Loading

LEonA:«JE Pensais que c'était ma croix, que j'allais être une sainte» Féminin PluriElles #5 - Dossier spécial sur les violences conjugales

Dossier paru le 1er mai 2021

Temps de lecture : 8 minutes

Pour ce 5ème épisode de Féminin PluriElles, nous vous proposons un dossier spécial consacré aux violences conjugales. Pendant plusieurs mois, nous avons rencontré des femmes de la communauté acadienne et francophone qui ont toutes connu la violence d’un mari ou d’un conjoint. Elles ont accepté de partager avec nous leurs histoires, leurs blessures et surtout leur résilience pour se reconstruire après le traumatisme. Dans les dernières parties de cet épisode, nous offrons la parole aux expertes et spécialistes de cette question, pour mieux comprendre les mécanismes de la violence fondée sur le genre.

Partie 1 : découvrez l'histoire de Leona

En cette après-midi d’hiver, Leona Arsenault a un beau visage qui s’illumine puis s’assombrit au gré du récit de son existence. Sombre donc, le plus souvent. À soixante-douze ans, ses yeux d’un doux bleu s’embuent parfois comme obscurcis par le poids des vingt de violence conjugale qu’elle a vécus.

Derrière sa tasse de café chez Samuel's Coffee House à Summerside, l’Acadienne, originaire de la région Évangéline à l’Île-du-Prince-Édouard (Î.-P.-É.), tente de remonter le fil de ses souvenirs jusque dans les années 1970. Elle se revoit à ses 21 ans, gênée, introvertie, sans aucun amour propre ni confiance en elle. Elle se revoit serveuse dans ce restaurant de Toronto. C’est là qu’elle rencontre son futur mari. Lui aussi multiplie les petits boulots, lui aussi est timide et renfermé. «Ce n’était pas l’amour au premier regard mais, à l’époque, on était un peu pareil tous les deux», partage Leona. Moins d’un an plus tard, le couple se marie. Un garçon naît dès la première année, suivi d’un autre en 1979.

Lorsqu’elle se retourne vers le passé, Leona discerne les signaux d’alerte qui auraient dû l’inciter à se méfier. «Avant même le mariage, il me faisait des choses pas correctes pour m’effrayer, j’habitais dans un quartier dangereux, et un soir, il a allongé sa main à travers ma porte d’entrée et m’a empoignée par le cou en me faisant croire qu’il était un meurtrier», se remémore-t-elle. Quand elle songe aux débuts de leur mariage, les mots se bousculent dans sa tête, les lettres achoppent sur ses lèvres tremblantes.

Dès le départ, le quotidien est émaillé de maltraitance et d’humiliation. «Je ne faisais jamais rien de bien, il me reprochait jusqu’au choix du papier toilette, quand je préparais les repas, c’était toujours dégueulasse, je me ramassais tout le temps des messages négatifs», raconte Leona.

Elle se rappelle encore de ces rengaines oppressantes qui emprisonnaient son esprit : «Si tu m’aimais, tu ne ferais pas ça», «Comment oses-tu penser que quelqu’un d’autre pourrait t’aimer?». L’Acadienne décrit sa détresse et son isolement. La famille déménage au moins trente fois en Ontario : «Dès que je commençais à tisser des liens, on bougeait.» Son mari la surveille en permanence et la prive de contact avec le monde extérieur, allant jusqu’à démonter le téléphone fixe. En cachette, elle vole un combiné dans une cabine téléphonique et le réinstalle lorsqu’elle est seule à la maison.

Les crises éclatent, toujours plus violentes et plus fréquentes à mesure que son époux s’enfonce dans l’alcool.

La nuit, les cris et les coups assénés sur le corps de Leona pleuvent. Elle ne sait jamais quand les accès de brutalité de son conjoint vont se réveiller. «S’il était saoul et de mauvaise humeur, il était capable de tout». Capable de jeter ses affaires dans la rue parce qu’elle a rendu visite à un ami, capable de l’enfermer dans un congélateur, capable de l’étrangler en hurlant qu’il va la tuer.

