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CHAUSEY l'île aux trésors

«Un homme est tous les hommes, un lieu est tous les lieux».

Pierre Michon, Mythologies d'hiver

La Houssaye et l'ouest de l'archipel au couchant, fin décembre.

Autant vous le dire tout de suite : Chausey n'existe pas. On peut pointer la carte, poser le doigt sur la saignée du bras, entre Cotentin et Bretagne, et sentir là le flot, le sang qui bat, la vie. On peut prendre un bateau, traverser, embrasser les îles, fouler le sable, user ses yeux sur le granit. On peut en revenir, et n'en revenir pas, étonné qu'un caillou, un peu d'eau et du sel suffisent à élever un temple où l'on aime à aimer. On peut tout cela, mais on ne peut pas dire : voilà Chausey.

Car Chausey n'est pas là où on le croit, ni sur les cartes, ni en mer. Fragment de paradis perdu, morceau de terre, bout du monde, fin du monde. Chausey est dans les yeux fermés de qui l'a vu, dans les yeux grands ouverts de ceux qui l'imaginent. L'amour donne chair à la pierre. Chausey n'existe que dans le cœur de ceux qui l'aiment.

Magnifique carte de l'Amirauté britannique datant de 1828. Elle mentionne les noms des cotres français et des navires anglais chargés de surveiller l'archipel, mouillés dans le Sound d'une façon peu orthodoxe : une ancre sur chaque bord à presque 180° avec parfois une troisième derrière. Notez l'espèce de bastion en haut de Gros-Mont. Le sémaphore n'existe pas encore : en lieu et place, une simple balise.
Novembre, l'heure bleue.
Février, l'heure rose.
Huîtriers-pies à Port-Homard.
Reflets.
Vague d'oyats à Grand-Grève.

Hommes frileux qui, sur vos longues pirogues à voile, passez aux pieds des îles qui furent notre terre, ayez une pensée pour nous, les hommes de ce bout du monde. Vous qui avez rebaptisé ce lieu de froidure et de vent du nom d'une de vos cités du Nord, Hoorn, ayez une pensée pour ceux qui, pendant des milliers de générations, ont vécu ici.

Quand vos premiers vaisseaux sont arrivés, les Anciens les ont pris pour de hauts rochers flottant sur la mer, vos officiers habillés et poudrés de blanc, pour des grands cormorans de haute mer. Nous avons allumé des feux sur toute la côte pour prévenir notre communauté dispersée de cet étrange phénomène. Vous avez alors baptisé notre contrée Terre des Fumées. Ce nom ne plaisant pas à vos rois, vous l'avez renommée Terre de Feu. Vous nous avez appelé Indiens, nous qui étions simplement Yamana, les Hommes. Vous nous avez donné de la farine : nous l'avons étalée sur notre corps nu enduit de graisse de phoque, pensant que c'était du tumap, la poudre magique de nos cérémonies. Vous nous avez donné du savon : nous l'avons mangé. Vous nous avez donné des confitures et du chocolat : nous les avons recrachés, pensant que vous vouliez nous empoisonner, car nous ne connaissions pas le sucré. Notre langue avait plus de soixante mots pour décrire le malheur, et pas un seul pour exprimer le bonheur. Comment aurait-il pu en être autrement ?

Voici des milliers de lunes, nous habitions vers le couchant, là où les hommes ont le regard fendu. Peuple pacifique, nous avons d'abord été chassés vers le Nord, pays des glaces éternelles. Un passage nous a permis de gagner vers le Levant, puis vers le Sud, dans une contrée où les hommes avaient la peau rouge, le corps peint et la tête couverte de plumes d'aigle. Eux aussi nous ont chassés, flèches et lances pointées contre nos enfants. Nous sommes encore descendus vers le Sud. Nous sommes entrés sur le territoire des coupeurs de tête habillés d'or, vénérant des serpents à plume et adorant le dieu Soleil. Poursuivis encore, nous avons dû descendre jusqu'en bas de la terre. Arrivés au bout du monde, dans ces îles inhospitalières, les autres hommes nous ont enfin laissés tranquilles. Qui pourrait habiter là, de toute façon ?

Ici règnent les vents fous et les vagues blanches de colère. Ici règnent le froid et la neige. Ici nagent les baleines géantes et les orques mangeuses d'homme. Ici planent les albatros qui attaquent les nouveaux-nés laissés sans protection. Nous avons creusé les troncs des hêtres qui poussent malgré le vent, construit des canots, mis notre feu dedans, une femme et deux enfants, et nous avons fait nôtres ces morceaux de terre noire. Nos femmes nues plongeaient dans l'eau glaciale pour cueillir les cholgas, ces moules géantes dont nous jetions les coquilles vides au pied de nos maigres huttes. Aujourd'hui recouvertes de terre, elles forment de longs tumulus qui ondulent comme des vagues sous les herbes du rivage. Nous changions de camp et d'île selon la saison. Quand une baleine s'échouait dans une anse, des feux prévenaient la communauté. Tous les canots se réunissaient pour célébrer la mort du géant et l'abondance de la viande. Nos enfants buvaient le lait du phoque et nous posions nos morts à la surface de la terre avant de brûler leurs ossements.

Et puis, vous êtes venus. Vous nous avez trouvé laids et semblables à des brutes. Vous nous avez imposé des vêtements et un Dieu de souffrance, nous qui ne connaissions qu'elle. Vous avez ramené certains des nôtres dans vos pays lointains, changeant leur nom, brisant leurs convictions. Vous avez même exposé une famille derrière des barreaux, au cœur de l'une de vos grandes cités, baptisée Paris, dans un jardin où vous mettiez en cage des animaux étranges. Bien peu d'entre vous ont tenté de comprendre notre langue rauque et liquide, faite de roches dures et d'eau froide. Ushuaia – «la baie qui ouvre au sud» – était le nom d'un de nos campements. Vous nous avez rassemblé dans de hautes habitations de pierre. D'étranges maladies nous ont décimés. Nous n'avons pas tenté de résister. Nous nous sommes laissés mourir plutôt que de vivre à votre façon…

Hommes frileux qui passez sur vos grandes pirogues au pied d'un de vos mythes, là-bas, en bas du monde, songez un instant aux miens. Ces îles de légende et de souffrance ont été nôtres. Il n'en reste que quelques silex taillés abandonnés dans les algues géantes et des cimetières de coquillages enfouis sous la terre. Mais, dans le vacarme du vent qui hurle sans relâche, peut-être entendrez-vous les chants tristes de mon peuple.

Bonsaï, roche et brume.
Mauve sauvage sur fond de Grande cale.
Bout du monde.

Les bouts du monde façonnent des êtres singuliers. Cernés par l'océan ou la montagne, les bouts du monde attirent, retiennent, tamisent. Une humanité, de son plein gré ou pas, s'y établit ; une autre y prend son vol – l'océan ou le sommet est là pour être franchi (Hillary, quand on lui a demandé pourquoi il était allé sur le Toit du monde : « Parce qu'il était là »).

Ceux qui restent vivent au bord du socle. A leurs pieds, une certitude : la terre. Et deux interrogations : l'origine et la fin – la mer. L'inconnu. Salé, évidemment, immense et puissant. Qui donne la vie, et la reprend dans la même vague. Ce n'est pas rien de vivre aux frontières du monde, à la limite. Témoins des noces tourmentées de leur certitude et de leurs doutes, les hommes qui vivent aux extrémités du monde engendrent des légendes et des mythes. Ils ancrent leur présent dans les eaux anciennes et riches de leur origine. Ils veillent. Ils connaissent les passages et les divinités.

Les bouts du monde, tous différents, se ressemblent tous. Vallée, plateau, rivage. Jungle, océan, désert ou banquise – même les Inuits ont naturellement trouvé le leur : « Le Soleil, en tombant, nous a montré l'endroit. Et les phoques et les glaces étaient d'accord ». Paysages désolés que l'on console de tout son cœur. Paysages étranges où l'on peut écouter le vent et parler aux étoiles. Paysages sauvages que l'on feint de domestiquer.

Les bouts du monde, tous différents, l'île les rassemble tous. Quelques pas, et la terre finit. Qu'elle émerge dans les cinquantièmes australs ou les eaux de nos quarantièmes nord, l'île est au bout du monde. Détachée. En marge. L'archipel, un univers qui a pris le large, immense et fini. Ceux qui vivent là en goûtent les contours ou en éprouvent les limites. Elles sont en eux depuis l'enfance, depuis toujours. Depuis toujours, elles séparent d'une ellipse le familier de l'étrange. On peut choisir d'y vivre, ou d'aller voir plus loin.

L'enfant et l'indien aiment l'île, l'adulte le voyage.

Chausey, territoire d'enfance, monde d'hommes.

Le temps façonne les hommes, les hommes oublient les îles. Restent les anges-gardiens. Ceux des îles n'ont rien oublié de leur enfance.

