Une démarche proposée par l'addrn.
Participez au prochain pas de côté le 6 septembre 2019 !
« La ville est une musique composée de rythmes et de mesures qui combinent sons et silences, temps forts et temps faibles, accélérations et ralentissements. Son organisation spatiale constitue une portée qui structure des mélodies sociales multiples qui, en retour, valident sa forme et activent ses fonctions. La ville est polychronique » Henri Lefebvre [1] , 1981.
Ce premier Pas de côté nous amène à l’écoute de la ville: alors que l’exposition au bruit et les sources sonores se multiplient [2] , plus de 8 Français sur 10 indiquent se préoccuper des nuisances sonores [3]. Le Conseil National du Bruit (CNB) estime le coût social des nuisances sonores en France à 57 milliards d’euros par an, et que 7 millions de Français sont exposés à de forts niveaux sonores en lien avec le transport terrestre [4]. Pourtant, on entend dans le même temps progresser des notions de «paysage» et «identité» sonores, qui qualifient les ambiances singulières des lieux, et soulignent l’importance des formes urbaines et architecturales ou encore des aménagements de voirie et d’espaces publics pour le ressenti acoustique des différents espaces de vie.
Mais qu’en est-il de la prise en compte des sons dans nos métiers, nos méthodes d’approche du territoire ?
Reflets de l’activité humaine et des usages de la ville, des modes de déplacement, d’habitat ou de loisirs, les sons devraient nous permettre d’enrichir nos diagnostics, susciter des dispositifs réglementaires ou encore être mobilisés dans les dispositifs de médiation et de concertation. Mais écoute-t-on vraiment la ville, alors que la majorité de nos outils–plans, photographies, powerpoint(…)-mobilisent une approche visuelle ? Accompagnés de Raphaëlle Duquesnoy [5], artiste acousticienne, nous partons donc les oreilles grandes ouvertes à travers le centre-ville de Saint-Nazaire, à la recherche des différentes ambiances qui le compose et en quête d’une identité sonore…
Nous démarrons au pied du Paquebot [♫], pour s’imprégner d’une première ambiance sonore… Au cœur du centre-ville piétonnier, mais au bord d’un de ses principaux axes routiers (5 000 véhicules par jour avenue De Mun), la terrasse de café jouit d’un fond sonore plutôt agréable, avec la fontaine comme «rideau sonore». Voilà un mobilier urbain bien simple et un subterfuge connu: l’urbain apprécie les sons aquatiques, qui rappellent les bords de mer ! Positionnées en arc-de-cercle, les fontaines masquent partiellement le vrombissement régulier des moteurs… à en devenir presque assourdissantes! On se rappelle ces places de centre-ville [6] où les riverains, après des plaintes, ont obtenu l’extinction nocturne de fontaines trop bruyantes…
Le terme de «paysage sonore» nous vient des travaux de Robert Murray Schafer dans les années 1970, et de son «World Soundscape Project» qui visait à compiler des ambiances sonores particulière à travers la planète. R. Schafer introduit une première grille d’analyse, qui nous invite à distinguer bruits de fond (sons lointains, diffus), ambiances sonores (sons homogènes et continus qui «structurent» le paysage d’un lieu), et événements sources (sons proches et soudains, limités dans le temps). En se retirant de l’agitation de l'avenue Albert de Mun pour rejoindre le coeur d'îlot du parking des Halles, nous nous retrouvons soudainement dans un tout autre «paysage sonore»: le bruit de fond des voitures persiste, l’ambiance créée par la fontaine est déjà loin, et le silence valorise les chants d’oiseaux printaniers. Les immeubles qui nous entourent forment une acoustique bien particulière, homogène et protégée des pics sonores. Fermez les yeux: où sommes-nous? [♫] Jardin répondent les uns, parking de zone d’activité répondent les autres, abandonnant leur perception de l'espace à leurs seules oreilles, mais une impression partagée d’être loin de la ville. L’approche de R. Schafer fut régulièrement critiquée quand elle opposa le hi-fi des sons qualitatifs des milieux naturels (chants d’oiseaux…) au lo-fi urbain, dont les composantes sonores jugées «pauvres» sont issues de l’activité humaine (moteurs, voix et cris, sirènes…). Mais la ville est-elle si désagréable à entendre ?