Et systématiquement, il rejette la faute sur elle. «Il s’arrangeait toujours pour me faire mal là où ça ne se voyait pas», révèle Leona qui se souvient de ces nuits blanches d’angoisse où elle se cachait pour échapper à sa fureur. «Il avait des trous noirs à cause de l’alcool, le lendemain au réveil, il avait oublié». Leurs enfants, eux, n’oublient pas. «Mon fils aîné savait, il entendait les chicanes. Malgré tout, il essayait toujours de me faire sourire, ils ne disait rien car il voyait que j’avais beaucoup de troubles.»

La vie de Leona est engloutie par la violence et la pauvreté. Sans travail, elle est financièrement dépendante de son mari qui enchaîne les jobs précaires.

«Le peu d’argent qu’on avait, il le buvait, j’étais obligé de lui faire les poches, je volais mon mari pour nourrir mes enfants», murmure-t-elle.

À cette période, Leona n’est plus que l’ombre d’elle-même. Elle est «en ligne avec la folie», sa vie devient irrespirable. Chaque matin au réveil, la peur l’étouffe avec cette question qui lui saute à la gorge : «Où se cacher?» «J’en venais à provoquer des crises pour avoir la paix et garder le contrôle, reconnaît-elle. Je sentais que ma tête allait exploser. Un jour, j’ai vu un couteau sur une table, et j’ai pensé à quelque chose pour arrêter la rage, le tuer.» Des années d’abus l’ont transformée.

«Je ne vivais plus dans la réalité, je survivais dans l’émotion, incapable de penser. C’est ce qu’il voulait, que j’ai la tête vide pour me maintenir prisonnière».

Désespérément, elle tente de «changer» pour être quelqu’un d’autre, quelqu’un qu’il aime, «une bonne mère». Elle accepte les brimades et les menaces, persuadée qu’elle n’a plus rien à offrir, qu’elle ne mérite pas d’amour, «j’avais perdu tout estime de moi, je me disais qu’il fallait que je fasse plus et mieux».

Leona tente de fuir à vingt-cinq reprises en vain. Son mari organise la perte de repères. Après chaque dispute, il se montre prévenant. «Il promettait d’arrêter et je le croyais, je voulais vraiment que ça marche, je me persuadais que ça allait changer», regrette-t-elle.

«Entre partir et rester, je ne savais pas ce qui était le plus dangereux, j’avais autant peur de perdre la vie en m’échappant qu’en restant.»

Convaincue que personne ne la croirait et terrorisée à l’idée qu’il s’en prenne à sa famille, elle ne parvient pas à briser le silence autour des violences qu'elle endure. «Il me disait ‘je sais que tu aimes ta famille, ce serait dommage s’il leur arrivait quelque chose’», rapporte-t-elle.

Leona se réfugie régulièrement avec ses deux enfants dans des maisons d’hébergements d’urgence, parfois une semaine, parfois plusieurs mois. «Il y avait de l’aide mais je ne comprenais pas que c’était pour moi, je pensais que ce que je vivais était normal», dit-elle. Elle intériorise les violences au plus profond d’elle-même. À tel point que lorsque son mari «enragé» la retrouve et lui dit, «je pourrais te tuer n’importe quand et n’importe où, pas besoin de te cacher dans un refuge», elle éprouve de la gratitude à son égard.

«Je me sentais aimée car il me laissait en vie alors qu’il pouvait me tuer, je me demande comment j’ai pu penser ça», s’interroge-t-elle quarante ans plus tard. Le poids de la religion complique également la libération de la parole. «Ça ne se faisait pas de demander de l’aide à sa famille. J’ai été élevée religieusement et dans mon enfance on me disait qu’être martyre c’était une bonne chose, je pensais que c’était ma croix, j’avais l’impression que je serai une sainte», explique-t-elle.

L’Acadienne pointe par ailleurs la difficulté de se faire entendre que ce soit par les services sociaux ou la police. Quand elle demande de l’aide alimentaire en expliquant sa situation, on lui répond que c’est son mari, «le chef de famille», qui doit venir. Quand elle s’adresse aux forces de l’ordre, les policiers ne la croient pas «forcément», ne veulent pas s’en mêler ou mettent en doute ses dires : « Madame, vous êtes sûre, a-t-il vraiment utilisé le mot tuer?» Par crainte pour ses enfants, Leona ne portera jamais plainte. Pourtant, à la fin, «c’était pas mal grave», confie-t-elle.