Au bas de l'eau en décembre.
Au bas de l'eau en avril.
Au bas de l'eau en février.
Cailloux, roches, grunes, rocs, pavés, pierres, caillasses, blocs, têtes.

Appareillons. Une île se gagne par la mer, c'est entendu. Appareillons. Il est des mots qui portent leur sens en bandoulière depuis si longtemps que l'origine s'en est effilochée. Rassis : se dit du pain devant lequel on se rassoit. Le savoir fait plaisir, on ne sait pas trop pourquoi. Appareil : à l'origine, déroulement d'un cérémonial. Partir en mer, cérémonial ancien. Préparer un navire, le garnir de ses apparaux, le gréer. Prendre le temps d'appareiller.

Là-bas, posée sur l'horizon, une île. La mer entre elle et nous. Distance connue, durée aléatoire. La mer façonne le temps. Voyage. Une île ne se rallie pas d'un coup d'aile.

Au terme d'une première traversée solitaire, un marin parvient à quelques encablures d'une île caraïbe. Le vent tombe. Le voilier s'arrête – presque. Dans le ciel, un grondement : un avion s'en retourne vers l'Europe. Six heures pour changer de continent par-dessus un océan. «Six heures, racontait le navigateur, incrédule et ravi, c'est aussi ce qu'il m'a fallu pour enfin toucher l'île» – pour que l'île le touche.

Car en mer, on est immobile, et immobile le bateau. L'eau court. Le vent court. Et l'île vient. C'est l'île qui s'avance, qui vient à notre rencontre. Etre prêt. Dès le port, s'appareiller le cœur.

Le havre de Granville bien avant qu'il ne devienne un port. Plan de Jean Magin, 1670-1741.
L'appontement, un après-midi d'octobre.
La Petite cale
Appareillage imminent.

Quelques milles d'eau salée sous l'emprise du vent et des courants. L'éloignement n'est pas si grand. Et la route existe, familière. Mais rien à faire, l'île est un autre monde, un bout du monde. Pour y aller, pour en revenir, bien plus qu'un voyage, un passage. Obligé. L'île, on y va, ou l'on en vient. On va y renaître, ou l'on en prend deuil. C'est le début du jour ou le couchant déjà. La promesse que l'on veut entendre ou le départ inassouvi.

Appareillons. Le temps prend son temps. Les sens s'en imprègnent – métal froid, eau et vent, goélands, odeur de varech, déjà du sel sur les lèvres. Le passage s'ouvre, lentement. Temps suspendu, entre deux rives. Les vagues imposent leur rythme syncopé. Certains ont les yeux qui regardent loin. D'autres se serrent debout et parlent en se tenant d'une main au bateau. On se tourne vers l'étrave. L'île est petite encore. Dans le sillage, les secondes meurent en blanc pour nous permettre d'avancer. Fis-Cous par le travers, dans un quart d'heure on y est. Et puis, soudain, on le reconnaît : avec l'île qui vient, voilà le bonheur qui s'avance.

La Grande cale, un matin de décembre.
Le chenal de la Houssaye.
Promeneur solitaire.
Calme blanc, calme bleu.
L'ouest depuis le Chapeau.
En bas de Grand-Grève.
Le banc des Douanes.
Quand l'eau salée délimite précisément - et à son goût - la frontière de la neige douce.

C’est une artiste brouillonne, mais d’une ponctualité maniaque. Elle préfère la peinture à l’eau, mais sculpte aussi le granit. Elle crée ses propres courants, mais subit des influences venues de haut. Elle déteste le noir, mais porte rarement du blanc.

Elle, la marée…

Le mieux serait que vous trouviez un immeuble. Oui, un immeuble. Pas n’importe lequel : de quatre étages exactement. Quand vous l’aurez trouvé, vous vous placerez devant lui, pas trop près, disons : sur le trottoir d’en face. Là, vous le jaugerez. Vous partirez du bas, du rez-de-chaussée, puis vous lèverez les yeux, lentement, comme si vous grimpiez les quatre étages à pied. Vous lèverez les yeux doucement, mètre après mètre, un étage, deux, trois, on s’élève, la tête suit, s’incline, le cou se tend, on se penche un peu en arrière. Et, une fois parvenu tout en haut, vous pourrez dire : la voilà, la marée.

Oui, la voilà. A vos pieds, à même le trottoir, la marée basse, les bancs de sable ou de vase, les laminaires et les coquillages ; là-haut, tout là-haut, le plein de l’eau, les bateaux qui dansent, les vagues qui s'avancent. L’illustration parfaite de la marée qui, tour à tour, assèche et noie la baie du Mont-Saint-Michel. Quatre étages de marnage – 14,20 mètres aux plus belles vives-eaux.

La marée. Article défini, bien sûr. Il n’y en a pas d’autres. Quand on est enfant de Chausey, depuis toujours garçon d’honneur des épousailles de la lune et du soleil, depuis toujours suivant leur traîne d’écume, c’est « la » et c’est tout. Ici règnent les plus fortes marées d’Europe. Ici, deux fois par jour, les eaux se gonflent, puis s’affaissent, respiration ancienne et formidable. Deux fois par jour, la Manche inspire, puis expire un violent courant d’eau vive – un milliard et demi de mètres cubes salés sillonnent la baie, lessivent les îles, rabotent les bancs de sable, érodent les roches et font déraper nos bateaux.

Au fond de la mer, entre Chapeau et Massue.

Du coup, à marée basse, on peut littéralement marcher au fond de la mer. Sans scaphandre – et le pied léger. On y découvre des traces, des signes, des empreintes. Le souvenir des carènes imprimé dans la vase, les pointillés des bouchots, le lavis d’un courant sur le limon encore humide, les veines d’un chenal asséché, les varechs peignés sur les rochers, les frissons d’un banc de sable. Le fond de la mer, c’est la toile accidentée de la terre, une palette chaude et grise, un tableau abstrait qui attend le retour du bleu. On peut entrer dans le tableau. Pour quelques heures seulement, cependant. Quand l’eau salée reprend possession de son royaume, gare : rien ni personne ne peut l’arrêter.

La balise de la Saunière. En grande marée, au plein, il ne reste qu'un peu de jaune et les deux cônes hors d'eau.

Voyez, ce signe ne trompe pas : au bas de l'eau, dès qu’une mousse légère frange la mer, juste à la lisière du sable, vous pouvez être sûr que le flot a commencé son œuvre de reconquête. C’est imperceptible, au début. Juste une vaguelette crémeuse qui s’enhardit et vient goûter un peu de mica tiède. Se retire. Et revient pour chaparder maintenant un petit rameau de varech. Déjà, le paysage change. Ici, un banc de sable s’est effacé. Là, un rocher, qui s’était cru montagne le temps d’une étale, se change en île. Puis disparaît. Le petit bout d’algue brun flotte maintenant là-bas, à plusieurs mètres du rivage. Le rivage ? Quel rivage ? La vaguelette s’est enhardie. Poussée par les autres, la voilà qui avance, contourne pour mieux surprendre, avance encore. Et monte. Derrière elle, la clameur se fait plus forte. Mille cinq cents milliards de litres d’eau salée l’encouragent. Poussent. Se frayent un chemin. Et montent un peu plus. Le mouvement s’accélère, l’assaut est donné – pas de quartier ! Les terriens doivent reculer. Venez, laissons le fond de la mer à la mer. Imperturbable, presque avec bonne conscience puisque nous étions prévenus, l’envahisseur liquide poursuit son œuvre, recouvre, aplanit, égalise. Et monte toujours.

Un vrai raz-de-marée, au sens propre du terme. Il faut avoir vu, dans certains chenaux, l’eau déferler plus vite qu’une rivière en crue. Dans le passage du Bonnet, à l’ouest de Chausey, en quelques minutes seulement, l’eau vous arrive aux cuisses. Et le courant est si violent qu’il peut vous faire tomber. Ce spectacle effrayant et merveilleux est interdit à qui n’a pas un bateau : trop loin de la Grande Ile, dont l’accès est déjà coupé en plusieurs points par l’armée des ondes.

Bateau perché.
La Saunière au zéro des cartes.
La Massue avec 1 mètre au bas.

Des enfants, des indiens. Un monde, et la liberté dedans. De l'eau, des rochers, du sable. Des passages secrets, des murailles, des douves, des plaines et des vallées, des trésors, des dangers, des pièges. Un bestiaire de fable. Une lanterne magique en guise de ciel. Quelques fantômes, des souvenirs anciens, des mythes qu'on se raconte en ayant l'air d'y croire. Et un géant dans l'eau qui respire si fort. Alors oui, bien sûr, des enfants, des indiens. Seuls, par deux ou en groupe, ils apprennent et ils jouent. Ils naviguent, ils explorent. Ils grandissent. Mais toujours ils chapardent avec des ruses de Sioux. Bouts de bois, pointes de fer, filets et lignes, paniers d'osier. Penchés vers le sable, vers les traces encore fraîches. Ils marchent silencieusement.

