur les bancs d'une bicoque. D'autres fument le narguilé sur des chaises en plastique installées ici et là. Au café, on offre un thé ou un brin de causette. Le linge pendu couplé aux couleurs vives des balcons, auxquels les habitants portent le plus grand soin, contrastent avec la grisâtre des briques rongées par la poussière du désert. Pelleteuses, camions, touk-touk et scooters retournent sans cesse le sable et la terre. Ce petit monde se fraye bruyamment un chemin dans les rues étroites du quartier, tentant de rejoindre les entrepôts d'ordures. Les sacs de déchets empilés débordent des Chevrolet des collecteurs. Les klaxons couvrent le bruit des machines qui ronronnent au rez-de-chaussée des immeubles. Bien qu'ils soient absents des rues principales, l'odeur des porcs se fait sentir et se confond avec celui du plastique brûlé. Les déchets et leurs odeurs sont partout, comme les dattes sur les étals d'un marché.

La cité des morts du Caire, sur la route menant à Muqattâm, le quartier des "Zâbbalins".
Un homme fumant la chicha, au coin d'un café à l'entrée du quartier de Muqattâm.
"Midan", la place centrale triangulaire du quartier de Muqattâm.
Chez un marchand de Falafel

Une douloureuse exode rurale

Nous avons préféré les poubelles aux pyramides du Caire. Arrivé au premier café à l'entrée du quartier, on s'installe boire un thé. On nous explique : originaires d'Assiout, en Haute-Egypte - à mi-chemin entre Le Caire et Assouan -, les premiers chiffonniers se sont installés dans la capitale, pour échapper au travail forcé peu après la crise de Suez en 1956. Une dizaine d'années plus tard, le gouvernorat du Caire demandait à la communauté de se fixer au flanc de la falaise de Muqattâm. Malgré les éboulements réguliers - qui endeuillèrent huit familles dans les années 90 -, les travailleurs ont fait de ce quartier le leur, façonnant son urbanisme à la seule exploitation des déchets.

Sans travail et avec peu d'éducation, les premiers chiffonniers n'avaient que le minimum pour vivre. Les déchets, ramassés et tirés à dos d'âne, leur servaient alors à nourrir un feu vital pour faire cuire le pain ou chauffer l'eau. Une pratique inappropriée pour le gouvernorat du Caire qui leur demanda de cesser cet entassement d'ordures. En grande majorité copte, ils étaient cependant autorisés à élever des porcs. Ces gloutons allaient alors permettre aux chiffonniers de se débarrasser des déchets organiques, tout en assurant leur alimentation.

Ici, un entrepôt de tri de carton.

Gratuite, la matière première jonche les rues de la capitale. Il n'y a qu'à se baisser pour la ramasser. C'est de là que vient leur titre péjoratif en dialecte égyptien, "zâbbalins", qui signifie "celui qui traîne par terre". Progressivement, les chiffonniers s'intéressent à d'autres matériaux, eux aussi abandonnés sur le bord des trottoirs. Le plastique des bouteilles, tout comme l'aluminium des canettes, peuvent également trouver une seconde vie, et les chiffonniers des acheteurs parmi les industries lourdes de la périphérie du Grand Caire.

Une communauté de micro-entreprises

Au Muqattâm, le métier mobilise parents et enfants. On y dénombre aujourd'hui près de 700 micro-entreprises - souvent à caractère familiale - qui se chargent du travail de collecte, de tri et de recyclage. La séparation des ordures s'effectue par matériaux, organiques ou non, plastique, ferraille etc., puis par couleurs, facilitant ensuite leur traitement. Le plastique occupe la part la plus importante de cette activité, mais certains chiffonniers se spécialisent dans l'aluminium, le textile ou le verre. A chaque étape de la transformation d'un déchet correspond une entreprise. Au bout de la chaîne, les déchets sont recyclés pour 80% d'entre eux, soit au sein même du quartier, soit dans les industries auxquelles ils sont revendus.

Travailleurs fumant la chicha pendant leur pause. Ici dans un entrepôt de tri de plastique par couleurs.
Ici, une entreprise de recyclage de plastique.

