Au matin du 11 mai 1968, Paris se réveille avec la gueule de bois. Dans la nuit, la révolte étudiante a basculé dans la violence. Des rues sont dépavées, des voitures incendiées. Dans les jours qui suivent, les étudiants continuent à battre le pavé. Les grandes grèves débutent. Pendant près de cinquante jours, l’actualité sera marquée par ces événements. Par la pénurie de carburant, le difficile acheminement des marchandises, la libération de la parole et des revendications : le quotidien-même des Français s’en trouve bousculé. Devenu une terre de luttes reconnue au-delà des frontières, le Sud-Aveyron et le Larzac n’ont, paradoxalement, que peu “bougé” en 1968. Des manifestations ont bien émaillé les lycées millavois, des réunions publiques ont pris la Maison du peuple comme théâtre. C’est à peu près tout ce que l’on peut retenir des contestations étudiante et ouvrière sur le territoire. Et puis, il y a les témoins, tous ceux qui, de près ou de loin, ont à dire sur “leur” Mai 68. Ceux qui l’ont vécu, en première ligne, de part et d’autre du cordon policier, à Paris. Ceux qui se souviennent du bruit des chars descendant la route de La Cavalerie pour être acheminés vers Paris, sur ordre du général. Ceux qui ont analysé la révolte, à chaud comme à froid. C’est à la rencontre de ces Sud-Aveyronnais-là que, cinquantenaire oblige, nous partons.
Après les premiers affrontements dans le Quartier latin, le 3 mai, la révolte gagne la province. En Aveyron, c’est le lycée Foch de Rodez qui, le premier, sera bloqué dès le 6 mai. Le 13 mai, les syndicats, les partis de gauche et le Comité d’action lycéenne appellent à l’action. Des défilés se constituent à Rodez, à Millau, à Capdenac, à Villefranche-de-Rouergue mais surtout à Decazeville. Le 20 mai, le Comité d’action lycéenne décide d’une grève générale avec occupation des locaux. Celui des garçons de Millau s’inscrit dans cette ligne. Plus largement, dans le Sud-Aveyron, la grève des ouvriers est particulièrement suivie, dans tous les secteurs d’activité. Le 24 mai, à midi, les pompistes, les garagistes, les cafetiers et les commerçants se joignent au mouvement. L’après-midi, rendez-vous est donné au théâtre de la Maison du peuple. Celle-ci bourdonne de revendications. Quelques jours plus tard, dans la nuit du 27 au 28 mai, une cinquantaine de voitures sont retrouvées avec les pneus crevés à coups de couteaux. Aussi, le stade scolaire est saccagé. En ville, la tension monte d’un cran. Le maire, André Maury, se pose la question de la création d’une “milice populaire” pour entretenir l’ordre dans la ville.
Du jeune homme qu’il était en 1968, il reste la fibre «anarco». Celle qui ne l’a jamais quitté.
Quand débutent les blocages dans les universités parisiennes, Marc Dombre est en terminale au lycée des garçons de Millau. Il s’apprête à fêter ses 18 ans et à passer son bac. « Trop révolté », il réussit « la prouesse de le rater ». Les études, l’autorité parentale, l’éducation protestante et les « archaïsmes de la société », il envoie tout valser. Et prend la tête de la révolte lycéenne à Millau.
« Nous étions un petit groupe d’anarchistes, se souvient Marc Dombre, en dépoussiérant sa mémoire. Beaucoup prenaient la situation comme des vacances, ne bougeaient pas. Mais nous, nous étions activistes. J’ai connu mes premières séances d’affichage nocturne, mes premières nuits au poste aussi... » S’il peine à retrouver des visages, à retracer les faits, l’« ambiance 1968 », elle, est restée vive dans ses souvenirs. « Nous étions à fond, lisions Marx, Engels, Mao, se souvient-il encore. Nous avions à cœur de nous informer, de débattre sans cesse, notamment avec les professeurs de philo. Avec du recul, je réalise que nous avons aussi été naïfs : nous étions convaincus que Mai 1968 allait déboucher sur une véritable révolution. »
Pendu à la radio, Marc Dombre se souvient des après-midi passés « chez ceux qui avaient la télé ». à Paris, à Montpellier, il sent la mayonnaise monter : « A Millau, il faut relativiser. Il y avait bien un ferment de révoltés, mais la situation est restée calme. » Au lycée, un blocage est organisé. Les lycéens regagnent les manifestations aux côtés des ouvriers des ganteries et mégisseries. « Mais nous n’étions pas intégrés, se rappelle Marc Dombre. Nous étions vus comme des gauchistes anarchistes. Seuls les syndicats, et notamment la CGT, faisaient la jonction entre nous et les ouvriers. »
Mai-68 à travers les lignes de Marie-Louise Vaissière
Toute sa vie, Marie-Louise Vaissière a noirci les pages de dizaines de carnets dans le plus grand des secrets. Sa vie d’institutrice en Aveyron, ses chagrins et ses réflexions l’ont amenée à écrire tous les jours. A son décès, c’est sa nièce Claudette Lavabre qui en a hérité. Et qui a découvert, par la même, l’ampleur de « son œuvre », insoupçonnée. Après des centaines d’heures consacrées à dactylographier le contenu des carnets, Claudette Lavabre a fait publier trois livres aux éditions de Borée. Des événements de mai 1968, Marie-Louise Vaissière écrivait....