Certains regardent – juste ça : regardent.

- « Qu'avez-vous pêché cet après-midi ?

- Du bonheur. Une hotte pleine ».

Pieds nus, mains libres, sens en éveil. Lire la mer dans les signes qu'elle laisse. Une huître, pour goûter le paysage.

Le passage du Bonnet.
Le passage du Bonnet et le chenal de Baude.

Lire la mer dans les signes qu'elle laisse. Entrer dans ses jardins secrets. Avoir le cœur serré, parfois, tellement c'est beau.

Lire ses traces, comme un indien, comme un enfant. Quelques griffures légères sur la vase : la nageoire d'un mulet venu brouter l'herbier. Les éventails imprimés dans le sable par la marche d'un goéland. Les cavités et les dômes. Les fleuves miniatures du jusant qui roulent l'or du mica en paillettes, des coquillages blancs et des algues brunes. Les rides, les sillons, les courbes modelés par l'eau vive. Les nuances étagées par la lente peinture de la marée.

Ecouter ses légendes, comme un enfant, comme un indien. Au fond d'un ruet encore trempé, les rochers parlent. Frappés de front par le flot, déchaussés de leur gencive de sable, baignant dans une flaque translucide ; derrière, une traîne friable qui va diminuant, dont le pied effondre le bord. Lire le courant, imaginer le flot, écouter le torrent que raconte le rocher. Les algues saisies par le soleil reposent comme l'eau les a laissées, en transe. Leur danse a balayé le sable, dessinant un cercle léger. Tout à l'heure, dans l'autre sens, l'eau courra de nouveau, et les algues danseront le retour de l'eau. Sécheresse et crue dans le même jour. Lever les yeux, imaginer le flot qui sera là tout à l'heure. Le bateau sur la mer. L'homme dans le bateau, essayant de reconnaître le passage parcouru à pied sec.

Une tête blanche sur fond de sable. Une roche caméléon. Une canine – un prédateur. Elle est flanquée de deux grunes chevelues. Un triangle, tu te souviendras ? Devant, juste dans l'axe du chenal, une 14 mètres – si Beautemps-Beaupré le dit, je le crois. Elle est ronde et blanchie de fiente. On se retourne : derrière, le phare. Ça n'est pas un alignement, mais ça fera l'affaire.

Lire la mer quand elle est revenue. Deux taches brunes sous l'eau. Un triangle, on a dit. Elle doit être ici, presque sur la route. Un petit coup de barre, mollir la misaine. Soudain, elle est là – pas tout à fait où on l'imaginait. A peine décelable, ombre légère sur le vert d'eau du fond. Elle glisse doucement à tribord. Je suis allé la saluer à pied. Elle me reconnaît, elle me laisse passer.

En kayak dans les chenaux de l'Ouest.
A pied dans les chenaux de l'Ouest.
Contemplation.
Dans les hauts du Sacaviron.
Retour de balade en décembre.
Délasse et la Petite Mauvaise dans le passage du Bonnet.

Certaines vivent dans les grands fonds de l'ouest, au vent de l'archipel. Là où frappent les tempêtes, là où serpentent les congres et les laminaires géantes que l'on remonte parfois dans le filet. Elles vivent dans l'eau noire. Elles attendent. Innocent, on avance, doucement. C'est l'après-midi, la lumière blesse les yeux, la brise n'est pas encore rentrée, les voiles peinent à se remplir.

Soudain, l'œil est attiré par une tache, un mouvement, là, sous le vent. Le cœur s'arrête, la main pousse la barre, un réflexe. Elle a surgi des profondeurs – non, elle surgit. On n'en voit pas le bout, pas la fin, elle monte de l'eau noire. Tête blanche, corps qui verdit, brunit, plongeant à pic vers le fond invisible. Elle est là, silencieuse, tendue, dangereuse. Elle a senti le bateau, elle a bondi. Sans une vague, sans un remous. Sa course s'est arrêtée juste sous la surface. Elle défile lentement, on la regarde, on ne peut pas en détacher les yeux. Comme à regret, elle regagne son territoire obscur. La prochaine fois, peut-être…

Le sable est tellement beau - parfois, on en mangerait.
Dans le chenal de Baude.
Entre Chapeau et Massue.
Balade hivernale en kayak.
Neige au Pont en février.
En bas de Grand-Grève en décembre.
En bas de Grand-Grève en mars.

Des enfants, des indiens. Tous appartiennent à une tribu et vont souvent en bande. Mais parfois, certains s'arrêtent, laissent les autres aller. Ils sont saisis. Ravis. Ravis, au sens premier du terme : enlevés. Soustraits aux autres, envoûtés, enchantés. A Chausey, on se surprend à contempler. Juste ça : contempler.

En voici une, justement, qui contemple. Qui s'imprègne, avant d'imprégner le papier. Elle peint à l'eau. Et pas à pieds secs. Assise dans le sujet même, assise sur un caillou dégoulinant d'algues, pieds dans la vase, un ciré sur le caillou, un grand papier sur les genoux. Régulièrement, elle lève la tête, chasse une mèche, regarde, replonge. Absorbée, elle ne voit pas le grain noir qui, du suroît, monte dans son dos. On a les pieds dans la même vase, un peu plus loin, auprès de son canot échoué sur bâbord – un truc à récupérer, sûrement important. Au retour, un détour. «Faites attention : de l'eau, il y en a plein le ciel». Elle se retourne, découvre le nuage sombre, sourit, remercie. On continue son chemin – on ne veut pas déranger, la peinture est un cérémonial solitaire, un appareillage en solitude pour mieux toucher l'autre –, mais on a juste le temps d'apercevoir, sur le papier humide, un grand Sound ocre et gris, aux rochers bruns, au ciel tourmenté, avec, presque au milieu, un canot échoué sur bâbord. On arrive en haut de la grève, les premières gouttes tombent sur la chapelle. On se retourne. Elle, en bas, a fait de son ciré une petite tente – pour protéger le papier. Les enfants, les indiens, la pluie ne leur fait pas peur.

Assis à cette table, en levant la tête, on voit un grand Sound ocre et gris, des rochers bruns, un canot échoué. Autour, un cadre de papier blanc et une baguette de bois clair. Ça pourrait être une aquarelle. C'est bien mieux : c'est juste Chausey. C'est Chausey, juste.

La Petite Mauvaise à son tangon. Bénédicte Dupin, 7 septembre 1998.
La Petite Mauvaise dans le chenal de Reulet.
Dream et Sud au pied de l'Artichaut.
Du monde à la plage aujourd'hui.
Jaune comme le couchant à Noël.
Vert amande comme la nature à Noël.
Bleu sombre comme le Sound à Noël.
Rose comme la Grand-Grève au couchant à Noël.

Les petits matins d'hiver, il monte lentement de derrière la chapelle. La terre fume un peu. A contre-jour, les arbres du Pont vitraillent un ciel laiteux. Lui est encore beurre pâle, on peut presque le regarder en face. Les haies gardent un peu de la pénombre froide de la nuit – les vents sont restés au nordet. Les branches nues déchirent la brume pour en garder quelques souvenirs de feuillage cotonneux. C'est la campagne, en pleine mer. Le bleu en est absent. Jaune, la lumière qui éclabousse le givre des hautes herbes, inonde le vert des champs, ravive le noir des arbres, vernit le brun et l'orangé des feuilles mortes. Lui monte lentement, et ne va pas bien haut. Il rase, éclaire en rasant, passe à peine la cime des arbres. Crème, il restera à midi, lumière douce dans le bleu de décembre, jusqu'à revenir au jaune paille de l'après-midi, derrière les cyprès du château. Entre le clocher et les tourelles, une courte ellipse. Pendant que l'île est en sommeil dans le froid de l'hiver, le soleil l'habille d'une couche de douceur jaune.

Le jaune d'or d'un couchant d'octobre.
Le blanc bleuté de la neige de février.
Au cœur de l'hiver, Jean-Pierre de retour des casiers, entre appontement et tour Eiffel.
Lumières d'hiver.
Lumières d'été.

Les petits matins d'été, il émerge derrière le Grand Colombier. Une bille de pure grenadine dans un ciel gris – et un silence parfait. Pas un cri, pas un bruit. La nature se tait, retient son souffle. Le revoilà. Promesse tenue, bientôt. Immobiles, les algues et les bateaux. D'un reflet lisse et métallique, la mer reproduit fidèlement tout ce qui lui est donné à dessiner. Les couleurs sont encore éteintes, elles n'osent pas. Non loin, posé sur un caillou, bec tourné vers l'est, un goéland. J'attends avec lui l'émeute du jour.

Ce n'est rien, au début. Juste un frisson sur le métal fondu de l'eau qui dormait – le reflet d'une balise s'agite, s'étire, s'éveille. Juste une haleine qui traverse le Sound et monte maintenant la petite cale. Sur le visage, le souffle léger de l'aube. Tous l'ont senti. Le goéland tourne la tête – toi aussi ? Il s'envole, droit vers la boule de feu. Il n'a pas donné dix coups d'aile qu'il gueule un bon coup. Il a guetté, il a vu, il a senti. Et maintenant, il gueule ce qu'il sait : que ce matin encore, le monde recommence.