D'après les associations installées au Muqattâm, 5000 à 6 000 familles vivent dans le quartier. La majorité d'entre elles, environ 60%, travaillent dans l'élevage de porc et donc dans le traitement de déchets organiques. Cette activité rapporte peu, entre 30 000 et 50 000 livres égyptiennes par an, soit 800 livres par personne et par mois pour une famille de 6 personnes - la moyenne dans le quartier -, soit à peine plus de 40 euros. L'exercice le plus lucratif reste celui du traitement des déchets non-organiques, qui nécessite cependant un investissement de départ plus important. 30% des habitants de Muqattâm s'y consacrent. Le reste sont des emplois de service à la communauté.

Pick-up servant aux ramassages des ordures du Caire.

Cependant, des problèmes de santé publique apparaissent à cause de ces activités. Les mesures de sécurités sont quasi-inexistantes pour les travailleurs et ces derniers ne semblent pas se préoccuper de l'environnement qui les entoure. Les 20% de déchets non-recyclés sont brûlés à flanc de montagne, fragilisant petit à petit les parois au "Muqattâm". La conscience écologique ne fait pas partie de leurs motivations. Certains, parmi les plus éduqués y pensent, mais pour la plupart le recyclage - écologiquement louable - n'est qu'un moyen de dégager un revenu et survivre.

Les déchets sont synonymes d'enrichissement pour les habitants du quartier. Les associations, créées à la base pour promouvoir la conscience écologique, se contentent de sensibiliser les collecteurs sur leurs conditions de travail et les problèmes de santé publique qu’elles provoquent. Rares sont les chiffonniers qui portent des masques ou des gants car cela ralentit l'activité. Ils sont pourtant en contact permanent avec des machines dangereuses, comme des déchiqueteuses et des incinérateurs.

Dans les locaux d'une association en soutien aux enfants du quartier.

Le quartier des chiffonniers attire des curiosités diverses. L'artiste franco-tunisien El-Seed a souhaité mettre en lumière la communauté du Muqattâm avec une imposante œuvre murale, tout comme l'avaient fait Soeur Emmanuelle et d'autres avant lui.

"Perception", l’œuvre du tunisien El Seed sur les briques de Muqattâm.

L'État tente de reprendre la main

Dans une mauvaise passe économique, le gouvernement égyptien - qui n'a jamais vu d'un bon œil les activités du Muqattâm, les considérant désuètes - souhaite développer le traitement des déchets en stimulant l'arrivée d'acteurs internationaux. En 2016, un nouveau programme de gestion des déchets a vu le jour pour un montant de 66,5 millions de dollars supporté en partie par des pays européens. Pour le ministre égyptien de l’environnement, monsieur Fahmi, cette aide des pays étrangers n’intervient que « pour les premières étapes » du programme de modernisation. Ces investissements auront en tout cas un impact sur l’activité des zabbâlins.

Alors que la capitale égyptienne continue de s'étendre en dévorant toujours plus de désert, on constate un déplacement des périphéries de la métropole vers le centre. Ainsi le Muqattâm, au début situé à la marge, se retrouve aujourd'hui proche du cœur de la capitale. Avec cette nouvelle position géographique, les méthodes des zâbbalins sont perçues comme dépassées pour les autorités, qui souhaitent moderniser le pays. M. Fahmi leur a fait part en octobre dernier du ressentis du gouvernement : "vous ne pouvez plus le faire avec des calèches et des ânes dans le quartier, vous avez besoin d'introduire des voitures. Utiliser les voitures stimulera l'usage de carburants, les travaux de maintenance et génèrera de l'emploi." Pas sûr que l'espace urbain, saturé de pollutions sonores comme olfactives, ne soit propice à une généralisation de ces usages.

Vue sur les toits de Muqattâm, et la mosquée Muhammad Ali située sur la citadelle Salah-Ad-Din. Ici, comme ailleurs, on construit sans vraiment finir le bâtiment, histoire d'échapper aux impôts correspondants.