« J’aime les marchés, ils donnent l’atmosphère d’une ville, témoignent de l’accent de ses habitants». Les Halles de Saint-Nazaire offrent une ambiance feutrée [♫], une impression de cocon favorisée par les hautes voûtes à shed conoïdes qui réverbèrent et atténuent les éclats de voix et le brouhaha général. Un jour de marché, c’est une atmosphère agréable et conviviale, un fond sonore constant, non agressif, parfois ponctué d’improvisations musicales ou des appels d’un commerçant. Les habitués reconnaîtront à l’oreille leur marchand de légumes de loin… 50 ans après leur ouverture, les Halles s’apprêtent à être réhabilitées. Evidemment, un bureau d’étude spécialisé en acoustique est associé au groupement de maîtrise d’œuvre: bien que la structure bâtie soit conservée, il faut mesurer les impacts des réaménagements d’étals ou de nouveaux revêtements de sols sur l’ambiance sonore des futures Halles. Avec de nouvelles menuiseries et des sas d’entrées/sorties, le futur équipement devrait être davantage isolé des sons extérieurs. Equipements publics ou logements, les techniques d’isolation progressent constamment, et accroissent d’autant notre sensibilité aux nuisances sonores. Mais tous les bâtiments doivent-ils être hermétiques aux sons de la ville, comme un théâtre ou une salle de cinéma ? [7]
Le square Delzieux est au cœur du quartier «ville-port», opération qui a marqué les années 2000 et la volonté de rouvrir la ville sur son port. Espace de respiration avec une végétation digne d’une prairie, calme et désert avant la sortie des écoles. C’est pourtant une note régulière, une soufflerie métallique qui nous enveloppe: le «bourdon» de l’usine Cargill, à travers une percée entre deux immeubles. A son odeur caractéristique du paysage olfactif local s’ajoute ce son particulier qui participe d’une «identité sonore» nazairienne [♫], rappelant ses activités industrielles si proches du centre-ville. Le «bourdon» – drone en anglais – par référence ironique à Queen Bee, un avion des années 1930 au son bruyant, lent et paresseux. Drone, c’est aussi un genre musical minimaliste [8] faisant essentiellement usage de bourdons maintenus ou répétés, caractérisé par de longues plages musicales présentant peu de variations harmoniques. Cargill, c’est un peu la petite musique du quartier…
Capsules d’écoute installées dans l’espace public (Quais de Loire, Orléans, 2004, Dominique Leroy) Voir également le dispositif des Hortillophones installé par Raphaëlle Duquesnoy à Amiens à l’été 2019.
« Un espace qui sonne bien [est] un espace dont l’ambiance sonore semble adéquate par rapport à l’image que l’on s’en fait» [9] . Un concentré de sons caractéristiques de la base sous-marine et de ses abords [♫] : à l’intérieur la résonnance du coffre de béton; sur le ponton les mouettes, le clapotis de l’eau, l’écho des pas, le «bip» de recul des engins de chantiers, et par temps de brouillard les cornes de brume des bateaux. La base sous-marine semble traverser les décennies, spectatrice du projet urbain qui prend place alentour: ville-port dans les années 2000, bientôt un potager sur son toit, un bassin de plaisance, une base-vie pour les chantiers d’éoliennes marines, et demain une esplanade prête à accueillir de nouvelles activités de l’autre côté du bassin. Autant d’évolution des usages du quartier qui apporteront probablement de nouveaux sons à la palette déjà bien diversifiée.
En sortant de la base, nous nous retrouvons face au blockhaus des anciens frigos STEF. Raphaëlle nous arrête: "frappez dans vos mains!". Comme au pied d'une montagne ou dans une pièce fermée, le clappement se répercute en écho d'une façade de béton à une autre! [♫] L’œuvre Eclats [10] , qui sera réalisée par Nathan Crouzet et Anonyme, viendra prochainement prendre place sur le toit du blockhaus, au milieu de cette esplanade de deux hectares: 50 mâts de 6 mètres de hauteur en structure d’acier revêtus d’éclats de miroirs, voilà à coup sûr de quoi offrir une nouvelle ambiance sonore à ce lieu emblématique ! L’écho c’est aussi l’apanage des espaces ouverts et des rues larges… dans un environnement plutôt calme qui caractérise Saint-Nazaire. Un collectif d’artistes nazairiens [11] ambitionne justement de partir à la collecte de ces différents échos à travers la ville, affaire à suivre !