Une voix en écho sur l'eau ridée, un grincement d'aviron. Un doris qui part en pêche. On se retourne, une porte vient de s’ouvrir. Sur le seuil, une silhouette familière, main en visière au-dessus des yeux plissés. «Salut !» Oui, salut. Promesse dont il ne tient qu'à nous qu'elle soit tenue. On cherche des yeux le guetteur. Au-dessus du Grand Colombier, il est entré dans la ronde braillarde déjà formée, tourne avec les autres, disparaît. Il a vu la naissance du monde – et alors ?

Le haut de la Petite cale et l'anse des Blainvillais à marée haute.
Ridins ridés par le vent.
Ridins sculptés par l'eau.
En mars, comme un air de planète Mars.
En mars, comme un air de Polynésie.
Le coup de projecteur jaune d'un couchant en novembre.
Herbes folles et herbiers marins, séparés par quelques mètres seulement.
Fleur de lotus.

Les indiens, les enfants, sont souvent dans la lune. Ils visitent la dame des songes et des prières, celle qui prédit le temps et commande à la mer. «Cerne à la lune n'abat jamais mât de hune…»

C'est juillet, il y a longtemps. Il fait nuit, il est tard. Sur l'île, de rares maisons encore éclairées. Chez Victor, la petite pièce principale est noire de monde. Au sens propre : toute une coterie s'y serre dans la pénombre. L'unique source de lumière est un carré de verre bleuté – une télévision. Tous contemplent l'icône qui scintille. Elle parle une langue qu'on ne connaît pas. Elle montre une image un peu floue, un peu fade. Mais implacable : un homme pose le pied sur la Lune. Dans la nuit de cet été-là, en rentrant dans le noir comme on avance dans un rêve, l'enfant lève la tête, il cherche. La Lune, bien sûr. L'homme, peut-être. En ce moment même, il est là-haut, il marche sur du sable gris. Il marche au fond d'une mer – c'est donc la marée basse, là-bas aussi ?

Lentement, il marche parmi nos songes et nos prières, ce soir encore. Ce soir encore, on lève les yeux. «Cerne à la lune n'abat jamais mât de hune… car, le voyant, le capitaine attend grand vent». On se souvient d'une poésie d'enfance. Et nous voilà dans la lune.

Nuit américaine sur le chemin de Bretagne.
Lever de lune sur le Sound.
Nuit américaine au Pont.
Paysage lunaire.

Chausey, c'est le monde à l'envers : une oasis de sable au beau milieu de l'eau.

Plate-Ile et Rocher Bêni
Le Chapeau, la mare à Hautot.
En bas de Grand-Grève.

C'est le monde à l'envers, une oasis de sable au beau milieu de l'eau. Trois arbres, des buissons, quelques nomades – et des sables partout, qui régalent les yeux et adoucissent les pas. Farine blanche du haut des grèves, croissants de pâte sablée, sucre glace du jusant – le sable est tellement beau, parfois, on en mangerait. Epais tapis de l'Est, tissus brillants et serrés qui sonnent mat sous le talon, velours où l'on enfonce jusqu'à la cheville – pas plus. Et les deux passes orangées du bas de la Grand-Grève, bornées de granit clair. Et le mica noir et dense où poussent les goémons de l'Ouest, le sable fatiguant des bancs mous qui ondulent, où le pied enfonce sans trouver son rythme, ni les creux remplis d'eau, ni les crêtes qui brisent. Mille jardins japonais, des fragments de désert. Des sables à coques, à praires, d'autres où il n'y a rien. Même ceux-là sont beaux, étoffe pour les pas étendue pour les yeux.

Le sable, c'est de l'eau dont pourrait compter les gouttes. Il coule, remplit, s'échappe, il sait même les vagues. Le vent fort en emporte des embruns piquants.

Le sable, c'est les hommes qu'on regarderait de loin. Un tout, indistinct et pourtant dénombrable. Il y a des bons grains, peut-être de l'ivraie. Des grains noirs, blancs, jaunes, des petits et des grands, des ronds et des pointus. Certains brillent, d'autres pas. On peut les assembler ou bien les désunir. On peut les piétiner, élever des pyramides. Certains font des châteaux, des barrages, un puits. La vie parfois les noie. Mais tous rêvent d'une plage où ils compteraient pour deux. Mais tous rêvent d'une plage où ils compteraient pour dieu.

Amer spirituel, amer terrestre.
En kayak dans l'Ouest.
Au mouillage à l'Enseigne.
Au mouillage dans le lagon des Oiseaux.

C'est une carte au trésor. Ancienne, comme il se doit. Sur le papier jaune, l'ovale noir d'un archipel. Des îles défendues, des goulets, des écueils. Mais aussi des anses abritées et des plages, des collines, des arbres, des repères. Les pointillés et les croix y dessinent un chemin compliqué. A dire vrai, il y en a partout. Le trésor est partout.

C'est un dessin d'enfant – le hasard semble y avoir sa place, mais pas seulement.

C'est une figure magique tracée sur le sable par un indien qui saurait la force des rêves.

C'est la géométrie rassurante d'une réalité mouvante, la poésie familière d'une terre aimée.

C'est une fenêtre en trompe-l'œil : le regard survole le plan, mouchetis de sondes et de rochers, guette, cherche, se laisse glisser, et soudain plonge dans le cadre. Des images surgissent, des sons et des odeurs, l'île s'élève, un souvenir s'éveille, les bonheurs s'échafaudent, le bateau se faufile.

C'est le vestige mystérieux d'un temple ancien, d'avant les hommes et les algues. C'est simple et miraculeux, les quatre piliers de la vie y sont toujours debout. C'est là que nous sommes nés, plus tard, bien plus tard, façonnés par la terre et l'eau, l'air et le feu.

C'est un lieu de baptême, pour l'âme et les cailloux.

C'est une carte du tendre où le roc a sa part.

C'est le grand œuvre d'un homme qui savait que les chiffres ne sont rien sans l'émotion.

C'est la carte de Chausey de Charles-François Beautemps-Beaupré. Levée en 1831, retirée du catalogue de la Marine un siècle et demi plus tard, la faute au satellite.

J'en ai une sur le mur, à portée d'œil et de crayon – et une autre roulée au fond d'un coffre en bois.

Fin du jour en décembre.
Jean-Marie termine l'antifouling de Winibelle. Sacré tirant d'eau.
Trésors de la laisse de haute mer.
Une sale tempête de mars par grand coefficient.
Tempête Bruno, décembre 2017.
Tempête Bruno, décembre 2017.
Tempête Alex, octobre 2020, minimum à 967 hPa, 55 nœuds au petit matin.
Tempête de neige, février 2021.

Est-ce le vent qui fait chanter le pin, ou le pin qui fait chanter le vent ? L'indien, l'enfant, en nous pose les questions ; l'adulte, lui, fait ce qu'il peut pour y répondre. On s'assoit sur la pierre du jardin pour les écouter. Assis sur le bloc de granit, adossé au granit de la maison, on peut les écouter souvent. Il suffit d'un rien pour que cela commence – une brise légère. Il faut tendre l'oreille, un peu, le souffle est léger, l'instrument fin. Mais ils jouent, déjà, un air. C'est doux, un peu grave, mélancolique. Un murmure, des secrets. Le vent raconte les pays blancs et les vagues froides du Nord, le chalutier bleu levant un filet vert, le goéland lavant ses plumes à la Saunière, affolant un banc de lançons. Les deux pins disent qu'ils ont vu ce matin-même un canot sortir de l'anse, il voudra jouer avec lui, c'est sûr. Parfois, ils s'interrompent – mais non, que veux-tu qu'il comprenne ? Et ils chuchotent de nouveau.

Par jolie brise, les deux arbres chantent en canon. Le vent vient en cantate, motifs, arabesques, les pins l'un après l'autre alignent des arpèges. Il y a comme un refrain, une basse obstinée où les aiguilles vertes brodent une partition claire.

Que la tempête vienne, et c'est une passion, il pleut des cordes, des cordes à l'unisson. Amour, déchirement, souffrance. C'est vieux comme le monde, le ciel veut s'en aller, veut aller voir plus loin, il en a marre des hommes, l'arbre le retient, de toutes ses branches le tient, si tu pars nous mourrons, et les arbres et les hommes, c'est vieux comme l'amour. L'arbre a des arguments, une infinie patience, le chant du ciel s'apaise. La réconciliation, c'est toujours un cantique.

Les silences sont beaux, c'est une autre musique. De loin en loin un oiseau les souligne, ou un homme, un feuillage. Des silences habités, vivants et fraternels. On s'y glisse, on y coule, on s'y sent bien. Vivant.