La première tentative de modernisation du traitement des déchets par le gouvernorat du Caire avait eu un impact mitigé. Il n'a pas pu faire supporter la rémunération des grandes compagnies privées par l'établissement d'une nouvelle taxe, essuyant le refus du Conseil Constitutionnel. De plus, les habitudes ont la peau dure. Les cairotes continuent de laisser leurs déchets aux chiffonniers en échange d'une rémunération mensuelle (10 à 20 LE/mois). Dehors, les ordures occupent davantage le bord des routes que les bennes de l'AMA, la FCC et ONIX, ces compagnies européennes qui ont remportés les marchés publics souhaités par le gouvernement. Ces dernières doivent donc composer avec l'expertise des chiffonniers, qui profitent de ces nouveaux partenaires pour augmenter leurs tarifs, et se jouent de la concurrence avec des acteurs peu familiers de la complexité spatiale et sociale de la mégapole égyptienne.

Ici, dans une acierie de Muqattâm

Le gouvernement prévoit maintenant un nouveau programme de traitement des déchets. Les chiffonniers ignorent encore s’il leur sera bénéfique ou non. Les relations entre la communauté et les institutions sont inévitables mais semblent fragiles. Pour Adham, un membre actif de nombreuses associations du quartier, les coptes étaient mal perçus par le pouvoir et le reste de la population avant la révolution de 2011. Le gouvernement a refusé, par exemple, la construction d’une église à Giza, ce qui a poussé les chiffonniers à la protestation. Ces derniers réussirent à empêcher la circulation sur une partie de la ville en bloquant les routes menant à leur quartier, forçant le pouvoir à accepter cette construction.

Ces tensions ont perduré après les évènements de 2011. Avec l’arrivée de Mohamed Morsi - candidat d'un parti issu des frères musulmans - au pouvoir de 2012 à 2013, des violences ont éclaté. Elles laissèrent des traces et de l'animosité dans l’esprit des habitants du quartier. La prise de pouvoir d’Abdel Fattah Al-Sissi en 2014, issu du corps de l'armée - plus favorable aux chrétiens coptes - semble avoir été perçu comme un retour à la sécurité pour une partie des chiffonniers qui se sentaient menacés. Ces derniers continuent cependant de défendre leurs intérêts auprès du gouvernement et craignent toujours de nouveaux débordements avec les individus les plus radicaux.

Portraits de martyrs ayant subis les violences communautaires et politiques de 2013.
Le "Patriarche" des chiffonniers.

"Patriarche" des chiffonniers, Mr Shata el Moktsas fait le lien entre la communauté et les institutions de l’État. Né au Muqattâm, il a été Zâbbalin par le passé. Il a commencé à faire valoir les intérêts de la communauté auprès de la présidence d'Housni Moubarak, permettant l'installation de l'eau et l'électricité dans ce quartier fortement marginalisé à l'époque. Il est un symbole de réussite sociale et professionnelle pour les travailleurs, et une des personnalités les plus respectées de Muqqatâm.

Seules les femmes travaillant au sein du centre de l'Association de Protection de l'Environnement ont accepté d'être photographiée en plein travail.
Sur les murs de Muqattâm, on peut lire "non-violence" , "la ville de Saint-Simon" ou encore "vivre ensemble sans problème" .

Le Grand Caire compte cinq autres quartier de chiffonniers - Motamadeya à Guizeh, El Baragil, Tora à Maadi, Esbe El Nakh, Ein El Sira -, mais Muqattâm est la plus grande. Ce patchwork urbain subversif et saisissant finit par se dérober à nous après trois jours en son sein. Avant de quitter les chiffonniers, nous rencontrons Kamel el Din, qui recycle du plastique en cintre. Il en produit environ mille par jour. Selon lui "c'est la machine qui fait le travail, je ne fais que m'asseoir". Il vend ensuite ses cintres aux boutiques du Caire, aux usines de vêtements ou aux pressings. En apprenant notre projet de reportage, il a un message à nous faire passer, que nous rapportons ici : "N'écoutez pas ce qu'on vous dit en Europe. Il est impossible que Daesh soit l'Islam. C'est juste une mafia qui veut attaquer et faire du mal à l'ensemble des pays arabes."

Kamel el Din dans son atelier de recyclage.
Ici, un bout de la fresque murale d'El Seed.
Created By
Thibault Durand Thibault Boughedada
Appreciate

Credits:

Thibault Boughedada

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