Une esplanade en cœur de ville… On s’attend à entendre le son des badauds qui échangent ou encore les encouragements d’un match improvisé…, pourtant sur la vaste place de l'Amérique latine domine plutôt le bruit des moteurs [♫]. La nuisance sonore est un enjeu de santé publique récemment considérée dans la règlementation. Depuis la directive européenne 2002/49/CE [12] , les gestionnaires d’infrastructures de transport et agglomérations de plus de 100000 habitants doivent réaliser des cartes de bruit stratégique. Elaborées à l’aide d’un outil de modélisation numérique acoustique, elles constituent un diagnostic initial pour identifier les zones sensibles et ainsi mettre en place des dispositifs adaptés : murs anti-bruit aux abords des grands axes routiers ou encore isolation acoustique des logements. Au-delà d’une simple obligation règlementaire, elles doivent constituer une opportunité pour favoriser un environnement sonore qualitatif, vecteur d’attractivité.
Nos modes de déplacement, au fil d’une journée, influe directement sur notre exposition au bruit : c’est ce que l’artiste suisse Swann Thomenn et le géographe sociologue Sébastien Munafo ont tenté de représenter au travers d’un travail de recherche mêlant captations sonores et cartographies, réalisé pour le Forum Vies Mobiles. En s’intéressant à la journée-type de différents habitants de l’agglomération Genevoise, ils révèlent l’impact de la pollution sonore selon les lieux de vie et moyens de transport [13].
On peut alors aborder l’acoustique urbaine sous l’angle de l’ambiance afin de rendre l’espace public «aimable»: choix des revêtements, aménagement de réduction de la vitesse voire limitation de la circulation, choix des végétaux (et oui, les palmiers n’attirent pas les oiseaux!) et mobiliers urbains… sont autant d’ingrédients agissant directement ou indirectement, par les usages induits, sur l’ambiance sonore d’un lieu. Dans le quartier de Malakoff à Nantes, une expérimentation associant chercheurs et médiateurs a proposé d’utiliser des captations sonores dans le cadre de dispositifs de concertation [14]. A partir de sons préenregistrés, les habitants devaient reconstruire le paysage sonore de leur quartier, puis en proposer une version «idéale». Ce générateur d’ambiance sonore a ainsi permis de collecter les représentations des habitants sur leur vie de quartier, et de recueillir leurs attentes: réduire le niveau sonore tout en conservant une certaine animation, éviter des usages «exclusifs» de la part de certaines populations,...
Arrivés au Ruban Bleu, la «muzak» [15] nous rappelle qu’on est dans une galerie marchande: elle conditionne le consommateur qui sommeille en chaque passant. Conçue pour la première fois dans les années 1920 pour les ascenseurs des gratte-ciel de Manhattan, cette musique est sensée avoir des vertus relaxantes. La société Muzak Inc naît en 1934 : le marketing sonore était né [16]. Aujourd’hui, des agences spécialisées rivalisent de créativité et font même appel à des artistes reconnus pour créer les ambiances sonores qui irrigueront les oreilles des badauds. Mais la «muzak» se retrouve aussi dans certaines usines pour rythmer le travail des ouvriers, dans les fast-foods pour limiter le temps passé à table, ou encore dans les bars pour accompagner la sensation de soif... Le Ruban Bleu a été conçu comme un espace public à ciel ouvert, avec ses dalles pavées et ses bancs: un espace ressenti comme extérieur pour certains… mais dont l’ambiance sonore fonctionnelle nous plonge à l’intérieur d’un lieu dédié à la consommation [♫]. Sur le chemin du retour, en direction du Paquebot, nous traversons le cœur piétonnier et commerçant qui s’anime en ce vendredi après-midi. Avec, demain, un campus de plus de 500 étudiants et de nouveaux bars et restaurants, l’ambiance sonore du centre-ville va sans nul doute évoluer… et susciter le débat, entre tranquillité des riverains et stratégie de redynamisation amenant de nouvelles activités. Saint-Nazaire devra-t-elle se doter, comme d’autres villes, d’un Conseil de la Nuit [17] ? Plus que jamais d’actualité, les sons de la ville n’ont pas fini de faire du bruit !