Une fois, une seule, le silence éternel. Dans le chenal de Baude, un après-midi de solitude au bas de l'eau. Parfait, inattendu silence, plusieurs secondes pleines avant que de l'entendre. On s'arrête. Pas un goéland, pas un bateau, pas un murmure. Pas de courant, de vagues, de vent. Rien. Le corps se tend, guette, refuse et veut y croire, y croit finalement. Rien. Tout est mat, immense, il vient comme un vertige. Combien de temps ? Assez pour s'enivrer, le goût en est étrange, et pour en avoir peur. L'âme replie ses ailes, un silence de mort.

Un oiseau a crié. Je lui en ai voulu, et je l'ai remercié.

Robinson, les pieds dans l'eau.
Petit matin de novembre aux Oiseaux.
Le Petit Épail.
Coup de lumière au bout de l'île.
Coup de lumière sur le nord de la Massue.
Coup de lumière sur la Houssaye.
Coup de lune à la Cale.
Coup de vent et lumières de grains dans l'Ouest.

Il y a des liqueurs et des gelées. Des cascades. Des couleurs vives, nacrées, luisantes. Des formes pleines et rondes, des mains tendues. Des secrets humides derrière les rideaux d'algues. Des failles. Tout transpire l'eau et le sel, partout l'eau de vie ensemence. Ça coule, s'écoule, ruisselle, salive, baisers mouillés. Des senteurs de vase tiède et de jonc chaud. Des senteurs marines. Sur les lèvres du sable, le ventre fertile des éboulis, quand la mer s'est retirée, flotte une odeur d'amour.

Grand bas de l'eau.
Le chenal de la Houssaye.
L'indescriptible fouillis du granit concassé dans l'ouest.

C'est un des grands ancêtres, et ses rides sont belles. Il est là depuis si longtemps – même les grands lézards étaient encore à venir. Enfanté du chaud de la terre, l'air vif l'a saisi, et l'eau du ciel et de la mer. C'était un drôle d'endroit pour arriver au monde, socle plat, une plaine. Il a poussé dessus des formes fabuleuses, des sculptures, des totems, des animaux étranges. La vie a vu le temple, et elle l'a trouvé beau. Et les vagues ont jailli, le vent a semé, la pluie creusé des vasques. Algue et poisson, lichen et oiseau, tous sont bientôt venus. Et l'homme pour y vivre. Et l'homme pour le bouffer. Y dessiner des cercles, édifier d'autres temples. Le granit s'en fout : la terre l'a porté, dans son ventre l'a porté. Ses animaux étranges, chimère ou éléphant, seront là quand les hommes ne pourront plus les voir.

Granit, les Trois-Ilets.
Le Sound à grande marée basse.

Les indiens, les enfants, vont souvent les pieds nus. Légers, sans entrave, ils filent comme le vent. Ils aiment poser leurs pieds sur le ventre de la terre. Ils touchent, effleurent, épousent le tiède et le chaud, l'humide de l'herbe, la douceur crissante du sable, savent le dur, le sec, le froid. Aucune nuance ne leur échappe. Ils sont la terre, unis à elle, reliés à elle. Va-nu-pieds, vagabonds, ils arpentent. Ils aiment marcher. Ils aiment s'arrêter, aussi. S'arrêter longtemps, debout sur un rocher poli chauffé par le soleil, pour parler, regarder, tous les sens en éveil, tous les sens réunis. Ils sont la terre, par la plante ils le savent. Bien sûr, le caillou, la ronce, le goémon sec, le tesson. Quelle importance ? La liberté est à ce prix : on s'y écorche parfois l'âme. Une blessure, un peu de sang, mais on est libre, on est vivant.

Pieds nus jusqu'en novembre dans les ruets de l'ouest.
Enfants de l'été.
Le Pont, autrement.
L'Oeillet et son cercle mégalithique, vieux de 7 000 ans.

Du haut de la colline, l'homme contemple la rivière qui coule dans le val encore sombre. Il est tôt. Deux fumées percent une brume légère et montent droit vers le ciel qui pâlit. Tout est calme. L'homme se tourne vers le levant. A sa main gauche, en contrebas, les trois ruisseaux sacrés se devinent à peine. Ils serpentent dans l'herbe, entre roches et genêts, avant de se rejoindre pour n'en former qu'un seul, quatrième, ultime. Ils sont les trois courants de vie – l'enfant, l'adulte, l'ancien – unis dans la même fin.

C'est là que tout à l'heure, tous se rassembleront pour coucher celui qui longtemps fut à leur tête. La haute pierre du couchant, soigneusement choisie, est déjà prête à rejoindre ses sœurs dressées en cercle. Et dans le cercle l'homme, et sur l'homme la terre, un tertre où bientôt la vie plantera ses graines. Plus la colline est haute, plus l'homme était puissant, voilà ce que lui croit, et les autres avec lui. Aux côtés du chef étendu, quatre cailloux en guise de foyer. Là où il va, il doit faire froid, il faut bien se nourrir. Des silex taillés, un épieu, deux bâtons – c'était un bon chasseur, il saura s'en servir… Le soleil est venu. Du haut de la colline, l'homme regarde le territoire de ses pères, qu'il lèguera à ses fils. Des collines, des vallons et des arbres, quelques arbres, si précieux. Au-delà, où que portent ses yeux, une lande s'étend, plate et maigre. Dans le val où la brume s'est enfin levée, des chants le tirent d'un rêve où le bleu du ciel se posait sur la terre…

Du haut du Colombier, on contemple le Sound. On vient rarement là, à vrai dire jamais. La colline y est haute, éboulis, ronces, ajoncs. Mais aujourd'hui la marée empêche presque tout. Alors on est venu. L'annexe à descendre, quelques coups d'aviron, trois pas dans la vase molle et puis on a grimpé. Le Sound et la Grande Ile, de ce point de vue-là, ne ressemblent pas à ce que l'on connaît. Mais ce n'est pas pour eux qu'on est monté ici. On se tourne vers l'est, on le cherche – le voilà. Là-bas, en bas, au pied d'un îlot vert, à la croisée de trois petits chenaux – non, quatre. C'est donc vrai, il existe. La première fois qu'on l'a repéré, c'était sur une photo prise depuis le ciel. Un rond noir, bien net – un défaut du tirage ? Alors on a cherché le cercle sur d'autres images. Chaque fois il était là, sombre sous la mer haute, sombre sur la vase humide, parfait, bien trop parfait. Il fallait aller voir…

On descend la colline, on traverse la vase, ici, les courants ne viennent pas, ni les hommes, le limon est épais. On s'approche. Un cercle de blocs bruts, certains encore dressés, d'autres un peu affaissés. On fait doucement le tour, on n'ose pas entrer. Vers l'ouest une pierre différente, haute, aux arêtes vives. Plus tard, les hommes de l'art dégageront de la vase un foyer symbolique, des silex, expliqueront que la mer, en montant peu à peu, a emporté la terre, nivelé le tumulus, donneront l'âge des pyramides à la ronde sépulture. Pour l'heure, au beau milieu du cercle, on rêve d'un temps jadis où la mer était loin, le Sound une vallée avec une rivière, et la lande partout où passent les bateaux.

Le cromlech de l'Œillet.
Chausey, vraiment ?
Les Oiseaux. Pour moi, ce sera là.
Toussaint. Ambiance.

On va lui rendre visite. C'est un peu triste, mais pas toujours, le jour et ses couleurs commandent aux sentiments. Qu'il fasse beau et l'on perçoit les formes, belles encore, vigoureuses, la justesse du trait, l'équilibre des proportions, les souvenirs qui traînent à fond de cale, des vagues, des cris d'oiseau, un sillage ; mais que le ciel soit gris, terne la lumière, et l'on ne retient plus que les matériaux durs qui cèdent en se tordant, la lèpre de la rouille, l'éclatement des bois, la déchéance – la mort. Il a pris peu à peu la couleur de la vase, des rochers, de l'oubli. Il retourne au néant, fond, se fond, disparaît. Le temps travaille sa carcasse, un bordé a cédé et l'on voit les nuages au travers de la coque.

Un bateau est vivant. Il n'est qu'à le regarder mourir pour s'en convaincre. Il se couche sur la hanche et ses courbes sont belles. Les lignes filent dans la lumière, l'ombre affirme les volumes, les joues de l'étrave s'évasent doucement, on imagine l'eau courir le long du bois, le ventre plein et dur, la taille qui s'affine, le cul cambré et la voûte qui file, qui laisse filer l'eau, s'en détache à regret. Il était fait pour elle, pour la mer et ses vagues, il était fin et fort, il était beau, c'est tout. Dedans battait un cœur, ou sur le pont des voiles, dessus battaient des cœurs, des hommes, un équipage. Un bateau, c'est vivant : on dit qu'il marche bien, qu'il tient bien à la lame, qu'il est bien défendu. Aujourd'hui il est là, et il ne marche plus. Couché en haut du sable, il semble bien plus grand que lorsqu'il y avait des hommes dedans.