14 mai 1968
lu par Claudette Lavabre
18 mai 1968
26 mai 1968
1er juin 1968
4 juin 1968
Des chars d'assaut dans Millau
Le souvenir d'Anne-Marie M
« Millau, Mai 1968. J’ai 10 ans. (...) En ce temps-là, nous habitions Millau, sous-préfecture aveyronnaise, au confluent du Tarn et de la Dourbie. (...) En 1968, la révolution estudiantine et ouvrière de Paris n’avait atteint Millau qu’en matière d’administrations fermées, d’usines tournant au ralenti, de magasins vides de provisions et désertés par les clients. Sans compter les pompes à essence à sec. (...) Mon père était cheminot et, comme le trafic ferroviaire était réduit à son strict minimum, il était au chômage technique.
Le quotidien devenait vraiment difficile. Mon grand-père a proposé qu’on se réfugie, comme d’autres membres de la famille, chez lui, en Lozère. Là-bas, on ne manquait de rien, du moins sur la propriété. (...) Comme il était un notable dans sa région, il avait eu droit à quelques litres d’essence pour sa voiture. Il a donc mandaté notre oncle Pierre pour venir nous chercher et nous ramener chez lui. En attendant l’arrivée de notre chauffeur, mon père a proposé, en ce jour de mai particulièrement doux et ensoleillé, d’aller nous promener sur l’un de ses sentiers préférés. (...) Ma sœur et moi, jambes nues, insouciantes, gambadions dans les herbes comme des chevrettes un peu folles. Soudain, une vibration sourde dans le sol. Au bord de la route, nous nous immobilisons, tous les quatre. Mes parents mettent leurs mains sur nos épaules pour nous empêcher de traverser. Je sens une émotion particulière chez mon père.
Un long défilé kaki serpente sur la route : des soldats, casqués, en treillis, dans des jeeps et des camions bâchés, et surtout… surtout des chars d’assaut, toutes chenilles dehors qui mâchent le bitume et pointent leur canon vers nous avant de le détourner pour suivre le convoi. C’est long… très long… Malgré le grondement des moteurs, j’entends la voix sombre de mon père :
- Ils vont prendre le train…
Lui qui ne pouvait plus tenir son rôle de cheminot à cause de l’arrêt du trafic ferroviaire ressentait une grande colère à la pensée qu’il ne serait rétabli que le temps de ce transport. Il reprend, avec émotion :
- Ils vont monter à Paris…
Paris ! C’est là qu’habitent mes grand-parents, les parents de mon père ! Les soldats, les chars d’assaut à Paris !… Le soleil n’est plus aussi brillant, l’air n’est plus aussi doux. Comme un relent de guerre… C’était en mai 68, à Millau, et j’avais 10 ans. »
" En mai 1968, j’avais 23 ans et j’appartenais au premier groupement blindé de gendarmerie mobile de Versailles/Satory. Et je me trouvais donc au Larzac pour des manœuvres annuelles, et le passage du premier brevet d'arme. Nous étions 600 gendarmes avec nos chars AMX 13 et nos auto-mitrailleuses. Les escadrons de Satory étaient la garde prétorienne du général De Gaulle. Malgré les événements Parisiens ordre nous a été donné tout début du mois de Mai d’embarquer par train hommes et matériel en direction du camp du Larzac. Nous sommes arrivés un dimanche matin à la gare de Millau. Nous sommes repartis en catastrophe pour rejoindre Versailles cinq jours plus tard avec nos chars, vus descendant de La Cavalerie jusqu’à la gare de Millau. Les chars sont arrivés le lendemain, à 1 heure du matin, à la gare Chantier de St Cyr L’ Ecole (78). Nous avons rejoint le camp de Satory par la route, en traversant Versailles. Immédiatement, ces chars ont été armés d’obus et de cartouches. Nous avons été en alerte toutes les nuits, avec présence dans le blindé, jusqu’à la fin des événements de Mai-68. Seuls trois chars se sont rendus à la caserne du groupement de gendarmerie mobile d’Arcueil, mais ne sont jamais rentrés dans Paris."