«Pas mal grave», une expression pudique pour designer le testament, le couteau et le bouquet de fleur qu’il lui apporte un jour. «Il voulait qu’on se tue et qu’on soit enterré ensemble, dans sa tête, c’était lui et moi contre le monde», souffle-t-elle.

C’est le déménagement à l’Î.-P.-É. à la fin des années 1980, qui va peu à peu libérer Leona de l’emprise de son mari. Lors d’un séjour au refuge Anderson House à Charlottetown, elle prend enfin conscience du cercle vicieux dont elle est prisonnière. «Ils m’ont donné un petit livre qui m’a ouvert les yeux, j’ai compris que les fleurs, les belles cartes faisaient partie de la manipulation pour me récupérer, c’était de l’abus», témoigne-t-elle.

Grâce au soutien de ses proches désormais au courant et à une sacrée dose de courage, elle trouve la force de rompre. Sous la pression de sa famille, son mari quitte définitivement l’Île et rentre en Ontario. Son plus jeune fils réagit très mal. «Il avait l’impression que je lui volais son père. À l’époque, je ne lui ai rien dit car je ne voulais pas lui faire de la peine, mais, aujourd’hui, il sait et il comprend.» Libérée du cycle infernal de l’emprise et des violences, Leona «ressuscite».

«J’avais l’impression de sortir de prison, c’était excitant et léger d’être en vie», sourit-elle.

Elle reprend le travail, construit une maison à Abram-Village et redécouvre le plaisir de faire ce qu’elle veut quand elle veut, «et si y’avait pas de sel à table, c’était pas grave.» Il y a douze ans, elle se lance dans la photo, une passion qui contribue à sa guérison : «Ça m’emplit de paix et équilibre ma vie de voir la beauté du monde.»

Leona témoigne aussi de la difficulté de se reconstruire. Souffrant de stress post-traumatique, elle est aidée par des psychologues et assiste à des groupes de parole. «On n’est jamais vraiment guéri, c’est vingt ans de ma vie, glisse-t-elle. Mais c’est derrière moi, j’ai refermé cette partie de mon existence, je n’ai plus d’animosité à l’égard de mon ex-mari, il a gaspillé sa vie, lui aussi avait besoin d’aide.» Et de poursuivre : «On avait une relation malade mais c’est un dysfonctionnement qui vient de loin.»

L’Acadienne évoque alors le silence et l’aveuglement qui entourent les violences familiales et permet leur reproduction sur plusieurs générations.

«Mon ex-mari a été victime d’abus physiques et psychologiques dans son enfance, il a répété le schéma à l’âge adulte.» Parce qu’elle veut en finir avec ce cercle vicieux, Leona saisit la moindre occasion pour parler de ce qu’elle a vécu avec sa petite-fille. «À la maison, à l’école, c’est très important de valoriser nos jeunes, leur dire que ce n’est pas dans une relation qu’ils trouveront ce qu’ils sont, que toutes les femmes ont le droit d’être respectées», insiste-t-elle. L’Acadienne veut dire aux femmes qu’il est possible de s’en sortir.

«Ne vivez pas dans le futur en vous disant que ça va changer, posez-vous la question : pouvez-vous continuer à vivre comme ça ou avez-vous besoin d’aide? Et arrêtez de vous dire que c’est à vous de changer pour être aimée.»

Texte, photos et vidéos/sons : Marine Ernoult

Les autres parties de ce dossier spécial sur les violences conjugales :

Besoin d'aide? Cliquez ici

Féminins PluriElles est un projet d’Actions Femmes, l’organisme qui représente les femmes acadiennes et francophones de l’Île-du-Prince-Édouard. Ce projet de sensibilisation vise à montrer toute la diversité des femmes qui composent notre communauté et à partager leurs réalités et leurs défis. Pour cet épisode spécial, Actions Femmes ÎPÉ a bénéficié du soutien financier du gouvernement de l’Île-du-Prince-Édouard.

Plus d’info : afipe.ca

Created By
Marine Ernoult
Appreciate