Le temps lui fera rendre ce qui ne comptait pas. Resteront les membrures, les bordés et la quille, squelette ouvert au ciel qui dira l'essentiel – ce qu'il fut, travailleur de la mer, bisquine ou chalutier. Lui n'attend plus que l'équinoxe et le sel des souvenirs – du moins l'eau ne l'a-t-elle pas tout à fait oublié.

Quand les marins sont partis, les enfants sont venus. Une épave, c'est un ventre, une cabane – un bateau. C'est clos et c'est immense. Dedans, on peut affronter la tempête, les pirates, se forger un destin. Derrière les Blainvillais, l'Aurore était grise de sel, mais belle comme au premier matin. En haut de l'anse à Gruel, le pont incliné de la Gloire a connu des pêches fabuleuses et des combats singuliers ; ses cales sombres et humides recelaient une hache émoussée – et voilà un corsaire naviguant en bisquine. Mais le plus beau de tous, le plus grand, le plus fort, est arrivé un jour au plein, en plein jour. Rien que son nom sonnait comme un conte effrayant – le Refuge des Martyrs. On n'aurait pu rêver cadeau plus fabuleux : tout y était encore, couchettes et paillasses, cuisine, ustensiles, treuils, moteurs, compas et instruments – jusqu'à l'immense barre à roue. Mené par des enfants, le chalutier a longtemps encore sillonné les sept mers. Mais le fer des outils et les flambées de l'hiver ont peu à peu déchu le roi de nos étés.

Un bateau est vivant. Il n'est qu'à le regarder mourir pour s'en convaincre. C'est vrai pour les grands, c'est vrai pour les petits. Au Pont est un doris. Un doris d'autrefois, au cul fin comme l'étrave, qui n'a connu qu'avirons et gabillots. Ventre calé dans les joncs, nez enfoui dans les herbes, il n'en finit pas de retourner à l'épure. La pluie dissout l'orme et le sapin, le chêne se fait bouffer par le roseau. Lui ne brûlera pas dans une cheminée : l'incendie végétal le consume, que l'eau attise au lieu d'éteindre.

Doris au Pont.
Le treuil du Refuge des Martyrs.
Doris au Pont.
Noël. Un goéland a surgi de la boucaille pour venir inspecter les colis posés sur la cale.
Toussaint. Ambiance.
Toussaint. "Quai des brumes".
Février. Brume sur le tombolo.

Elle n'est plus le jour, mais elle n'est pas la nuit. Elle efface le monde, ses couleurs, les bruits, jusqu'aux odeurs de la mer. Elle est silencieuse, ample et froide comme un linceul. Elle est l'hiver, elle est l'abîme. La première fois qu'on l'a rencontrée, c'est un matin d'été. On a treize ou quatorze ans, on peine encore à démêler les rêves de l'enfant des actes de l'homme. Seul à bord du doris familial, une ligne dans chaque main, sur la basse du Château, on tourne le dos à l'île. Les hasards du vent léger et des courants ont poussé l'étrave vers le large, où une lumière laiteuse fait fondre le ciel dans la mer. Il n'y a pas d'horizon. Pas de frontière, ni de borne. Tout est permis, donc. Les bras l'un après l'autre animant lignes et leurres, on rêve, on se voit sur les bancs, au large de Terre-Neuve, la goélette a disparu derrière des vagues hautes et blanches, on remonte des cordes glacées et de gros poissons aveugles. On est loin de la mer d'huile, du soleil qui chauffe le cou, on est loin de l'été. On rêve comme un gosse, mais l'on subvient parfois aux repas de la maison.

Soudain, on se réveille. Quelque chose a changé. On regarde, devant, sur les côtés. On se retourne – l'île a disparu. Là où elle devrait être, une chose immense et pâle, menaçante. La brume. Elle avance, elle avance si vite, son souffle blanc roule comme une vague qui brise. Fasciné, on regarde venir ce cauchemar flou. L'air est froid, d'un coup, on frissonne, la voilà, elle engloutit le bateau et l'enfant, son haleine humide s'effiloche et s'égoutte sur tout ce qu'elle touche, le soleil disparaît. Ce n'est plus le jour, cela n'est pas la nuit. C'est un mauvais rêve éveillé, plus de haut ni de bas, de nord, d'amer, plus de ciel ni de mer, on flotte, on flotte dans le ventre glacé d'un nuage. On remonte les lignes sans même les regarder, attentif au doris qui vire doucement. Un mugissement étouffé, le cœur bat plus fort – ce n'est que la corne de brume, le phare, le salut. Mais le son est lointain, il vient d'ici, de là, il tourne, on est perdu. Démarrer le moteur, pousser la barre, encore, voilà, on doit y être. Avancer. Dans le rien, le vide. Et si on était en train de s'éloigner ? Avancer encore. Oui, on l'entend mieux. Tout à coup, là, à toucher l'étrave, une balise, une Est, le Tonneau – sauvé. On peut prendre son temps, maintenant, goûter ce moment rare, les bateaux comme des cadeaux qui surgissent un à un de nulle part, les voix assourdies, l'étrangeté d'un décor connu qu'on ne reconnaît pas. Remonter le Sound en rasant les voiliers, avec l'air de celui qui revient de loin mais n'en fait pas une affaire. Soudain le regard tombe sur le seau de plastique, les six maquereaux raides comme plantés dedans. Et la brume achève de dissoudre l'enfance : Chausey n'est pas Terre-Neuve, l'hiver n'est pas l'été.

Sur le chemin de la chapelle.
Dans la lumière de décembre.

- «A ce sujet, connaissez-vous la différence entre une panthère, une poule et une belle-mère ?»

La tête est restée inclinée vers les deux fiches de bristol tenues de la main droite, recouvertes recto-verso d'une fine écriture bleue. Mais les yeux, les yeux, eux, se lèvent, passent par-dessus les lorgnons, se posent sur l'assemblée. Trois secondes d'un silence profond, dense. Ce genre de silence qui précède les catastrophes ou les grands événements, un silence plein d'attente, partagé par tous, un silence qui a presque le goût de l'éternité, qu'on voudrait voir durer.

Il le sait, lui, il le sent, il en profite, il ressemble à un enfant. Les yeux redescendent vers les petites feuilles de papier. Un banc grince. Sans doute une belle-mère qui cherche déjà à se donner une contenance, qui sait déjà que quelque chose va arriver, quelque chose d'irrémédiable,.

En ce dimanche matin d'été, André Delaby, curé de Chausey depuis bientôt un demi-siècle, se tient debout dans la chapelle face aux îliens rassemblés, comme à l'accoutumée quand il lit son sermon. Pas de chaire haute, pas d'improvisation, pas de grands gestes. Debout entre l'autel et le premier rang des fidèles, André Delaby, lorgnons sur le nez, longue barbe, lit d'une voix égale, basse et lente le texte qu'il a rédigé au stylo-bille.

L'assemblée retient son souffle.

C'est que nous sommes le 15 août. Le jour de la fête de Marie, mère de Dieu, des pêcheurs et des pécheurs, vénérée sur l'île encore plus qu'à terre, déesse sacrée de tant de marins, mère des hommes, des femmes, icône blanche, symbole bleu – «à ce sujet…» a lancé le père Delaby, de sa voix grave, posée, lente, si lente, incroyablement lente, anachronique et délicieuse.

Un sermon du 15 août comme celui-là risque fort de rester dans les mémoires. Le silence est plus épais que le granit des murs de la chapelle. Sur les vitraux bleus où naviguent des canots blancs et quelques éclats jaunes et rouges, les apôtres eux-mêmes semblent attendre la suite, la fin, la délivrance. Et lentement, incroyablement lentement, la voix grave livre la réponse.

- «La panthère est tachetée par nature, la poule est achetée au marché…» – les Chausiais, pêcheurs, horsains, toutes générations confondues, au coude à coude, serrés, tassés, nous sommes le 15 août, jour de gloire, jour de prière, roi des étés, plus une place de libre, tous unis, ensemble, fraternellement suspendus à cette petite respiration, à cette pause infime – «...et la belle-mère est à jeter par la fenêtre».

Un silence, à nouveau.

Les yeux restent pudiquement baissés vers le bristol. Un rire étouffé, quelque part, sur un des bancs – et la chapelle implose, explose, résonne, pleine d'une humanité qui pleure de rire. Des enfants lèvent les yeux vers leurs parents, étonnés. Puis regardent le bonhomme blanc, là-bas, tout seul, avec sa barbe blanche : ce n'est pas le père Noël, mais il vient de leur faire un sacré cadeau, un cadeau sacré, une messe où l'on rit, où le rire vaut prière.

Si elle a longtemps été ancrée aux dimanches des hommes, je me souviens : dans la chapelle de Chausey, quand dehors il faisait gris, dedans, il faisait beau.