Jean-Jacques Delbarge, aujourd'hui à Belmont-sur-Rance
En 1968, Jacques Godfrain a 25 ans. Celui qui deviendra maire de Millau en 1995 et ministre de Jacques Chirac achève ses études de sciences économiques. Il entre dans la vie professionnelle quand débutent les manifestations étudiantes. S'il se retrouvait dans certaines revendications de sa génération, il s'est rapidement distancé des événements pour organiser le soutien au général De Gaulle.
Le 30 mai, Jacques Godfrain est à l'initiative de l'organisation de la grande manifestation de soutien au général De Gaulle. Celui qui avait disparu la veille sans crier gare y lâchera cette déclaration, devenue fameuse : "Je ne me retirerai pas".
Malgré les avertissements du préfet de police de Paris, Jacques Godfrain revient sur ce "geste de désobéissance" dont il est plutôt fier, même 50 ans après :
"Le Larzac a surtout bénéficié de la dynamique Mai-68"
L'historien Pierre-Marie Terral
Comment le Larzac a-t-il vécu les événements de Mai 68 ?
À quelques exceptions près, les paysans du Larzac étaient plutôt conservateurs et n’avaient pas vraiment de sympathie pour les manifestants de Mai 68. Les agriculteurs aveyronnais, et ceux du Larzac, ne faisaient pas exception. Ils ont, pour la plupart, regardé les “soixantehuitards” comme des petits bourgeois qui feraient mieux d’aller étudier, puisqu’ils avaient la chance de pouvoir le faire. Certains agriculteurs que j’ai interrogés m’ont dit qu’à l’époque, ils étaient plutôt contents quand ils voyaient les soldats prendre le train à Millau pour aller réprimer les manifestations dans les grandes villes.
Le Larzac n’avait pas du tout bougé à l’époque ?
Ce n’était pas du tout l’esprit. Il faut imaginer que quelques années avant, quand il y avait eu les suspects algériens du FLN dans le camp du Larzac, déjà, personne n’avait bougé. À part deux ou trois Millavois, comme Gérard Deruy et la communauté de l’Arche, tout le monde obéissait et s’il y avait un échappé, ils le signalaient.
La communauté de l’Arche n’avait pas réagi non plus en 1968 ?
C’est aussi une sorte de pensée alternative, mais elle ne partageait pas du tout les causes de Mai 68. D’ailleurs, au début des manifestations du Larzac, en 1971, quand les membres de la communauté de l’Arche et les militants d’extrême gauche se sont retrouvés, c’était semble-t-il assez spectaculaire. Dans les premières manifestations, quand des jeunes gens d’extrême gauche arrachaient des panneaux de signalisation, les membres de l’Arche, qui étaient en queue de cortège, les replantaient. Il y avait deux tendances très différentes. Dans un Charlie Hebdo de 1972, Pierre Fournier, un dessinateur qui était l’un des premiers théoriciens de l’écologie, écrivait à propos du Larzac : « Là-haut, il fait frais la nuit, la plage est loin et les pavés aussi, mais l’air est pur. » Cela montrait toute la distance qu’il y avait avec Mai 68 quatre ans après. Pour autant, pour la mouvance de 1968, c’était une nouvelle cause dans laquelle s’investir.
Il y a eu beaucoup de militants de 1968 qui sont ensuite venus sur le Larzac ?
Dans un premier temps, les Maoïstes sont arrivés en 1972. Ils se sont proposés comme bénévoles dans les fermes et prodiguaient en même temps leur bonne parole. C’était un choc des cultures. Ils ont été encadrés par les paysans et leurs outils non violents. Il y a une pierre à La Blaquière, gravée « servir le peuple », qui a été posée par un Maoïste.
La rencontre s’est surtout faite en 1973, grâce à Bernard Lambert. C’était un paysan de gauche qui avait participé à Mai 68 aux côtés des ouvriers. Il a été à l’origine du rassemblement Larzac 1973, voulu comme le mariage entre ouvriers de Lip et paysans du Larzac. Les affiches du Larzac de l’époque s’inscrivaient aussi dans la tendance de celles réalisées aux Beaux-arts en Mai 68. Souvent, ce sont les comités Larzac qui les ont faites, et pas forcément les paysans eux-mêmes.
Est-ce que, finalement, le Larzac n’a pas fait “son” Mai 68 cinq ans après ?
Le Larzac a surtout bénéficié de cette dynamique de Mai 68 et de tous ces mouvements. Cette libération a profité aux paysans du Larzac. L’effervescence militante a trouvé un point de cristallisation sur le Larzac.
Credits:
AFP - Midi Libre