POUR ALLER PLUS LOIN
Les occasions d’écouter la ville ne manquent pas à Saint-Nazaire ! Si vous avez raté l’exposition des travaux sonores d’Anne Le Troter au Grand Café cette année [18], ne manquez pas les propositions du Programme patrimoine de la saison touristique 2019, avec notamment:
- Le sous-marin sur écoutes - Installation sonore Jeudi 27 juin, à 19h, 19h30, 20h, 20h30, R.-V sous-marin Espadon, écluse fortifiée
- Petit inventaire à l’usage de nos oreilles : jeudi 4 juillet, à 19h, durée 3h
A suivre également, la programmation du théâtre Athénor.
Prochain pas de côté de l’agence d’urbanisme vendredi 6 septembre à Redon, avec Gwenola Furic, photographe et restauratrice photo.
Références
[1]Henri Lefebvre, Critique de la vie quotidienne, III. De la modernité au modernisme (in : Benjamin Pradel, « Rendez-vous en ville ! Urbanisme et urbanité événementielle : les nouveaux rythmes collectifs » – thèse soutenue le 27 novembre 2010)
[2]Voir Anthony Pecqueux, « Le son des choses, les bruits de la ville », Communications, 2012/1 (n° 90), p. 5-16.
[3] Sondage IFOP « Les Français et les nuisances sonores » réalisé en octobre 2018 pour le Ministère de l’Ecologie, du Développement Durable et de l’Energie
[4] Centre d'information sur le bruit - Coût social du bruit en France - http://www.bruit.fr
[5] Née dans le bassin Minier Lensois, Raphaëlle Duquesnoy vit dans le bocage Nantais. Entre la création d’objets audibles et la mise au point de dispositifs d’immersions sonores, son travail invite à réinterroger notre pratique de l’écoute tout en faisant émerger de cette conscience oubliée, le lien indéfectible que tient le son avec notre idée du monde. A l’origine ingénieur du son, puis designer sonore, Raphaëlle imagine des architectures audibles, et détourne les lois de l’espace acoustique afin d’en extraire une certaine splendeur. Ses productions suggèrent une autre conception de l’écoute et portent une réflexion tout aussi engagée que poétique de l’espace sonore qui nous habite. Pour suivre ses travaux : http://raphaelleduquesnoy.com/
[6] La fontaine de la place Graslin pas discrète, article du 14/10/2014 - www.ouest-france.fr
[7] « Une ville peut-elle sculpter son identité sonore ? », conférence-débat entre architectes, élus et musicologues sur Arte Radio (mars 2019)
[8] Article Wikipédia Drone (musique) - fr.wikipedia.org
[9] « Le bruit dans la ville, dix fragments pour une écologie sonore », Pascal Amphoux, Place Publique, Nantes / Saint-Nazaire, 2011
[10] Saint-Nazaire. Éclats, 50 mâts de miroir sur le blockhaus Stef, article du 08/04/2019 - www.ouest-france.fr
[11] Voir les recherches menées par Jérôme Joy et le collectif « Projet Neuf »
[12] Centre d'information sur le bruit - La directive relative à l'évaluation et à la gestion du bruit dans l'environnement - http://www.bruit.fr
[13] Swann Thommen - vers une cartographie subjective sonore - http://swannthommen.ch
[14] L’expérimentation est retranscrite dans un article de Philippe Woloszyn : https://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_2012_num_90_1_2653
[16] Voir l’article de Juliette VOLCLER, « Le marketing sonore envahit les villes », Le Monde Diplomatique, (août 2013)
[17] Plateforme de la vie nocture - Les Conseils de la Nuit
[18] Les assemblages troublants d'Anne Le Troter - article du 14/10/2014 - www.ouest-france.fr
Une démarche proposée par l'addrn
Texte : Mathilde Delepine, Thibault Berlingen
Photographies et réalisation graphique : Anaïs Hamon
Enregistrements audio et montages : Kévin Chesnel, Thibault Berlingen
Credits:
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