Deux hommes pour un miracle : un curé et un peintre – une voix basse et des vitraux bleus.

Deux enfants.

La chapelle de Chausey.
Vaisseau-fantôme.
En balade en février.

Elle n'est plus toute jeune, mais elle supporte tout. La pluie, le vent, les mauvais chemins. Elle attend, le plus souvent. Sur l'île, elles sont nombreuses à attendre ainsi. Dans le jardin, près d'un muret, au creux d'une haie. Chaque semaine, elles se rendent en procession à la cale. Il y en a des petites, des minces, des costaudes. Certaines, fatiguées, portent des couleurs de rouille et de bois, un vieux cordage effiloché en guise de ceinture. D'autres exhibent des teintes vives – une coquette est même assortie au jaune et au bleu du doris de son homme. Elles portent les colis, le moteur, un enfant ravi. On marche derrière elle, ou c'est elle qui suit. Mais, charrette ou brouette, si l'œuf arrive en omelette, c’est que l'homme aura mal choisi son chemin.

Grande marée haute de mars et le chemin du Pont transformé en torrent salé.

Ça commence toujours de la même façon : trop nombreux d’un côté, pas assez de l’autre. A croire que ça fait partie du rituel. Sur tribord, deux gars et une fille ; en face, nous sommes six – non, sept : le dernier arrivé se dirige ostensiblement sur bâbord. Evidemment. Il y a des quolibets, des sourires, des défis. On finit par rééquilibrer les forces. «On porte ou on pousse ?» Le propriétaire, lui, serait plutôt d’avis qu’on porte. Avant de commencer, il y en a toujours un ou deux pour étudier le trajet, détendre un bout en travers, bouger un caillou qui va gêner. On se place. «Allez… hisse !» Suit un court moment de flottement. Parce que le bateau est plus lourd que prévu – ou que le nombre est tel que l’effort à produire est infime. Quoi qu’il en soit, entre les grognements vrais et les soufflements simulés, le bateau avance, le bateau a des jambes. Deux ou trois pauses sont nécessaires. A chacune d’entre elles, le patron se doit de goûter l’amicale ironie qui sied à la cérémonie : «Il est comme toi, il a pas maigri !» Moyennant quoi le doris ou le canot rejoint l’eau. Le sillon qu’il a laissé dans le sable se fait sillage blanc marin, éphémère, léger.

En fin de saison, les bateaux mille-pattes reviennent à leur place. Cette fois, il faut remonter la grève, grimper jusque dans les ronces ou les ajoncs. Là, le bateau est retourné. Ventre à l’air, encore humide et herbue, la carène raconte l’été qui s’achève. «Dis donc, tu en as mangé une belle !» L’éraflure est profonde, la matière à nu. Du doigt, le patron du bateau suit la blessure, en estime la gravité. Se souvient de cette petite grune. Du reflet bleu qui la masquait, de l’eau lisse sous le ciel de midi, se souvient de la chaleur, du bonheur. Aujourd’hui, c’est septembre, une fin de journée, soleil bas, vent frais, marée haute. Soudain, on reprend pied. Autour du bateau retourné, déjà endormi dans l’hiver, les gars discutent, personne n’a envie que tout cela finisse. L’un d’eux est appuyé sur la coque. En parlant, il regarde le soleil tomber derrière le sémaphore. Et dans ses yeux on surprend l’exacte couleur de la mélancolie.

Couchant d'hiver.
Coupe des Iles 2016 au Chapeau.
Beaucoup de bois, beaucoup de couleurs, beaucoup de bonheur.
La lumière du couchant vient subtilement mettre en valeur notre sainte horreur, j'ai nommé la Coupe des Iles, sacré Graal des canots chausiais de 2000 à 2010. Une décennie au cours de laquelle chaque vainqueur devait obligatoirement augmenter, amender et enlaidir notre kitschissime Coupe de l'America à l'aide de tout et n'importe quoi, pourvu que cela vienne de nos îles. Au milieu de ce foutraque fatras, vous pouvez apercevoir la toute première coupe, délicatement ornée d'un dégueulis volcanique et frappée de l'indispensable autocollant "Iles Chausey", authentifiant de façon certaine le travail artisanal d'un de nos aînés, le soir au coin du feu. Remportant et recevant icelle en l'an 2000, j'ai décidé ce qui précède. Et regardez le résultat au bout de dix ans. Un vrai pan d'histoire chausiaise.
Un outil impressionnant, qui porte sur lui les traces de sa longue histoire..

« Ça téléphone ? »

Le premier mouillage est à bord - une bouée orange et 15 mètres de cordage frappés à un gros grappin rouillé. L’index droit placé sous la ligne de fond de 200 mètres qui plonge en diagonale dans l’eau verte, on tente de sentir si un poisson se débat là-bas, quelque part, balançant des coups de reins - et autant d’à-coups sur la ligne.

« Alors, ça téléphone ? »

Trois paires d’yeux levées. On y voit de l’espoir, pas mal d’excitation et un peu d’angoisse à l’idée de rentrer bredouille. Moyenne d’âge : 15 ans. L’un est au moteur, attentif à garder la ligne parallèle au bateau. Un autre est à l’étrave, chargé de surveiller la montée de la ligne et de ses 60 hameçons. Le dernier tient le couteau prêt. Au cas où l’on remonte un bar. Ou que l’on croche dans une des grunes sombres qui parsèment les lieux. La ligne de fond, ça peut vite partir en vrille. Surtout avec 20 nœuds de Noroît et un fort courant de flot.

Le doris roule et tangue alternativement, chahuté par les rouleaux désordonnés qui naissent à l’orée des grands bancs de l’Est. On devine déjà des paquets d’algues brunes qui rythment les premiers mètres de la ligne. Pas bon signe. Il y a du jus, par ici. Des eaux vives, brassées d’air, chargées de sable et de varech en dérive. Il y a aussi des gros bars. On essaye de s’imaginer ce que vont rapporter les virgules d’acier, gréées de margatte, qui trempent dans le courant depuis deux heures. Autre chose que de la salade, ce serait bien.

« Alors ?! »

Les trois ados s’impatientent. Alors ? Pas évident. On sent bien quelque chose, mais ce n’est pas habituel. Il y a de la lourdeur - les algues et le courant, sans doute. Haussement d’épaules. « Allez, on y va ! »

Commence la longue remontée de la ligne. Il faut la ramener, la lover à mesure, ses empecs vrillés et ses redoutables hameçons avec elle, dans une caisse en Klegecell. Goémon, herbier, laminaires, en paquets ruisselants, remontent lentement, crochés à chaque hameçon. On secoue d’abord sèchement le fil pour faire tomber la pesante salade, puis il faut y aller à la main, arracher les dernières touffes visqueuses sans se planter un n°5 inox dans les doigts et en tenant fermement la ligne… qui se tend soudain, menaçante. « Oh, avance ! » On s’agace que le barreur ne suive pas le mouvement.

Les rouleaux se creusent, on a posé la ligne juste comme il fallait, dans l’écume et les petits fonds, mais ça secoue. Genoux calés contre la serre-bauquière, il faut garder l’équilibre, garder le contrôle, ne pas se laisser déborder. Ne surtout pas être obligé de refiler la ligne à l’eau, ses hameçons emmêlés arracheraient tout sur leur passage.

Plus de 100 mètres déhalés, nettoyés, lovés - encore et toujours de la salade. Laisser la ligne deux heures en pêche près de Rocher Pouillou avec ce coefficient, c’était peut-être trop ?

Soudain, une grappe de varech plus lourde encore, énorme - et un éclair argenté au milieu. Le cœur s’arrête. Ça a l’air gros, très gros, mais c’est entortillé dans un fatras de fucus. « Y en a un ! » Le doris roule, parallèle au banc, on se penche par-dessus le liston, il va falloir remonter le tout d’une seule levée, sans hésitation. A travers les algues, la main suit l’empec jusqu’à la naissance de l’hameçon. Allez… Le roi-poisson et sa traîne de laminaires montent en parabole avant de retomber pesamment dans le bateau. On ne l’a pas perdu. Il est là. On n’en croit pas ses yeux.

« Coupe ! » Le préposé au couteau, bouche ouverte devant l’énormité du poisson argenté qui tressaute en faisant vibrer la sole du doris, doit s’y reprendre à trois fois avant de trancher le fil.

Pas le temps d’admirer le monstre. « Un autre ! » crie le gars à l’étrave. Deux hameçons plus loin, déjà, un autre bar. Lui se débat, tournevire, muscles puissants, nageoires hérissées, ouïes tranchantes. Pas longtemps qu’il a été pris. A bord comme l’autre, d’un seul geste. « Il est plus petit, celui-là ! » C’est vrai qu’il fait presque maigre à côté du premier. Et pourtant…

Et pourtant, à terre, la balance lui rendra justice : 2,5 kilos bien tassés - déjà un respectable poisson. Le monstre, lui, amènera le peson jusqu’à 7,8 kilos et le ruban de mesure à 1,10 mètre. En le vidant en bas de la petite cale, on dégagera de son estomac une moussette de belle taille, gobée tout entière par une gueule qui peut sans problème engloutir un poing et un avant-bras.

En attendant, il faut rentrer, traverser l’archipel d’est en ouest, le soleil déjà bas dans l’étrave, le doris dérapant dans le flot venu du nord. On est trempé, on a mal aux reins, on a les doigts sciés par la ligne mais, la main en visière sur le front, en contemplant les deux prises du jour et les trois sourires du bord, on se dit que c’est un des plus beaux jour de sa vie. Et on n’a pas tout à fait tort.

Le plus « petit » bar pèse 2,5 kg. Le plus gros, 7,8 kg. Joli coup de ligne de fond en août 2005.
Retour de pêche juste avant l'orage.

C'est un ciel d'aquarelle, un jus gris gorgé d'eau. Ardoise ruisselante, aussi, la mer dessous. Le sable est éteint, la terre rouille, les rochers luisent. L'air a une odeur d'eau, contours incertains, tout fond et se dérobe – la botte glisse, parfois. Entre deux îles, on marche en crabe contre le vent mouillé. Sur le banc Louis, des roches noires et brillantes comme des bêtes serrées. Au loin, le fusain des bouchots rythme un horizon flou. Une touche de bleu dans le ciel, une tache verte sur la mer. La bourrasque efface tout. On remonte le col, le temps n'est pas encore venu. Mais on a le regard lavé et l'âme en paix.

Hier encore, on était quelque part dans le Pacifique ; il y avait du sucre dans l'air et un turquoise pur dans le lagon de la Roche Hamon. Aujourd'hui, voici les mers du nord, leurs lumières trempées. Demain, peut-être, le rose d'un matin d'octobre, le lait des midis de morte-eau, le sang immense d'un soir de vent. L'eau forte d'une saute au noroît. Un bleu ciel d'avril ou le bleu roi d'une journée reine – tous les bleus de la terre : la mer, toujours, danse sur la toile.

Le banc des Douanes et le sud-est de l'archipel vu depuis Plate-Ile.
En hiver, les goélands prennent des airs d'albatros
Deux tadornes au-dessus du passage du Cochon.
Un huîtrier-pie au-dessus du passage de l'Eléphant.

Au flot, marcher avec elle au creux d'un chenal. Elle, va comme une enfant : avance, s'arrête, repart en courant presque. On marche à ses côtés, à son rythme, on la regarde. Elle se faufile entre deux rochers, en contourne un, ralentit devant une mare, tourne sur elle-même, reprend son chemin. On l'accompagne toujours, on la regarde encore. Elle est si tranquille, tellement dangereuse. Le fond est plat, maintenant, plus rien pour la distraire. Elle lève une lèvre fine, boudeuse, c'est trop facile. Elle accélère, avance infiniment. Il faut presser le pas. Au bout du chenal, loin de la Grande Ile, le canot échoué attend le retour de l'eau.

Chausey, l'île enchantée.
Passage du Bonnet. On voit, on croit voir, on imagine de ces choses au bas de l'eau.
L'Etardière. Cimetière de chapeaux chinois.

Cinq cailloux sur du sable. Au détour d'une grève, le regard en dérive. On a d'abord vu le sable humide. Une pente douce, ronde et lisse. Puis, presque au milieu, la chevelure d'un minuscule fleuve asséché. Et les cailloux semés dedans. On ralentit, on s'arrête, on regarde même ailleurs, comme un chat fait semblant de ne pas voir l'oiseau. L'œil se pose à nouveau, et de nouveau, tout est là. Alors, on prend son temps. On mesure chaque pas, une seule empreinte maladroite briserait le charme. Voilà, pas plus près. C'est doux et ça fait mal, c'est malin, on le savait. La beauté, ça fait toujours un peu mal, fragment de paradis perdu, visage d'ange, mélancolie de ce qui pourrait être, encore – toujours ? En cet instant, tout est parfait, la lumière, la brise légère, le tiède sous les pieds nus, le silence, les courbes gravées en pleins et en déliés, leurs ombres fines, la disposition des pierres. Cinq cailloux sur du sable. Et, au détour d'une grève, on se cogne au sacré.

Quelques cailloux sur du sable. Et, au détour des grèves où passent des pénitents, on se cogne au sacré.
En kayak dans l'ouest en hiver.
Le Horn.

J’aime quand elle respire. Quand elle respire profondément. Ça ressemble au sommeil d’une divinité. C’est très tranquille et tout à fait menaçant. Je l’ai vue, une fois, respirer ainsi. C’était au pied d’un de ses temples, là où ont été sacrifiés tant d’hommes et leurs vaisseaux chargés d’offrandes. Le ventre de la dormeuse se soulevait indéfiniment, puis retombait de même, engloutissant aux regards la falaise du Horn. Là-bas, en bas du globe, son souffle fait librement le tour de la terre. Sa puissance n’a pas de borne.

J’aime quand elle disparaît. J’aime aussi quand elle revient. Quand elle part, elle laisse un beau cadeau : son domaine à parcourir à pied sec – trésors nacrés, paysages lunaires, animaux étranges. Quand elle revient, elle rapporte des parfums de sel et de vanille, du bois flotté et des vagues sonores.

J’aime quand elle claque la langue sous l’aplomb d’un rocher couvert de varech, chauffé par le soleil. Elle a l’air de trouver ça bon. Le bruit est liquide et doux. J’aime quand elle goûte la terre. Même avec tant de sel.

J’aime quand elle caresse en murmurant l’ellipse d’une carène. Je sais qu’elle préfère les beaux bateaux, ceux qui ne laissent qu’un sillage léger, respectueux.

J’aime quand elle peigne les algues. J’aime quand elle tourne ses rouleaux avant de les défriser sur une plage blonde. J’aime les rides de lavandière qu’elle laisse sur les bancs de sable trempés.

J’aime quand elle se pare de bijoux – jade, émeraude, turquoise, saphir. J’aime aussi quand elle porte du gris sale, du brun limoneux, du vert éteint. Du rose bonbon le matin et du bleu layette à midi. Elle, tout lui va.

J’aime quand elle se fâche. Du moins quand je suis hors de sa portée : elle glisse entre les doigts, mais fissure le granit.

J’aime quand elle frissonne sous la caresse du vent. J’aime quand la brise lui relève ses mèches blanches.

J’aime quand elle réunit, quand elle invite, quand elle offre. Nourricière et porteuse de rêve, elle sait tisser les sillages et unir les hommes.

Je n’aime pas quand elle sépare, quand elle prend. Je n’aime pas ses lames en forme de faux. En colère, elle n’est plus la même. A tel point que certains en parlent au masculin. Kipling : «Le vieux et gris faiseur de veuves».

J’aime qu’on la respecte. Et l’humilité qu’elle enseigne naturellement.

Je n’aime pas qu’on la salisse. Le goudron et les plumes n’ont jamais fait bon ménage. Ils devraient être réservés aux crapules.

J’aime la mer comme une personne.

J’aime la mer comme personne.

J’aime la mer.

Route terre sous un grain de Toussaint.
Vague d'oyats.
Plafond bas et couchant doré en février.
Le Pont à marée haute. Tous les bateaux sont à l'hivernage.
L'épave de la Gloire dans l'anse à Gruel.
Le Pont.
Chardons et chatons.
Clairs-obscurs.
Ombres portées d'hiver.
Géométries.
Ricochets depuis le tombolo, la veille de Noël.
Grains et vent en mars.
Quitter Chausey, toujours un arrachement, même au cœur de décembre.

Les midis de morte-eau, il chuchote avec les algues tièdes qui caressent le bordé, il embrasse la carène d'un clapotis sonore. Il est dans l'éclair d'un mulet, la clairière d'eau verte cernée de goémons jaunes, les rayons de lumière qui chauffent les épaules et plongent jusqu'au sable. Il se cache dans un coquillage blanc, la mousse crémeuse du flot, le silence de l'étale. Il danse sur la mer qui brille, attrape le vol d'un goéland, se pose sur un gros rocher rond, de l'eau jusqu'au nombril. Il s'amuse à faire grincer la poulie en bois, se blottit dans l'écoute réchauffée par la main, tournoie dans le sillage. Il est dans ce nuage solitaire, le reflet d'une bouée. Il accompagne deux vaguelettes qui se rendent on ne sait où. Il passe dans un sourire, épouse la courbe d'une nuque penchée vers l'eau bleue. Il flotte dans l'air, s'en va piailler sur une île, revient, file – jamais le bonheur ne reste en place.

Et le bonheur a une odeur, sel et vanille, varech et aventure, les soirs de grande marée.

Chausey, yin et yang.

Aller plus loin...

Pieds nus jusqu'en novembre dans les ruets de l'Ouest

par Hervé Hillard

Created By
Herve HILLARD
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Credits:

HH - 2016